1905, il y a cent ans…

La CGT, entre première expérience de grève générale
et adoption de la Charte d'Amiens

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Mis en ligne le 1er décembre 2005


Le désarroi est sérieux dans les rangs syndicaux, les interrogations nombreuses. Dans la situation d'urgence actuelle, les directions confédérales n'apportent aucune réponse pouvant satisfaire les militants soucieux d'organiser les salariés pour se défendre contre l'offensive patronale et gouvernementale. Au contraire, depuis longtemps intégrées au système, elles se situent en accompagnement du pouvoir, incapables de la moindre indépendance, voire comme des forces désorganisatrices.
Beaucoup de militants s'interrogent. Quel syndicalisme pour aujourd'hui ? Comment reconstruire des organisations de la classe ouvrière indépendantes, pour les luttes ? Comment maintenir ou redonner vie à une conscience de classe ? C'est avec ces questions en tête qu'il est utile de revenir aux années du début du siècle dernier, dans cette période où les travailleurs construisaient leurs premières organisations de masse, comme la CGT, en toute indépendance de la bourgeoisie. Il s'agissait pour eux de bâtir une organisation de lutte pour conquérir des droits sociaux et démocratiques, le droit à l'existence comme êtres humains à part pleine et entière, pour conquérir leur émancipation.
En 1905, la CGT entre dans sa dixième année, elle se lance dans sa première grande expérience de grève générale et prépare le congrès d'Amiens (1906) où elle adoptera la célèbre Charte qui formule les conceptions du syndicalisme révolutionnaire lié au courant anarchiste. Il y a pour les militants d'aujourd'hui beaucoup à apprendre de cette période sur les questions de la construction d'une organisation indépendante et des rapports militants. Les problèmes politiques que ces militants ont eu à résoudre apportent un éclairage utile sur les questions de la grève générale et du rapport entre grève et révolution, et aussi sur le problème de l'Etat et du pouvoir, des rapports entre politique et syndicalisme. Questions militantes qui sont pleinement d'actualité.

Al'origine de la CGT, l'énergie et la détermination pour reconstruire un mouvement ouvrier qui réponde aux tâches d'une nouvelle période
Avec l'écrasement de la Commune, en juin 1871, qui fit des dizaines de milliers de morts, c'est la fin d'une période du mouvement ouvrier. Thiers se réjouit : " L'ordre, la justice, la civilisation ont enfin emporté la victoire… Le sol est jonché de leurs cadavres ; ce spectacle affreux servira de leçon ". La bourgeoisie croit en avoir terminé avec cette classe ouvrière qui, tout au long du 19ème siècle, s'est affirmée par la révolution, les insurrections, imposant ses droits, gagnant son indépendance vis-à-vis des républicains bourgeois, allant jusqu'à construire l'ébauche d'un nouveau pouvoir, l'Etat-commune.
Avec la Commune, une période s'achève. Les années qui suivent connaissent un développement économique important, basé sur les progrès de l'industrie. L'ensemble de la production industrielle double entre 1870 et 1910, la production de charbon triple, celle d'acier est multipliée par 40. Avec l'essor de la production, la classe ouvrière industrielle augmente et représente, en 1910, 33 % de la population active. L'organisation du travail est transformée. Il y a plus de grandes usines, de grandes concentrations, notamment dans les mines et la métallurgie, alors que dans la période précédente, l'immense majorité des ouvriers sont employés par un patron-artisan avec moins de 5 salariés.
Cette industrialisation s'accompagne de l'extension du pillage impérialiste. Pour répondre à la crise qui frappe l'ensemble du capitalisme en 1873, les bourgeoisies durcissent l'exploitation et exportent la crise vers les colonies. Jules Ferry explique cyniquement " Les colonies sont pour les pays riches un placement de capitaux des plus avantageux (...) Mais la question coloniale, c'est aussi la question des débouchés. (...) ". En même temps que l'exploitation des peuples d'Afrique et d'Asie, la 3ème République, née sur les cendres de la Commune, impose son encadrement répressif à la classe ouvrière. Les horaires de travail restent très élevés. En 1872, à Marseille, on relève des journées de 12 à 13 heures pour des enfants de 9 ans. En 1882, le Sénat repousse une loi limitant le travail des femmes à 10 heures. Jusqu'en 1914, dans l'industrie, les journées de travail de plus de 12 heures pour les hommes sont courantes.
En réaction à la dureté de l'exploitation, le mouvement ouvrier connaît une renaissance. Pour la nouvelle génération ouvrière, plus nombreuse et plus concentrée, le problème de la lutte se pose différemment que pour les générations précédentes. Surtout, pour bien des travailleurs, l'insurrection, la politique des barricades qui a marqué le 19ème siècle, apparaît comme une impasse conduisant inévitablement au massacre. La conception issue du blanquisme de petits groupes clandestins préparant le renversement du pouvoir, comme celle issue du proudhonisme des coopératives ouvrières, ne correspondent plus à la situation. Les nouvelles organisations ouvrières restent clandestines, du fait de la répression patronale, mais ce sont des cadres plus larges, organisant les salariés en fonction de leur travail, pour lutter contre la concurrence entretenue par les patrons : des syndicats.
Dès la fin des années 1870, plusieurs congrès ouvriers se tiennent à l'initiative de militants politiques des différents courants socialistes et de militants syndicaux, réunis par la volonté de reconstruire des organisations ouvrières, mettant en place un mutualisme d'entraide, et affirmant la nécessité de l'indépendance contre la bourgeoisie.
Ce développement se poursuit dans les années 1880 et 1890, avec de nombreuses grèves, comme à Anzin, Decazeville ou à Fourmies, grèves le plus souvent réprimées dans le sang. Ce n'est plus seulement le prolétariat de Paris ou des grandes agglomérations qui est à la pointe de la lutte, comme dans les décennies précédentes. Ce sont de nouvelles générations de travailleurs, concentrés dans les centres miniers, les usines, y compris en province. " Entre 1895 et 1899, 35 % des grévistes appartiennent à la grande industrie (textile, métallurgie, mines). " (d'après G. Noiriel, Les ouvriers dans la société française). Entre 1870 et 1879, il y a 80 grèves en moyenne par an. Entre 1880 et 1899, on passe à 200 puis 470 grèves par an, totalisant jusqu'à 1,4 millions de journées de grève, en majorité pour les salaires (d'après S. Sirot, La grève en France).
Ces luttes imposeront à l'Etat de reconnaître l'existence légale des syndicats (loi du 21 mars 1884). Le courant anarcho-syndicaliste, hostile à juste titre à tout encadrement institutionnel des libertés ouvrières, dénonça cette réglementation… qui imposait de donner aux Préfectures les noms des responsables syndicaux !
Cette période voit aussi se renforcer les méfiances des militants anarcho-syndicalistes à l'encontre des socialistes, d'autant que Jules Guesde, représentant du courant socialiste le plus radical, fait une proposition de loi réglementant le droit de grève (vote à bulletin secret, puis si la grève est majoritaire, elle devient obligatoire pour tous…). Et que de son côté, Millerand proposera dans les années 1890, des systèmes d'arbitrage paritaire en cas de conflit ( E. Dolléans, Histoire du mouvement ouvrier).
Le syndicalisme révolutionnaire englobe alors dans une même méfiance l'Etat et les partis politiques, les gouvernements radicaux et la législation sociale cherchant à asservir le mouvement ouvrier.
C'est ce qu'exprime Emile Pouget, militant anarcho-syndicaliste : " Tabler sur des trucs légaux pour se tirer de la mistoufle est aussi illusoire que de réclamer l'appui d'une crapule contre son associé. Le gouvernement est, forcément, l'ami des exploiteurs : ils sont indispensables l'un à l'autre. … Élire un député, ce n'est pas choisir un représentant : c'est tout bêtement se fiche un maître sur le râble. … Il n'y aura de véritable jubilation pour le populo que le jour où, grâce à un faramineux coup de collier, la Société sera échenillée de la vermine étatiste et patronale et où la terre sera rendue aux paysans, l'usine aux prolos, la mine aux mineurs. … Faisons nos affaires nous-mêmes et garons-nous des intermédiaires. " (extraits de l'Almanach du Père peinard).
Le développement des chambres syndicales de métiers (1881, 500 syndicats ; 1895, 2163 syndicats) débouche sur une Fédération nationale des syndicats qui tient son premier congrès en 1886. A son 3ème congrès, au Bouscat en 1888, deux résolutions affirment l'indépendance du mouvement ouvrier " Le congrès engage les travailleurs à se séparer nettement des politiciens qui les trompent " ; et le rôle de la grève : " la grève partielle ne peut être qu'un moyen d'agitation et d'organisation … seule, la grève générale, c'est-à-dire la cessation complète de tout travail, ou la révolution, peut entraîner les travailleurs vers leur émancipation ".
Dans le même temps, des militants prennent en main l'organisation de Bourses du travail locales, pour regrouper les salariés dans un cadre interprofessionnel. Ils répondent au besoin d'unité et de solidarité qui traverse l'ensemble de la classe ouvrière, et qui sont une réponse aux divisions du courant socialiste, déjà éclatés en plusieurs courants. C'est le combat notamment de Fernand Pelloutier, jeune militant issu des classes moyennes, qui consacra sa courte vie à organiser et développer les Bourses, pour lutter contre la concurrence entre les ouvriers, apporter éducation et formation, à travers des cours, des bibliothèques. C'était une contre-société que Pelloutier voulait mettre en place pour permettre l'affirmation d'une classe fière et libre : " S'étonnera-t-on d'apprendre que les Bourses du travail ne se considèrent pas seulement comme un instrument de lutte contre le capital, mais qu'elles ambitionnent un rôle plus élevé dans la formation de l'état social futur … admirez cette organisation syndicale et coopérative qui chaque jour s'étend et embrasse de nouvelles catégories de producteurs … cette intervention toujours croissante… Ce sera sans doute, dans ces Bourses du travail ou dans des organismes semblables, mais ouverts à tout ce qui pense et agit, que les hommes se rencontreront pour chercher en commun les moyens de discipliner les forces naturelles et de les faire servir au bien-être humain ", écrit-il pour conclure son Histoire des Bourses du travail.
Cette période de renaissance du mouvement ouvrier révèle à quel point ces militants avaient une vision large et des perspectives illimitées pour l'émancipation des travailleurs et de toute l'humanité.

La question de la grève générale

1895 fut une étape importante de ce développement, avec la fondation de la CGT, par la fusion de la Fédération nationale des syndicats et des Bourses du travail. Le congrès de Limoges réunit les délégués de vingt-huit fédérations, de dix-huit Bourses du travail et de cent vingt-six syndicats non fédérés. Un vaste chemin a été accompli depuis l'écrasement de la Commune : la volonté de construire un mouvement de masse s'est imposée comme l'évidence. Les débats aboutissent à l'affirmation de perspectives et de moyens d'action de classe et révolutionnaires (le congrès réaffirme l'émancipation par la grève générale). En même temps, le rejet de la politique amène le congrès de Limoges à se prononcer pour que la lutte soit menée sur le seul terrain économique. Les bases anarcho-syndicalistes qui seront reformulées dans la Charte d'Amiens en 1906 sont posées.
Dans cette période de recomposition, l'ensemble du mouvement ouvrier est traversé par le débat réforme ou révolution. Le réformisme apparaît comme la justification de l'arrivisme de ceux qui prennent de plus en plus de place dans les institutions, jusqu'à la première participation gouvernementale d'un socialiste, Millerand en 1899. Mais le courant révolutionnaire n'a pas de réponse claire à la question du pouvoir. Si les barricades ont fait leur temps, s'il n'est pas question de participation gouvernementale, comment prendre le pouvoir pour l'émancipation ouvrière ? L'arme de la grève a montré sa puissance, sa capacité à entraîner de larges fractions ouvrières, l'idée de la grève générale apparaît pour un grand nombre de militants comme la solution.
En 1895, Pelloutier écrit une brochure, Qu'est-ce que la grève générale ? où plusieurs ouvriers dialoguent :
" 2ème ouvrier. - … Au lieu de mettre en présence, comme la révolution classique, 30 000 insurgés et 200 000 soldats, … la Grève générale mettrait en présence : ici 200 000 ouvriers contre 10 000 soldats ; là 10 000 contre 500 ; … Saisis-tu la différence ?... Et que de ressources pour les grévistes ! Arrêt des transports, suppression de l'éclairage public, impossibilité de ravitailler les grands centres...
4ème ouvrier. - C'est que la grève générale devant être une révolution de partout et de nulle part, la prise de possession des instruments de production devant s'y opérer par quartier, par rue, par maison, pour ainsi dire, plus de constitution possible d'un " gouvernement insurrectionnel ", d'une " dictature prolétarienne " ; plus de " foyer " à l'émeute, plus de centre à la résistance…
1er ouvrier. - Oui, tout cela est beau... mais à condition que ça arrive, sans quoi la grève générale ressemblerait à la jument qui avait toutes les qualités, mais qui était morte. Comment décideras-tu les travailleurs à faire cette grève ? "
La grève générale devient alors un mythe, celui des " bras croisés " pour transformer la société, ce qui évite le problème de la prise du pouvoir.
Face à ce raisonnement, Guesde apporte des réponses : " Si nous sommes obligés d'écarter, comme un mirage trompeur, la grève générale qui hypnotise le citoyen Pelloutier et d'autres avec lui, c'est qu'elle serait plus longue encore que le suffrage universel à nous conduire au but. … Ah ! certes, non, le Parti ouvrier n'ajournera pas à cette époque aussi lointaine qu'indéterminable la sortie de l'enfer social. … Loin de " répudier le moyen révolutionnaire ", citoyen Pelloutier, nous l'avons toujours donné comme inévitable, parce que l'histoire nous a appris qu'il n'y en avait pas d'autre…. Il n'y en a et il n'y en a jamais eu qu'un seul. C'est l'Etat arraché à la classe privilégiée et devenant entre les mains de la classe sujette l'instrument de sa rédemption et de la transformation sociale." (Grève générale, réponse ouverte dans Le Socialiste, 16 octobre 1892). Réponse formaliste qui, écartant la grève générale au nom de l'action révolutionnaire, ne fait plus le lien entre la mobilisation massive des salariés dans la grève et l'action politique contre l'Etat. Conçue ainsi, l'action politique révolutionnaire apparaît finalement extérieure à la lutte réelle des travailleurs… donnant du crédit aux thèses anti-politiques des anarcho-syndicalistes.

1905-1906 : la CGT et l'expérience de la grève générale

Les 10 années qui suivent le congrès de 1895 sont celles d'un fort développement du mouvement ouvrier et de la CGT. Celle-ci franchit des étapes importantes, notamment sur les questions d'organisation et de structuration, avec la difficulté de coordonner les fédérations de métiers et les organisations locales. Le congrès de Montpellier en 1902 sera presque entièrement consacré à ces problèmes. Il s'y met en place la structuration avec les unions locales et départementales. Le visage moderne d'une réelle confédération se dessine.
A la tête de la confédération, on retrouve Emile Pouget, " le père peinard ", militant depuis 1880, anarchiste, préoccupé d'une vision d'ensemble, de resituer le combat syndical quotidien dans une perspective d'émancipation. Il défend aussi le sabotage organisé et collectif, adopté à plusieurs reprises comme moyen d'action dans les congrès de la CGT, qui doit se retourner contre le patron et jamais contre l'usager. Ce moyen de lutte fut utilisé par exemple par les garçons coiffeurs parisiens entre 1902 et 1906 pour obtenir un jour de repos hebdomadaire avant que ce soit imposé par la loi (Le sabotage, édition Mille et Une Nuits). Il met toute son expérience à convaincre la jeune CGT que " s'il ne suffisait que de souffler sur la vieille société pour l'abattre, ce serait vraiment trop commode. Nous méprendre sur la grandeur de l'effort indispensable, c'est nous préparer de cruelles désillusions. La révolution sociale ne s'accomplira pas sans que soit nécessaire un formidable effort " (dans La Voix du peuple, 1er mai 1904).
A ses côtés, le jeune Victor Griffuelhes, trimardeur devenu ouvrier, proche du courant blanquiste, délégué syndical énergique à 25 ans, puis de sa fédération, et secrétaire général de la CGT à 27 ! Pierre Monatte raconte que " dès qu'une grève éclatait, Griffuelhes arrivait sur les lieux ; en quelques heures, il avait démêlé la situation dans laquelle 'nous barbotions' " (d'après E. Dolléans, Histoire du mouvement ouvrier). Méfiant vis-à-vis des théories, il ne croit pas qu'un programme soit utile. Pour lui, la classe ouvrière franchit " naturellement " les étapes pas après pas : " il y a à nos yeux une pratique journalière qui va chaque jour grandissant jusqu'au moment où elle se transformera en une conflagration que nous dénommons grève générale et qui sera la révolution sociale " (conférence du 29 juillet 1904).
En 1904, Pouget convainc la CGT d'organiser une vaste campagne pour la journée de 8 heures de travail, s'inspirant de l'expérience de la lutte de 1886 des ouvriers de Chicago. Il faut passer de " l'affirmation théorique à la pratique agissante ". Pour lui, " l'amélioration arrachée aux privilégiés est proportionnelle à la conscience des travailleurs à leur degré de cohésion " et en retour, " les pas en avant, les victoires transitoires sont un réconfort pour des besognes plus décidées ", d'où l'importance d'une telle campagne sur une mesure immédiate, qui permettra aux travailleurs de mener une large bataille d'opinion, de faire l'expérience de leur force collective, et fera progresser la conscience commune du mouvement ouvrier.
La date du 1er mai 1906 est retenue : après la 8ème heure de travail, les ouvriers seront appelés à quitter les usines et les ateliers. L'année 1905 sera consacrée à beaucoup de préparation. Pour la première fois, la CGT utilisera des moyens très larges d'agitation, avec notamment des centaines de milliers d'affiches. Griffuelhes, à ce moment explique : " Il suffirait qu'au 1er Mai, un fort mouvement se produisît sans trop de résultats appréciables pour que l'on se montre satisfait. Ce serait la première fois qu'un parti, en France, aurait pu poursuivre pendant dix-huit mois, une agitation et une propagande capables de mettre debout un nombre considérable de travailleurs. Ce serait la démonstration de notre force. "
A l'approche du 1er mai, le pouvoir panique.
D'autant que le 10 mars, dans les mines de Courrières, une explosion a enseveli près de 1200 mineurs. Depuis des semaines, le syndicat dénonce la forte présence de grisou. Clemenceau, ministre de l'Intérieur, répand la thèse de l'accident imprévisible, tandis que les ingénieurs arrêtent au plus tôt les opérations de sauvetage pour faire reprendre l'extraction. 50 000 mineurs leur répondent par la grève, reprenant le mot d'ordre de la CGT " 8 francs - 8 heures ". 20 jours, puis 35 jours après l'explosion, des survivants ressortent, révélant les choix criminels de la compagnie. La grève redouble alors dans des affrontements, mais ne réussit pas à s'étendre, elle s'épuise et s'arrête début mai.
Toute l'opinion est frappée par ces événements et le pouvoir redoute une explosion généralisée. Clemenceau prépare la répression du 1er Mai. Des milliers de policiers sont concentrés dans Paris. Les bureaux de la CGT sont perquisitionnés. Griffuelhes est arrêté le 30 avril. A Paris et dans quelques villes, les manifestations sont assez importantes. A Paris, Clemenceau fait charger la cavalerie, il y a 800 arrestations dans la journée, deux morts. Le 2 mai, des salariés poursuivent la grève, ils sont jusqu'à 150 000.
Finalement, le mouvement pour les 8 heures échoue. Mais, comme l'avaient envisagé Pouget et Griffuelhes eux-mêmes, c'est un " succès moral " pour les travailleurs… qui se répercuta d'ailleurs dans les élections du même mois, au profit des candidats socialistes. Luquet, secrétaire de la fédération des coiffeurs, peut écrire quelques mois après : " Le résultat matériel le plus tangible de la campagne qui, durant 18 mois, a maintenu la classe ouvrière en haleine pour la mettre debout au 1er Mai dernier est, sans contredit, la conquête du Repos hebdomadaire " (loi du 13 juillet 1906).
Le congrès d'Amiens (8-16 octobre 1906) analysera dans son rapport que : " La manifestation fut imposante. Les travailleurs y participèrent nombreux. Il serait difficile d'en indiquer le nombre. Ce qui est à retenir, c'est que jamais semblable effervescence ne s'était produite. La classe ouvrière, sous l'impulsion des organisations ouvrières actives, se levait pour réclamer plus de repos et plus de loisirs. Disons-le : les événements du jour et ceux qui suivirent allaient étonner et surprendre bien des camarades... ".
C'est à ce congrès que fut adoptée (Pour 830 - Contre 8 - Blanc 1) la fameuse Charte qui reformule l'ensemble de l'expérience anarcho-syndicaliste. Dans la lutte de classe cantonnée au " terrain économique ", elle réaffirme la " double besogne " syndicale : " l'oeuvre revendicatrice quotidienne, la coordination des efforts ouvriers, l'accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d'améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l'augmentation des salaires " et " l'émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l'expropriation capitaliste ". Elle se dégage " de toute école politique " et demande aux syndiqués " de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu'il professe au dehors ".

Des limites qui indiquent les voies de leur dépassement

La Charte d'Amiens exprime bien les limites de l'ensemble du mouvement syndicaliste révolutionnaire, des limites auxquelles l'ensemble du mouvement ouvrier est confronté. L'articulation entre la grève générale, la luttes des salariés, et la prise du pouvoir sont au cœur des préoccupations des militants révolutionnaires. En Allemagne, comme en France, un courant réformiste prétend tirer du marxisme l'idée que les intérêts ouvriers sont conciliables avec la participation gouvernementale, avec une arrivée paisible au pouvoir par les élections, sans remettre en cause l'Etat de la bourgeoisie, niant toutes les leçons tirées par Marx et Engels de la Commune de Paris. En réaction, le courant anarchiste, rejette le problème, limitant de façon artificielle la lutte des ouvriers au seul terrain économique.
Ce sont finalement les ouvriers russes, avec la révolution de 1905, qui font la démonstration que les questions politiques et économiques sont inséparables dans la lutte de classe. La classe ouvrière russe, confrontée au pouvoir dictatorial du tsar, a été amenée à pousser au plus haut niveau sa lutte de classe, de la grève jusqu'à l'insurrection. Trotsky écrit : " La grève politique générale fut l'arme principale du soviet. … Bien que la propriété des moyens de production soit restée comme précédemment entre les mains des capitalistes et de l'Etat, bien que le pouvoir gouvernemental soit demeuré entre les mains des bureaucrates, ce fut le soviet qui disposa des ressources nationales de production et des moyens de communication… Et ce fut ce pouvoir qu'eut le soviet, et qui se manifesta par des faits, de paralyser l'économie et d'introduire l'anarchie dans l'existence de l'Etat, qui fit de lui précisément ce qu'il fut. " (1905)
Rosa Luxembourg, dans Grève de masse, parti et syndicat, s'appuie sur la dynamique réelle du mouvement de grève, des grèves locales à la grève générale, des journées de luttes pour les salaires, à celles revendiquant les droits démocratiques, pour montrer comment la grève, même économique, prend un contenu politique : " La grève de masse n'est que la forme revêtue par la lutte révolutionnaire … Elle est la pulsation vivante de la Révolution et en même temps son plus puissant ressort. En un mot, la grève de masse, telle que nous la montre la Révolution russe, n'est pas un moyen ingénieux, inventé pour donner plus de force à la lutte prolétarienne ; elle est le mode de mouvement de la masse prolétarienne, la forme de manifestation de la lutte prolétarienne dans la Révolution. "

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Faute de n'avoir pas su tirer de l'expérience de sa propre activité pratique comme de celle de la révolution russe la nécessité de formuler une politique liant les luttes immédiates à la question politique, c'est-à-dire à la question de la prise du pouvoir, le mouvement ouvrier restera sur des conceptions réformistes. " La double besogne ", défense des intérêts immédiats et lutte pour l'émancipation ne feront pas leur unité. L'action syndicale restera opposée à l'action politique.
Le mouvement ascendant des mobilisations marquant le pas, les faiblesses politiques de l'anarcho-syndicalisme paralyse la CGT. Une crise s'ouvre. Pouget et Griffuelhes s'éloignent. Jouhaux devient secrétaire confédéral en 1909. Il le restera jusqu'en 1947 ! A travers sa personne et son orientation, l'anarcho-syndicalisme se mue en politique réformiste.
La force des militants qui avait construit le développement du mouvement ouvrier autour d'une perspective de lutte de classe se trouve désarmée par les limites mêmes de leur conception.
Renoncer à la question politique, c'était accepter le cadre social imposé par la bourgeoisie, au risque de laisser le terrain libre à une logique réformiste. De son côté, le courant socialiste, connaissant une évolution parallèle, faisait de la question politique une préoccupation parlementaire, dont les progrès se mesuraient aux nombres de sièges à l'Assemblée. Cette évolution dépossède la classe ouvrière de la question politique, elle est cantonnée au seul terrain économique, dans les limites mêmes du système.
Cette crise laissera l'ensemble du mouvement ouvrier désarmé face à la guerre impérialiste qui s'annonce. La tactique de la grève générale devient l'ombre d'elle-même, objet de résolutions à répétition dans les congrès syndicaux et socialistes, comme remède miracle pour empêcher la guerre. En 1914, les directions de la CGT et de la SFIO sont emportées par la vague chauvine et rejoignent l'union sacrée. Jouhaux, accepte " à titre personnel " d'être nommé commissaire à la Nation un mois après le début de la guerre, tandis que Guesde devient ministre.
Mais la tradition de la lutte de classe n'est pas étouffée. Ce sera des rangs de la CGT que viendront les militants qui dépasseront les limites de l'anarcho-syndicalisme, pour maintenir pendant la guerre un courant internationaliste, et la dynamique portée par la révolution de 1917 qui donnera naissance au Parti communiste, ouvrant une nouvelle période du mouvement ouvrier.

Franck Coleman