1905, au début du siècle passé,
l'année des ruptures

Retour

Mis en ligne le 14 04 05

L'actualité, les débats autour de l'islamisme politique et la question du voile et, en conséquence, le débat sur la laïcité ont donné une signification particulière à la commémoration du centenaire de l'année 1905, année où la loi sur la laïcité fut votée.
Un autre événement, celui-là dans le domaine de la science, fait la une de l'histoire officielle et fait de1905 l'année où Einstein révolutionna la physique. L'histoire du mouvement ouvrier et des luttes d'émancipation retiendrait plutôt la première révolution russe, la répétition générale de 1917 ou le congrès de fondation de la SFIO. Mais plutôt que de dissocier ces immenses progrès fruits de l'activité humaine, du travail, il s'agit d'essayer de les saisir dans leur globalité, qui fait le contenu de cette année du début du siècle dernier, " année charnière " selon l'expression de Michel Huguier.

Cette année charnière vit l'aboutissement des forces en développement qui travaillaient la société tant sur le plan des techniques, des sciences, des rapports sociaux que de la politique, l'art et la culture.

La conjonction de ces événements, révolution scientifique, révolution politique et sociale, est loin d'être fortuite, elle est la résultante d'une accumulation de progrès dans l'ensemble de ces domaines, de transformations sociales qui s'opèrent dans le cadre d'une crise, d'une mutation du capitalisme et aboutissent à un bouleversement général, saut qualitatif, révolution dans tous les domaines de la vie sociale, politique, intellectuelle.

Le tournant d'un siècle à l'autre a été vertigineux, écrit Victor Serge. Je me souviens de mon émerveillement d'enfant à voir passer dans la rue les premières "voitures sans chevaux". L'automobile naissait. J'ai été crieur de journaux pendant le premier circuit d'aviation organisé en France ; ce devait être en 1900. L'exploit de Blériot traversant la manche en avion déchaînait l'enthousiasme. J'ai connu l'éclairage des demeures au pétrole, puis au gaz, l'électricité ne pénétrant encore que dans les intérieurs riches. J'ai guetté le passage dans la rue d'allumeurs de réverbères, magique personnage… Les illustrés de ces temps lointains étaient pleins d'images de roi et d'empereurs : l'empereur de Russie, l'empereur d'Allemagne, l'empereur d'Autriche-Hongrie, l'impératrice de Chine, le sultan de la Sublime porte… Sur l'écran des premiers cinémas, des régimes défilaient très vite, d'un pas saccadé, et ces images animées étaient stupéfiantes. On parlait aussi des rayons X qui permettaient de voir à travers le corps humain… "

Il n'y a pas un domaine de l'activité humaine qui reste en dehors des bouleversements. Les progrès techniques obligent à tout repenser, y compris dans les choses de la vie quotidienne.

1905, c'est aussi l'année du premier… " code de la route " réglementant entre autres l'usage du klaxon.

Une science nouvelle apparaît avec le développement de l'industrie et des villes, les premiers gratte-ciel, l'urbanisme. Freud publie Trois essais sur la sexualité qui révolutionne le regard que les hommes porteront sur les enfants. La compréhension du temps et de l'espace est radicalement transformée, comme celle que l'on a de la couleur, tant du point de vue de la physique que de l'art. Le fauvisme poursuit la révolution ouverte deux décennies plus tôt par les impressionnistes et qui aboutira au cubisme...

Exprimant le contenu historique de la période où s'étaient formées les contradictions qui convergeaient vers la crise et les bouleversements de l'année 1905, Trotsky écrivait en juin 1905 : " Plus d'un demi-siècle s'est écoulé depuis 1848, plus d'un demi-siècle de conquêtes incessantes du capitalisme dans le monde entie ; plus d'un demi-siècle pendant lequel la bourgeoisie a manifesté sa soif démente d'une domination pour laquelle elle n'hésite pas à se battre avec férocité.[...] En liant tous les pays entre eux par son mode de production et son commerce, le capitalisme a fait du monde entier un seul organisme économique et politique. De même que le système moderne du crédit rattache des milliers d'entreprises par d'invisibles liens et donne au capital une mobilité incroyable, qui permet d'éviter beaucoup de petites faillites, mais est en même temps la cause de l'ampleur sans précédent des crises économiques générales, de même, les efforts économiques et politiques du capitalisme, son marché mondial, son système de dettes d'Etat monstrueuses, et les groupements politiques de nations qui rassemblent toutes les forces de la réaction dans une sorte de trust mondial n'ont pas seulement résisté à toutes les crises politiques individuelles, mais également préparé les bases d'une crise sociale d'une extension inouïe ".

L'année charnière était la résultante des forces qui avaient façonné l'impérialisme et créé les conditions qui firent du XXéme siècle, le siècle des guerres et des révolutions, selon l'expression de Lénine. Elle était une étape où se confrontaient les forces de progrès et celles de la réaction. Les progrès accumulés dans le cadre du capitalisme se confrontaient avec ce cadre de la propriété privée devenu trop étroit tant pour les nouvelles techniques que pour les progrès de la démocratie. Année de compromis entre ces forces contradictoires, répétition générale aussi comme l'écrivait Trotsky à propos de la première révolution russe.

Un parallèle vient à l'esprit entre le début du siècle dernier et les nouveaux bouleversements que connaît le monde aujourd'hui. Les échecs du siècle écoulé comme la marche en avant de l'humanité malgré les victoires de la réaction reposent aujourd'hui, à un autre niveau, les problèmes que le développement social avait posés alors. Ils s'étaient focalisés dans le débat qui divisait le mouvement ouvrier, " Réforme ou révolution ", selon le titre d'une brochure de Rosa Luxembourg. Le débat retrouve toute sa pertinence.

C'est la technique industrielle et scientifique du mode moderne qui rompt brutalement avec le passé et met les peuples de continents entiers devant la nécessité de recommencer la vie sur des bases nouvelles. Que ces bases doivent être, ne peuvent être que d'organisation rationnelle, de justice sociale, de respect de la personne humaine, de liberté, c'est là pour moi une évidence qui s'impose peu à peu à travers l'inhumanité même du temps présent ". Ces lignes de Victor Serge sont d'une pleine actualité.

Débat militant se propose de revenir dans ses prochains numéros sur les principaux événements qui ont fait 1905 : l'évolution impérialiste du capitalisme, les progrès des sciences et des techniques, la révolution russe, le congrès de fondation de la SFIO, la loi sur la laïcité…
Il nous est apparu très utile pour tenter de mieux saisir les transformations qui s'opèrent et dont nous voudrions être les acteurs, de revenir sur les mutations qui avaient ouvert les portes aux bouleversements qui ont fait le siècle passé.

Il ne s'agit pas de procéder par simple analogie mais de chercher à comprendre la courbe du développement de la société, et de la lutte entre le capital et le travail. La compréhension du passé éclaire les mécanismes en œuvre aujourd'hui et peut nous aider à en saisir la portée pour mieux définir notre projet politique et intervenir au cœur des luttes comme force motrice et dirigeante.

Yvan Lemaitre