1905, il y a cent ans
La
CGT, entre première expérience de grève générale
et adoption de la Charte d'Amiens
Mis en ligne le 1er décembre 2005
Le désarroi est sérieux dans les rangs syndicaux, les interrogations
nombreuses. Dans la situation d'urgence actuelle, les directions confédérales
n'apportent aucune réponse pouvant satisfaire les militants soucieux
d'organiser les salariés pour se défendre contre l'offensive
patronale et gouvernementale. Au contraire, depuis longtemps intégrées
au système, elles se situent en accompagnement du pouvoir, incapables
de la moindre indépendance, voire comme des forces désorganisatrices.
Beaucoup de militants s'interrogent. Quel syndicalisme pour aujourd'hui ?
Comment reconstruire des organisations de la classe ouvrière indépendantes,
pour les luttes ? Comment maintenir ou redonner vie à une conscience
de classe ? C'est avec ces questions en tête qu'il est utile de revenir
aux années du début du siècle dernier, dans cette période
où les travailleurs construisaient leurs premières organisations
de masse, comme la CGT, en toute indépendance de la bourgeoisie. Il
s'agissait pour eux de bâtir une organisation de lutte pour conquérir
des droits sociaux et démocratiques, le droit à l'existence
comme êtres humains à part pleine et entière, pour conquérir
leur émancipation.
En 1905, la CGT entre dans sa dixième année, elle se lance dans
sa première grande expérience de grève générale
et prépare le congrès d'Amiens (1906) où elle adoptera
la célèbre Charte qui formule les conceptions du syndicalisme
révolutionnaire lié au courant anarchiste. Il y a pour les militants
d'aujourd'hui beaucoup à apprendre de cette période sur les
questions de la construction d'une organisation indépendante et des
rapports militants. Les problèmes politiques que ces militants ont
eu à résoudre apportent un éclairage utile sur les questions
de la grève générale et du rapport entre grève
et révolution, et aussi sur le problème de l'Etat et du pouvoir,
des rapports entre politique et syndicalisme. Questions militantes qui sont
pleinement d'actualité.
La
question de la grève générale
1895 fut une
étape importante de ce développement, avec la fondation de la
CGT, par la fusion de la Fédération nationale des syndicats
et des Bourses du travail. Le congrès de Limoges réunit les
délégués de vingt-huit fédérations, de
dix-huit Bourses du travail et de cent vingt-six syndicats non fédérés.
Un vaste chemin a été accompli depuis l'écrasement de
la Commune : la volonté de construire un mouvement de masse s'est imposée
comme l'évidence. Les débats aboutissent à l'affirmation
de perspectives et de moyens d'action de classe et révolutionnaires
(le congrès réaffirme l'émancipation par la grève
générale). En même temps, le rejet de la politique amène
le congrès de Limoges à se prononcer pour que la lutte soit
menée sur le seul terrain économique. Les bases anarcho-syndicalistes
qui seront reformulées dans la Charte d'Amiens en 1906 sont posées.
Dans cette période de recomposition, l'ensemble du mouvement ouvrier
est traversé par le débat réforme ou révolution.
Le réformisme apparaît comme la justification de l'arrivisme
de ceux qui prennent de plus en plus de place dans les institutions, jusqu'à
la première participation gouvernementale d'un socialiste, Millerand
en 1899. Mais le courant révolutionnaire n'a pas de réponse
claire à la question du pouvoir. Si les barricades ont fait leur temps,
s'il n'est pas question de participation gouvernementale, comment prendre
le pouvoir pour l'émancipation ouvrière ? L'arme de la grève
a montré sa puissance, sa capacité à entraîner
de larges fractions ouvrières, l'idée de la grève générale
apparaît pour un grand nombre de militants comme la solution.
En 1895, Pelloutier écrit une brochure, Qu'est-ce que la grève
générale ? où plusieurs ouvriers dialoguent :
" 2ème ouvrier. -
Au lieu de mettre en présence,
comme la révolution classique, 30 000 insurgés et 200 000 soldats,
la Grève générale mettrait en présence
: ici 200 000 ouvriers contre 10 000 soldats ; là 10 000 contre 500
;
Saisis-tu la différence ?... Et que de ressources pour les
grévistes ! Arrêt des transports, suppression de l'éclairage
public, impossibilité de ravitailler les grands centres...
4ème ouvrier. - C'est que la grève générale devant
être une révolution de partout et de nulle part, la prise de
possession des instruments de production devant s'y opérer par quartier,
par rue, par maison, pour ainsi dire, plus de constitution possible d'un "
gouvernement insurrectionnel ", d'une " dictature prolétarienne
" ; plus de " foyer " à l'émeute, plus de centre
à la résistance
1er ouvrier. - Oui, tout cela est beau... mais à condition que ça
arrive, sans quoi la grève générale ressemblerait à
la jument qui avait toutes les qualités, mais qui était morte.
Comment décideras-tu les travailleurs à faire cette grève
? "
La grève générale devient alors un mythe, celui des "
bras croisés " pour transformer la société, ce qui
évite le problème de la prise du pouvoir.
Face à ce raisonnement, Guesde apporte des réponses : "
Si nous sommes obligés d'écarter, comme un mirage trompeur,
la grève générale qui hypnotise le citoyen Pelloutier
et d'autres avec lui, c'est qu'elle serait plus longue encore que le suffrage
universel à nous conduire au but.
Ah ! certes, non, le Parti
ouvrier n'ajournera pas à cette époque aussi lointaine qu'indéterminable
la sortie de l'enfer social.
Loin de " répudier le moyen
révolutionnaire ", citoyen Pelloutier, nous l'avons toujours donné
comme inévitable, parce que l'histoire nous a appris qu'il n'y en avait
pas d'autre
. Il n'y en a et il n'y en a jamais eu qu'un seul. C'est
l'Etat arraché à la classe privilégiée et devenant
entre les mains de la classe sujette l'instrument de sa rédemption
et de la transformation sociale." (Grève générale,
réponse ouverte dans Le Socialiste, 16 octobre 1892). Réponse
formaliste qui, écartant la grève générale au
nom de l'action révolutionnaire, ne fait plus le lien entre la mobilisation
massive des salariés dans la grève et l'action politique contre
l'Etat. Conçue ainsi, l'action politique révolutionnaire apparaît
finalement extérieure à la lutte réelle des travailleurs
donnant du crédit aux thèses anti-politiques des anarcho-syndicalistes.
1905-1906
: la CGT et l'expérience de la grève générale
Les 10 années
qui suivent le congrès de 1895 sont celles d'un fort développement
du mouvement ouvrier et de la CGT. Celle-ci franchit des étapes importantes,
notamment sur les questions d'organisation et de structuration, avec la difficulté
de coordonner les fédérations de métiers et les organisations
locales. Le congrès de Montpellier en 1902 sera presque entièrement
consacré à ces problèmes. Il s'y met en place la structuration
avec les unions locales et départementales. Le visage moderne d'une
réelle confédération se dessine.
A la tête de la confédération, on retrouve Emile Pouget,
" le père peinard ", militant depuis 1880, anarchiste, préoccupé
d'une vision d'ensemble, de resituer le combat syndical quotidien dans une
perspective d'émancipation. Il défend aussi le sabotage organisé
et collectif, adopté à plusieurs reprises comme moyen d'action
dans les congrès de la CGT, qui doit se retourner contre le patron
et jamais contre l'usager. Ce moyen de lutte fut utilisé par exemple
par les garçons coiffeurs parisiens entre 1902 et 1906 pour obtenir
un jour de repos hebdomadaire avant que ce soit imposé par la loi (Le
sabotage, édition Mille et Une Nuits). Il met toute son expérience
à convaincre la jeune CGT que " s'il ne suffisait que de souffler
sur la vieille société pour l'abattre, ce serait vraiment trop
commode. Nous méprendre sur la grandeur de l'effort indispensable,
c'est nous préparer de cruelles désillusions. La révolution
sociale ne s'accomplira pas sans que soit nécessaire un formidable
effort " (dans La Voix du peuple, 1er mai 1904).
A ses côtés, le jeune Victor Griffuelhes, trimardeur devenu ouvrier,
proche du courant blanquiste, délégué syndical énergique
à 25 ans, puis de sa fédération, et secrétaire
général de la CGT à 27 ! Pierre Monatte raconte que "
dès qu'une grève éclatait, Griffuelhes arrivait sur les
lieux ; en quelques heures, il avait démêlé la situation
dans laquelle 'nous barbotions' " (d'après E. Dolléans,
Histoire du mouvement ouvrier). Méfiant vis-à-vis des théories,
il ne croit pas qu'un programme soit utile. Pour lui, la classe ouvrière
franchit " naturellement " les étapes pas après pas
: " il y a à nos yeux une pratique journalière qui va chaque
jour grandissant jusqu'au moment où elle se transformera en une conflagration
que nous dénommons grève générale et qui sera
la révolution sociale " (conférence du 29 juillet 1904).
En 1904, Pouget convainc la CGT d'organiser une vaste campagne pour la journée
de 8 heures de travail, s'inspirant de l'expérience de la lutte de
1886 des ouvriers de Chicago. Il faut passer de " l'affirmation théorique
à la pratique agissante ". Pour lui, " l'amélioration
arrachée aux privilégiés est proportionnelle à
la conscience des travailleurs à leur degré de cohésion
" et en retour, " les pas en avant, les victoires transitoires sont
un réconfort pour des besognes plus décidées ",
d'où l'importance d'une telle campagne sur une mesure immédiate,
qui permettra aux travailleurs de mener une large bataille d'opinion, de faire
l'expérience de leur force collective, et fera progresser la conscience
commune du mouvement ouvrier.
La date du 1er mai 1906 est retenue : après la 8ème heure de
travail, les ouvriers seront appelés à quitter les usines et
les ateliers. L'année 1905 sera consacrée à beaucoup
de préparation. Pour la première fois, la CGT utilisera des
moyens très larges d'agitation, avec notamment des centaines de milliers
d'affiches. Griffuelhes, à ce moment explique : " Il suffirait
qu'au 1er Mai, un fort mouvement se produisît sans trop de résultats
appréciables pour que l'on se montre satisfait. Ce serait la première
fois qu'un parti, en France, aurait pu poursuivre pendant dix-huit mois, une
agitation et une propagande capables de mettre debout un nombre considérable
de travailleurs. Ce serait la démonstration de notre force. "
A l'approche du 1er mai, le pouvoir panique.
D'autant que le 10 mars, dans les mines de Courrières, une explosion
a enseveli près de 1200 mineurs. Depuis des semaines, le syndicat dénonce
la forte présence de grisou. Clemenceau, ministre de l'Intérieur,
répand la thèse de l'accident imprévisible, tandis que
les ingénieurs arrêtent au plus tôt les opérations
de sauvetage pour faire reprendre l'extraction. 50 000 mineurs leur répondent
par la grève, reprenant le mot d'ordre de la CGT " 8 francs -
8 heures ". 20 jours, puis 35 jours après l'explosion, des survivants
ressortent, révélant les choix criminels de la compagnie. La
grève redouble alors dans des affrontements, mais ne réussit
pas à s'étendre, elle s'épuise et s'arrête début
mai.
Toute l'opinion est frappée par ces événements et le
pouvoir redoute une explosion généralisée. Clemenceau
prépare la répression du 1er Mai. Des milliers de policiers
sont concentrés dans Paris. Les bureaux de la CGT sont perquisitionnés.
Griffuelhes est arrêté le 30 avril. A Paris et dans quelques
villes, les manifestations sont assez importantes. A Paris, Clemenceau fait
charger la cavalerie, il y a 800 arrestations dans la journée, deux
morts. Le 2 mai, des salariés poursuivent la grève, ils sont
jusqu'à 150 000.
Finalement, le mouvement pour les 8 heures échoue. Mais, comme l'avaient
envisagé Pouget et Griffuelhes eux-mêmes, c'est un " succès
moral " pour les travailleurs
qui se répercuta d'ailleurs
dans les élections du même mois, au profit des candidats socialistes.
Luquet, secrétaire de la fédération des coiffeurs, peut
écrire quelques mois après : " Le résultat matériel
le plus tangible de la campagne qui, durant 18 mois, a maintenu la classe
ouvrière en haleine pour la mettre debout au 1er Mai dernier est, sans
contredit, la conquête du Repos hebdomadaire " (loi du 13 juillet
1906).
Le congrès d'Amiens (8-16 octobre 1906) analysera dans son rapport
que : " La manifestation fut imposante. Les travailleurs y participèrent
nombreux. Il serait difficile d'en indiquer le nombre. Ce qui est à
retenir, c'est que jamais semblable effervescence ne s'était produite.
La classe ouvrière, sous l'impulsion des organisations ouvrières
actives, se levait pour réclamer plus de repos et plus de loisirs.
Disons-le : les événements du jour et ceux qui suivirent allaient
étonner et surprendre bien des camarades... ".
C'est à ce congrès que fut adoptée (Pour 830 - Contre
8 - Blanc 1) la fameuse Charte qui reformule l'ensemble de l'expérience
anarcho-syndicaliste. Dans la lutte de classe cantonnée au " terrain
économique ", elle réaffirme la " double besogne "
syndicale : " l'oeuvre revendicatrice quotidienne, la coordination des
efforts ouvriers, l'accroissement du mieux-être des travailleurs par
la réalisation d'améliorations immédiates, telles que
la diminution des heures de travail, l'augmentation des salaires " et
" l'émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser
que par l'expropriation capitaliste ". Elle se dégage " de
toute école politique " et demande aux syndiqués "
de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu'il professe au dehors
".
Des
limites qui indiquent les voies de leur dépassement
La Charte d'Amiens
exprime bien les limites de l'ensemble du mouvement syndicaliste révolutionnaire,
des limites auxquelles l'ensemble du mouvement ouvrier est confronté.
L'articulation entre la grève générale, la luttes des
salariés, et la prise du pouvoir sont au cur des préoccupations
des militants révolutionnaires. En Allemagne, comme en France, un courant
réformiste prétend tirer du marxisme l'idée que les intérêts
ouvriers sont conciliables avec la participation gouvernementale, avec une
arrivée paisible au pouvoir par les élections, sans remettre
en cause l'Etat de la bourgeoisie, niant toutes les leçons tirées
par Marx et Engels de la Commune de Paris. En réaction, le courant
anarchiste, rejette le problème, limitant de façon artificielle
la lutte des ouvriers au seul terrain économique.
Ce sont finalement les ouvriers russes, avec la révolution de 1905,
qui font la démonstration que les questions politiques et économiques
sont inséparables dans la lutte de classe. La classe ouvrière
russe, confrontée au pouvoir dictatorial du tsar, a été
amenée à pousser au plus haut niveau sa lutte de classe, de
la grève jusqu'à l'insurrection. Trotsky écrit : "
La grève politique générale fut l'arme principale du
soviet.
Bien que la propriété des moyens de production
soit restée comme précédemment entre les mains des capitalistes
et de l'Etat, bien que le pouvoir gouvernemental soit demeuré entre
les mains des bureaucrates, ce fut le soviet qui disposa des ressources nationales
de production et des moyens de communication
Et ce fut ce pouvoir qu'eut
le soviet, et qui se manifesta par des faits, de paralyser l'économie
et d'introduire l'anarchie dans l'existence de l'Etat, qui fit de lui précisément
ce qu'il fut. " (1905)
Rosa Luxembourg, dans Grève de masse, parti et syndicat, s'appuie sur
la dynamique réelle du mouvement de grève, des grèves
locales à la grève générale, des journées
de luttes pour les salaires, à celles revendiquant les droits démocratiques,
pour montrer comment la grève, même économique, prend
un contenu politique : " La grève de masse n'est que la forme
revêtue par la lutte révolutionnaire
Elle est la pulsation
vivante de la Révolution et en même temps son plus puissant ressort.
En un mot, la grève de masse, telle que nous la montre la Révolution
russe, n'est pas un moyen ingénieux, inventé pour donner plus
de force à la lutte prolétarienne ; elle est le mode de mouvement
de la masse prolétarienne, la forme de manifestation de la lutte prolétarienne
dans la Révolution. "
*
* * * *
Faute de n'avoir
pas su tirer de l'expérience de sa propre activité pratique
comme de celle de la révolution russe la nécessité de
formuler une politique liant les luttes immédiates à la question
politique, c'est-à-dire à la question de la prise du pouvoir,
le mouvement ouvrier restera sur des conceptions réformistes. "
La double besogne ", défense des intérêts immédiats
et lutte pour l'émancipation ne feront pas leur unité. L'action
syndicale restera opposée à l'action politique.
Le mouvement ascendant des mobilisations marquant le pas, les faiblesses politiques
de l'anarcho-syndicalisme paralyse la CGT. Une crise s'ouvre. Pouget et Griffuelhes
s'éloignent. Jouhaux devient secrétaire confédéral
en 1909. Il le restera jusqu'en 1947 ! A travers sa personne et son orientation,
l'anarcho-syndicalisme se mue en politique réformiste.
La force des militants qui avait construit le développement du mouvement
ouvrier autour d'une perspective de lutte de classe se trouve désarmée
par les limites mêmes de leur conception.
Renoncer à la question politique, c'était accepter le cadre
social imposé par la bourgeoisie, au risque de laisser le terrain libre
à une logique réformiste. De son côté, le courant
socialiste, connaissant une évolution parallèle, faisait de
la question politique une préoccupation parlementaire, dont les progrès
se mesuraient aux nombres de sièges à l'Assemblée. Cette
évolution dépossède la classe ouvrière de la question
politique, elle est cantonnée au seul terrain économique, dans
les limites mêmes du système.
Cette crise laissera l'ensemble du mouvement ouvrier désarmé
face à la guerre impérialiste qui s'annonce. La tactique de
la grève générale devient l'ombre d'elle-même,
objet de résolutions à répétition dans les congrès
syndicaux et socialistes, comme remède miracle pour empêcher
la guerre. En 1914, les directions de la CGT et de la SFIO sont emportées
par la vague chauvine et rejoignent l'union sacrée. Jouhaux, accepte
" à titre personnel " d'être nommé commissaire
à la Nation un mois après le début de la guerre, tandis
que Guesde devient ministre.
Mais la tradition de la lutte de classe n'est pas étouffée.
Ce sera des rangs de la CGT que viendront les militants qui dépasseront
les limites de l'anarcho-syndicalisme, pour maintenir pendant la guerre un
courant internationaliste, et la dynamique portée par la révolution
de 1917 qui donnera naissance au Parti communiste, ouvrant une nouvelle période
du mouvement ouvrier.
Franck
Coleman