1905,
il y a cent ans
Au début du siècle dernier,
naissance du nouvel ordre impérialiste
Mis en ligne le 29 avril 2005
Parmi les nombreuses
célébrations qui ont lieu pour l'anniversaire de l'année
1905, plusieurs événements ne seront pas mis en avant alors qu'ils
sont pourtant très significatifs des contradictions explosives qui se
sont développées avec la naissance du nouvel ordre impérialiste.
A travers ces évènements, se réfractent les profondes transformations
sociales et politiques que le développement capitaliste a entraîné.
Ils témoignent des évolutions du rapport de forces entre grandes
puissances en concurrence, entre les vieilles puissances européennes
mais aussi entre elles et de nouvelles puissances en plein essor comme les Etats-Unis
et le Japon.
Ils sont les signes avant-coureurs de la période de guerres et de révolutions
qui va s'ouvrir moins de dix ans plus tard, mettant un terme aux illusions suscitées
par cette période de développement et de mondialisation du capitalisme.
Au début du siècle, la naissance de l'impérialisme, c'est
le thème qu'abordera cet article dans le cadre de la série d'articles
que Débat militant consacrera à l'année 1905.
La crise de Tanger : rivalités des vieilles puissances européennes pour la domination coloniale
En mars 1905, à Tanger au Maroc, l'empereur Guillaume II fait un discours officiel où il parle d'un " Maroc libre qui sera ouvert à la concurrence pacifique de toutes les nations, sans monopole, ni exclusion ". Ce discours est considéré comme inacceptable par le gouvernement français qui s'est attribué le Maroc dans sa zone d'influence. Le ton monte dans la presse cocardière, au Parlement c'est un déluge de propos nationalistes et anti-allemands, on est à deux doigts d'une déclaration de guerre
Cette affaire de
Tanger est un révélateur des tensions qui existent entre les grandes
puissances impérialistes européennes.
En effet, depuis 1880 environ, la conquête de l'Afrique a commencé
surtout emmenée par l'Angleterre et la France. Bismarck qui y a engagé
l'Allemagne avec retard, a voulu imposer des règles. En 1885, s'est tenue
à Berlin une conférence pour réglementer la conquête
africaine, avec en particulier le libre accès commercial aux grands bassins
fluviaux et l'obligation d'occuper effectivement un territoire avant d'en revendiquer
la possession. Aussi à partir de 1885, c'est la " ruée
sur l'Afrique " : Britanniques, Français, Allemands,
Belges, Portugais, Italiens, se lancent à la conquête de l'intérieur
de l'Afrique. En moins de quinze ans, les puissances européennes se partagent
le continent au prix de guerres sanglantes contre les peuples africains et de
nombreux incidents diplomatiques entre elles. La France et l'Angleterre sont
près de se faire la guerre, en 1898, pour le contrôle du petit
village de Fachoda.
Au début du XXème siècle, en Afrique comme en Asie, la
quasi-totalité des territoires a été conquise par les grandes
puissances, essentiellement l'Angleterre et dans une moindre mesure, la France.
Ces vieilles puissances disposent donc d'immenses empires coloniaux qui constituent
pour leurs industriels et leurs banquiers une chasse gardée.
Faute de nouveaux territoires à conquérir, les autres puissances
moins bien servies comme l'Allemagne ne peuvent que chercher à remettre
en cause le partage existant. A partir du début du siècle, les
rivalités et les tensions augmentent entre Etats européens.
D'autant qu'à l'issue de la seconde révolution industrielle, les
rapports de forces économiques ont changé entre les pays européens.
L'Allemagne, qui a réalisé son unité nationale depuis à
peine trente cinq ans, est le pays européen le plus peuplé. Son
industrie est devenue la plus moderne, la plus puissante au détriment
de l'industrie anglaise qui avait dominé le siècle précédent.
L'industrie allemande a un besoin urgent de débouchés pour écouler
sa production métallurgique, pour étendre son commerce, il lui
faut de nouveaux marchés, de nouveaux territoires, des colonies.
C'est le sens du discours de Guillaume II, sur l'indépendance du Maroc ; il s'agit avant tout pour lui de défendre la possibilité pour les trusts allemands de pouvoir faire des affaires avec le Maroc, en contestant le monopole de la France.
A travers de ce qui n'est encore qu'escarmouches diplomatiques entre Etats européens, apparaissent les causes profondes des rivalités inter-impérialistes qui seront à l'origine de la Première guerre mondiale.
La guerre Russo-Japonaise : l'effondrement de l'autocratie russe face à une nouvelle puissance impérialiste : le Japon
En Asie, la guerre
fait rage tout au long de l'année 1905, où s'opposent le Japon
et la Russie.
Engagée depuis la fin du XIXème siècle en Extrême-Orient,
la Russie cherche à occuper la Mandchourie et à élargir
son influence en Corée, où ses intérêts se heurtent
à ceux du Japon. L'échec des négociations entre les deux
États, en 1903, précipite le conflit.
En février 1904, le Japon a détruit la flotte russe en rade de
Port-Arthur.
Nouvelle puissance industrielle, le Japon dispose d'une armée plus moderne
et bien équipée, face à une armée russe en pleine
décrépitude à l'image du régime autocratique tsariste.
L'armée russe essuie défaites sur défaites, à Vladivostok
en août 1904, de Moukden en mars 1905, mais surtout à Tsushima
en mai 1905 qui devient une des plus grandes batailles navales de l'histoire
et un désastre pour la flotte russe.
Le tsar a envoyé une escadre composée de quatre cuirassés
à peine achevés, onze cuirassés et croiseurs anciens ou
hors d'âge, neuf destroyers qui, partis de la Baltique, mettent sept mois
pour contourner l'Afrique, traverser l'océan Indien et la mer de Chine.
Le 27 mai 1905, au large de l'île de Tsushima, cette escadre est attendue
par la flotte japonaise bien plus récente et moderne et qui dispose notamment
de vingt et un torpilleurs. En quelques heures, toute l'escadre russe est coulée
ou capturée, seuls trois bateaux échappent au massacre. Les Russes
comptent 5 000 morts, 6 000 prisonniers et 700 blessés. Les
pertes en hommes et matériels sont minimes côté Japonais.
Vraie bataille de destruction, Tsushima entraîne la suprématie
du Japon en Extrême-Orient. Elle a démontré le rôle
déterminant du torpilleur et de la grosse artillerie, produit direct
de la grande industrie née de la seconde révolution industrielle,
dans le combat naval du début du XXe siècle.
En septembre 1905, la Russie capitule et signe le traité de Portsmouth.
Le Japon y gagne le droit de s'implanter en Corée, en Mandchourie et
d'annexer le sud de l'île de Sakhaline.
Cette guerre est aussi un événement parce que, pour la première
fois dans l'histoire contemporaine de l'Extrême-Orient, c'est la défaite
d'une vieille puissance européenne face à une nouvelle puissance
asiatique.
Le tsarisme sort profondément ébranlé et affaibli par ces cuisantes défaites, qui révèlent tous le parasitisme et l'impuissance de ce régime autocratique qui s'est effondré à la première véritable confrontation armée. La crise politique qui a éclaté en Russie débouche sur la Révolution de 1905.
Les ambitions d'une nouvelle puissance impérialiste : les Etats-Unis
En juillet 1905
est donné le premier coup de pioche de la construction du canal de Panama.
Les Etats-Unis ont obtenu la création d'un Etat autonome sur un territoire
qui dépendait jusque-là de la Colombie, puis sur ce territoire
qu'ils contrôlent, l'autorisation de creuser un canal reliant les Caraïbes
au Pacifique.
En ce début de XXème siècle, les Etats-Unis sont en train
de devenir la première puissance industrielle du monde. Leur industrie
a pu se développer à l'échelle d'un pays de la taille d'un
continent. Leur puissance s'exprime dans de gigantesques chantiers qui ont permis
la construction des lignes ferroviaires sur l'immensité de leur territoire,
et maintenant du canal de Panama qui ne sera inauguré qu'en 1914.
Au tournant du siècle, les Etats-Unis commencent à affirmer leur
nouvelle ambition d'intervenir sur la scène internationale et leurs intérêts
se heurtent aux vieux empires coloniaux des puissances européennes sur
le déclin, notamment l'Espagne en Amérique latine.
Ainsi en 1898, les Etats-Unis sont entrés en guerre contre l'Espagne,
soit-disant pour aider Cuba et les Philippines à gagner leur indépendance.
En quelques années, l'énorme machine industrielle des Etats-Unis
leur a permis de se constituer une puissante marine de guerre.
Leur force économique et militaire leur permet de se faire les champions
de l'anti-colonialisme au nom de la liberté des peuples et surtout de
la liberté pour leurs marchandises et leurs capitaux de s'investir où
ils veulent, et notamment en Amérique du Sud. Ils sont contre les chasses
gardées des colonies des puissances européennes car se sont autant
de possibilités de se constituer de nouveaux marchés qui leur
échappent.
Cette guerre contre l'Espagne marque le début de l'interventionnisme
des États-Unis en Amérique latine. Cuba est occupée militairement
avant de devenir un protectorat déguisé. En juin 1901, l'amendement
Platt inscrit dans la Constitution cubaine un droit d'ingérence nord-américain
qui ne disparaîtra qu'avec la révolution castriste de 1959. La
défaite de l'Espagne permet aussi aux Etats-Unis de mettre le pied aux
Philippines, où, là aussi, sous le prétexte d'aider le
peuple philippin à se libérer du colonialisme, les armées
américaines débarquent et occupent militairement le pays.
Affichant cette ambition des Etats-Unis d'intervenir à l'échelle
du monde, le président Roosevelt déclare dans sa campagne électorale
en décembre 1904 : " les Etats-Unis assureront eux-mêmes
le contrôle de leurs intérêts et ceux de leurs ressortissants
dans les Républiques latino-américaines pour les forcer dans les
cas flagrants où ils se trouvent confrontés à telle mauvaise
conduite ou à telle impuissance, à exercer quelle que soit leur
répugnance à le faire, un pouvoir international de police. ".
Déjà première puissance économique, mais dans un monde encore dominé par les vieilles puissances impérialistes européennes et leurs empires coloniaux, les Etats-Unis donneront toute la mesure de leur force dans les deux guerres mondiales à travers lesquelles les nouveaux rapports de forces impérialistes vont s'écrire.
1905, avec l'essor de l'impérialisme un monde en pleine transformation qui prépare les conditions d'une confrontation impérialiste généralisée
A travers ces rivalités diplomatiques entre vieux Etats européens, ces guerres témoignant de l'émergence de nouvelles puissances, de nouveaux rapports de forces se mettent en place. Ils sont la conséquence de la transformation au tournant du siècle du capitalisme qui a abouti à l'impérialisme.
En effet, en 1905, le monde sort d'une grande dépression économique qui, commencée en 1873, a duré près de 20 ans. Cette profonde crise a entraîné une accélération des transformations sociales et économiques du capitalisme. Le capitalisme de libre concurrence née de la première révolution industrielle de la fin du XVIIIème siècle et du début du XIXème siècle, laisse la place à un capitalisme des monopoles dominé par le capital financier sur la base d'une deuxième révolution industrielle, qui bouleverse toute la société.
S'ouvre l'ère
de l'électricité qui remplace le charbon comme source d'énergie.
Le moteur électrique, l'ampoule, trouvent rapidement une multitude d'utilisation
dans l'industrie comme dans toute la vie sociale. L'acier et de nouveaux alliages
remplacent de plus en plus le fer.
Bientôt aussi, l'industrie chimique se développe ouvrant la voie
à l'utilisation du pétrole. L'extension du chemin de fer dans
le monde entier, la construction du métro dans les grandes villes, le
début de l'essor de l'automobile, l'apparition des premiers avions, bouleversent
toute la société.
La grande production en série commence et l'on parle de consommation
de masse. En 1903, Taylor publie le livre dans lequel il définit les
principes du "taylorisme", la rationalisation scientifique du travail
de l'ouvrier devenu l'annexe de la machine à laquelle il est soumis.
" La meilleure organisation du travail est une véritable
science fondée sur des règles, des lois, des principes bien définis "
écrit-il. Dans cette continuité, en 1908, Ford lancera la production
en série de la Ford T, il veut rationaliser la production à
grande échelle et donc à faible coût pour permettre, prétend-il,
aux ouvriers de consommer les biens qu'ils produisent garantissant ainsi un
marché à l'industrie.
Cette utilisation
à grande échelle des progrès technologiques dans l'industrie
n'a pu se faire que sur la base d'une concentration sans précédent
de la production qui, à travers la crise, a donné naissance aux
premiers grands trusts comme Standard Oil de Rockefeller en 1900.
Cette concentration de la production a abouti à la formation de situations
de monopoles, quelques industries contrôlant tout un secteur de la production ;
ainsi l'US Steel produit, en 1901, 66,3 % de l'acier des Etats-Unis. Ce
phénomène de concentration touche aussi les banques qui commencent
à prendre une place déterminante. Ainsi en 1909, 83 % de
l'ensemble du capital bancaire allemand est entre les mains de neuf banques
berlinoises (et des banques qu'elles contrôlent...).
Sur la base de cette concentration, les banques fusionnent avec le capital industriel en investissant massivement dans la production. Banques et industries ne font qu'une en s'unissant dans de vastes projets. De cette union, naît une oligarchie financière qui concentre entre ses mains des masses de capitaux qui s'investissent autant dans les projets industriels que dans les prêts aux Etats. C'est la naissance des immenses empires financiers, comme aux Etats-Unis, ceux de Morgan et de Rockefeller, fusion de la banque et de l'industrie.
C'est cet essor du capital financier perpétuellement à la recherche de nouveaux investissements pour en tirer le meilleur taux de profit qui pousse les différents Etats à ouvrir de nouveaux marchés y compris par la conquête militaire. C'est à l'échelle du globe que les grandes puissances vont entrer en rivalité pour la domination du marché et pour le partage territorial du monde en Empires coloniaux, en zones d'influences.
L'impérialisme, comme le décrira en 1916 Lénine, c'est la politique de ce capital financier qui se soumet les Etats, quelle que soit leur forme politique, pour mettre leur gouvernement et leurs armées au service de sa lutte pour augmenter sa part du marché mondial.
Aussi loin de résoudre
les contradictions inhérentes à l'économie capitaliste
qui avaient conduit à la grande dépression de 1873, cette nouvelle
phase d'expansion n'a fait que porter à une échelle plus grande
encore le conflit entre le formidable développement des sciences, de
la technique, de l'industrie et donc de la production industrielle et le cadre
étroit de la propriété privée. Avec l'essor sans
précédent des échanges internationaux, c'est la contradiction
entre la mondialisation de l'économie capitaliste et le cadre étroit
des Etats nationaux et des intérêts privés qui s'accentue.
Dès 1905, on assiste ainsi à une montée des tensions entre
les grandes puissances, entre les vieilles puissances européennes qui
sont aussi confrontées à de nouvelles puissances comme les Etats-Unis
et le Japon, pour le contrôle des marchés et la domination du monde.
Le développement même du capitalisme à l'époque impérialiste, en généralisant les rapports capitalistes à l'échelle du monde, à travers la création des Empires coloniaux, a entraîné une exacerbation sans précédent de la concurrence qui a conduit les classes dominantes à un état d'hystérie guerrière.
Ainsi, en 1905, éclatent les premiers signes des rivalités inter-impérialistes sur la base de nouveaux rapports de forces économiques et politiques qui aboutiront à une période de conflits armés à l'échelle du monde. Les mécanismes sont en marche pour l'explosion de ces contradictions impérialistes : militarisme, nationalisme exacerbé, censure de la démocratie, deviennent les traits dominants des puissances impérialistes qui se préparent à une remise en cause généralisée du partage du monde.
C. Meno