1905 en Russie
La longue marche de la révolution Russe

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A peine quelques semaines avant la Révolution de Février 1917, Lénine présente un " Rapport sur la révolution de 1905 " devant de jeunes ouvriers en Suisse où le dirigeant bolchevik vit en exil. Douze années, jour pour jour, après le " Dimanche rouge ", le 9 janvier 1905, qui marque le début de la Grande Révolution, Lénine souligne l'importance de cette première révolution à " caractère prolétarien "(1) de l'époque impérialiste ; elle est " le prélude de l'imminente révolution européenne "(2) insiste-t-il. Dans son Histoire de la Révolution russe, Léon Trotsky défend la même idée : " Les événements de 1905 furent le prologue des deux révolutions de 1917 - celle de Février et celle d'Octobre. "(3)

Prélude ou prologue : la révolution de 1905, autant par les questions qu'elle soulève qu'à travers les réponses apportées par le mouvement de masse - à commencer par la grève de masse et les soviets - préfigure incontestablement celle de 1917. Et les révolutionnaires russes, Lénine d'abord, Trotsky ensuite, en ont alors assimilé tous les enseignements.

Lénine conclut son " Rapport sur la révolution de 1905 " sur les perspectives d'une révolution qu'il ne conçoit que mondiale : " Nous, les vieux, nous ne verrons peut-être pas les luttes décisives de la révolution imminente. Mais je crois pouvoir exprimer avec une grande assurance l'espoir que les jeunes, qui militent si admirablement dans le mouvement socialiste de la Suisse et du monde entier, auront le bonheur non seulement de combattre dans la révolution prolétarienne, mais aussi d'y triompher. "(4) Dix mois plus tard, les bolcheviks accèdent au pouvoir. Pendant douze années, ils se sont préparés à cet affrontement inévitable, tirant profit des forces et faiblesses de la mobilisation des ouvriers et des paysans en 1905.

La victoire du prolétariat russe sur l'autocratie de Nicolas II et sur la bourgeoisie en 1917 tire ses sources de la Grande Révolution dont les partisans de Lénine sortent convaincus qu'une période révolutionnaire s'est ouverte en Russie, et ce au-delà des effets immédiats de la défaite de l'insurrection armée de décembre 1905 et de la contre-révolution qui frappe à sa suite les prolétaires des villes et des campagnes. Loin d'être abattu par la répression qui éclaircit les rangs bolcheviks et la démoralisation qui gagne la classe ouvrière jusqu'en 1910, Lénine trace le chemin : il aboutit douze ans seulement après le " Dimanche rouge " à la prise du palais d'Hiver. À la fin du mois de décembre 1905, bien peu au sein même du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) en sont pourtant convaincus.

À un siècle de distance, revenir sur la Grande Révolution et ses suites n'a pas qu'un intérêt historique. Actualité de la révolution, indépendance de classe, parti révolutionnaire de masse, démocratie ouvrière : nombre des problèmes rencontrés et discutés alors éclairent ceux d'aujourd'hui.

Mencheviks et bolcheviks face au reflux

Le 18 décembre 1905, la Grande Révolution s'achève dans un bain de sang. La " grève générale politique et insurrectionnelle " lancée par le Soviet de Moscou dominé par les bolcheviks se heurte aux troupes impériales depuis dix jours. Du 7 au 17 décembre, les ouvriers moscovites résistent vaillamment, mais, isolés, ils ne peuvent repousser, ni même contenir seuls l'armée loyaliste - " ils n'étaient guère plus de huit mille "(5) précise Lénine. Le 18, le quartier de Presnia, à l'ouest de Moscou, où se sont retranchés les derniers combattants de la milice ouvrière dirigée par les bolcheviks, tombe.

Cet échec de l'insurrection scelle le sort de la révolution. La répression s'abat, féroce. On dénombre plus de mille morts dans la capitale, près de quinze mille dans l'ensemble du pays. En quelques semaines, deux mille personnes sont arrêtées uniquement à Moscou. La terreur anti-ouvrière gagne la Russie tout entière. Le nombre total des incarcérés et déportés dépasse 50 000 au printemps 1906.

Le développement du mouvement ouvrier russe est stoppé net. Le recul est marqué. Mais il ne s'agit nullement d'un effondrement. La résistance du prolétariat des villes et des campagnes face aux assauts du pouvoir décroît continûment jusqu'en 1907, mais justement elle décroît, soulignant ainsi le potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière et de la paysannerie russes. L'activité des masses demeure à des niveaux relativement élevés jusqu'en 1907. On comptabilise 3 000 000 de grévistes en 1905, 1 000 000 en 1906, 800 000 en 1907. C'est en 1908, et encore plus fortement en 1909, que le nombre de grévistes s'affaisse brutalement (176 000 en 1908 ; 64 000 en 1909).

La défaite de la Grande Révolution nourrit un vif débat entre mencheviks et bolcheviks, qui s'incarne dans l'affrontement entre Plekhanov et Lénine. À travers le bilan que chacune des fractions du POSDR tire de 1905 s'affirment deux conceptions de la révolution, et par conséquent, deux orientations divergentes pour le mouvement social-démocrate.

Les mencheviks reprennent une idée partagée par les partisans de Lénine avant 1905, à savoir qu'une révolution bourgeoise serait à l'ordre du jour en Russie, non une révolution socialiste. Dans cette perspective, les ouvriers peuvent jouer un rôle déterminant dans la mise à bas du joug féodal, mais au final, le pouvoir doit revenir à la bourgeoisie. Dès lors, Plekhanov et les mencheviks récusent, après coup, le mot d'ordre d'insurrection lancé à Moscou, au motif qu'il s'agissait de stabiliser un régime démocratique bourgeois de type parlementaire, à l'instar des grands pays capitalistes, nullement d'imposer un pouvoir ouvrier. Ce faisant, ils refusent toute initiative qui fragiliserait l'arrivée au pouvoir des partis bourgeois. Bref, les mencheviks subordonnent le prolétariat à la bourgeoisie ; ils limitent les ambitions ouvrières à la réalisation des tâches démocratiques de toute révolutions bourgeoise.

Le rôle dirigeant assumé par la classe ouvrière de janvier à décembre 1905 pousse Lénine à réviser entièrement son point de vue sur la nature de la révolution et sur la place du prolétariat. Le dirigeant bolchevik affirme une première idée : " […] chez nous, la victoire de la révolution bourgeoise en tant que victoire de la bourgeoisie est impossible. "(6) Il en avance une autre, toute aussi décisive : " […] le Soviet des députés ouvriers doit être envisagé comme un embryon du gouvernement révolutionnaire provisoire."(7) Lénine perçoit immédiatement l'importance de la grève de masse dans la marche de la révolution, une des idées force que Rosa Luxembourg développera dans ses écrits et qu'un siècle de lutte de classe a entièrement confirmée.

" Les Soviets des députés ouvriers sont des organes de la lutte directe des masses, précise Lénine. Ils ont été créés comme des organes de lutte par la grève. Sous la pression de la nécessité, ils sont rapidement devenus des organes de lutte révolutionnaire générale contre le gouvernement. Ils se sont trouvés irrésistiblement transformés, par la suite des événements - la grève devenant un soulèvement -, en organes insurrectionnels."(8) C'est une avancée programmatique fondamentale qui souligne la connexion entre luttes économiques et combat pour le pouvoir, et dont une des traductions sera la systématisation de programme d'action faisant le pont entre revendications immédiates et révolution socialiste. Cette " distinction rigoureuse de programme minimum démocratique et du programme maximum socialiste "(9) encore revendiqué par Lénine en avril 1905 est dès lors définitivement abandonnée par les bolcheviks.

L'actualité de la révolution

La défaite de 1905 et le reflux du mouvement ouvrier qui l'accompagne n'entame pas l'analyse de Lénine sur l'actualité de la révolution. Mieux, il en tire des arguments pour poser la question d'une rapide nouvelle montée du mouvement de masse en Russie.

S'appuyant sur les réflexions du théoricien du parti social-démocrate allemand, Karl Kautsky, qui " distingue quatre différences radicales entre les défaites du prolétariat à Paris (en 1848) et à Moscou (en 1905), Lénine affirme : Premièrement, la défaite de Paris fut la défaite de toute la France. On ne peut rien dire de semblable en ce qui concerne Moscou. Les ouvriers de Pétersbourg, de Kiev, d'Odessa, de Varsovie, de Lodz ne sont pas vaincus. Ils sont épuisés par une lutte extrêmement pénible et qui dure déjà depuis toute une année mais leur courage n'est pas brisé. Ils rassemblent leurs forces pour reprendre à nouveau la lutte pour la liberté.

Deuxièmement, il est une différence encore plus essentielle : en 1848, les paysans étaient en France du côté de la réaction tandis qu'en 1905, ils sont en Russie du côté de la révolution. " (10)

" La troisième différence, d'une importance extrême, est celle-ci : la révolution de 1848 fut préparée par la crise et la disette de 1847. La réaction prit appui sur la fin de la crise et l'expansion industrielle. "Le régime de terreur qui règne actuellement en Russie doit inévitablement conduire, au contraire, à une aggravation de la crise économique qui pèse depuis des années sur l'ensemble du pays." La famine de 1905 se fera encore sentir au cours des prochains mois, avec toutes ses conséquences."(11)

" La quatrième différence […] offre un intérêt tout particulier pour les marxistes russes. […] Si peu nombreux que soient encore les éléments qu'il possède sur l'insurrection, [Kautsky] s'efforce néanmoins de réfléchir sérieusement à l'aspect militaire de la question. Il s'efforce d'apprécier le mouvement en tant que forme de lutte nouvelle, élaborée par les masses […] il étudie la combinaison de la grève de masse avec l'insurrection."(12) Ce dernier aspect, insistons-y, occupe une place centrale dans la réflexion de Lénine. Il tient là le levier permettant de faire basculer le pouvoir entre les mains de la classe ouvrière.

Ces analyses de Lénine seront intégralement vérifiées par l'histoire. "L'insurrection de décembre 1905 a eu son prolongement dans toute une série de grèves, d'insurrections isolées et partielles pendant l'été 1906"(13), insiste le leader bolchevik ; c'est également le cas jusqu'en 1907. Et Février et Octobre 1917 l'attestent pleinement. On doit noter, en outre, que l'écho de la révolution de 1905 atteint d'autres pays avant même la victoire bolchevique douze ans plus tard. C'est vrai en Asie. " Les révolutions de Turquie, de Perse et de Chine montrent que l'insurrection grandiose de 1905 a laissé des traces profondes et que son influence, qui se manifeste dans le mouvement ascendant de centaines et de centaines de millions de gens, est ineffaçable "(14) rapporte Lénine. Il rappelle également l'impact de 1905 dans la victoire définitive du suffrage universel en Autriche(15). On retrouvera cette dynamique après Octobre 1917 dans la multiplication des situations révolutionnaires, notamment en Europe (Hongrie, Italie, Allemagne, etc.).

La clairvoyance des développements de Lénine est sans équivalent. Sur un point, néanmoins, le caractère de la révolution, Trotsky va plus loin.(16) Lénine défend l'idée d'une " dictature révolutionnaire démocratique du prolétariat et de la paysannerie "(17) ; à la différence de Trotsky, il ne conclut pas que la dictature du prolétariat est à l'ordre du jour en Russie du fait que la révolution de 1905 " était démocratique bourgeoise par son contenu social, mais prolétarienne par ses moyens de lutte."(18) Il souligne pourtant que " La révolution russe était en même temps une révolution prolétarienne, non seulement parce que le prolétariat y était la force dirigeante, l'avant-garde du mouvement, mais aussi parce que l'instrument spécifique du prolétariat, la grève, constituait le levier principal pour mettre en branle des masses et le fait le plus caractéristique de la vague montante des événements décisifs"(19). Lénine adoptera la position de Trotsky, en avril 1917, à la lumière de l'expérience de la révolution de février.

D'un strict point de vue programmatique, l'analyse de Trotsky l'emporte sur celle de Lénine. En revanche, ce dernier est le seul à intégrer l'élément qui, au final, s'avèrera décisif en 1917 et suscitera le ralliement de Trotsky au bolchevisme : le rôle du parti. Lénine intègre le besoin d'une avant-garde révolutionnaire implantée dans la classe ouvrière pour la victoire de la révolution. Et cette absence en 1905 d'un parti ouvrier de masse encourage Lénine à réclamer l'unité des révolutionnaires russes, c'est-à-dire, par delà les désaccords, l'unification des mencheviks et des bolcheviks.

" Allez au peuple ! "

La lutte au coude à coude pendant une année a ressoudé à la base militants bolcheviks et mencheviks. Des comités fusionnent, reconstituant ainsi au plan local le Parti ouvrier social-démocrate de Russie. Une pression s'exerce pour une réunification.

Dès novembre, Lénine le note : " Ce n'est un secret pour personne que l'immense majorité des ouvriers social-démocrates est extrêmement mécontente de la scission du Parti et réclame l'unification ."(20) Pour le dirigeant bolchevik, la perspective s'impose d'elle-même : " Unissons-nous donc pour faire cette révolution ! "(21) clame-t-il. L'expérience du combat contre l'autocratie depuis le " Dimanche rouge ", en janvier, jusqu'à la " grève générale politique et insurrectionnelle " en décembre 1905 rapproche les deux fractions.

Fin décembre 1905, les bolcheviks adoptent le principe de la réunification défendue par Lénine lors d'une conférence à Tammerfors, en Finlande. Quelques jours plus tard, Lénine pour la fraction bolchevik et Martov pour les mencheviks s'accordent sur les bases de la fusion. Le congrès d'unification se réunit à Stockholm en avril 1906. Les 64 délégués mencheviks et les 46 bolcheviks approuvent la reconstitution du POSDR. Les premiers représentent 34 000 militants, les seconds 14 000. Ils sont rejoints par le Bund et les partis social-démocrates lettons et polonais.

Les désaccords ne sont pas dépassés, loin de là, comme le révèle déjà le débat sur le vote à la Douma. L'avenir le confirmera. Mais Lénine défend l'idée de ce regroupement. Revenant en 1920 sur cette période, il détaille les éléments ayant encouragé l'unification des deux fractions du POSDR en avril 1906 :
" La tactique de la période de "tourmente" n'a pas écarté, mais bien rapproché les deux ailes de la social-démocratie. À la place des divergences antérieures, s'est créée une unité de vue sur la question de l'insurrection armée. Les social-démocrates des deux fractions ont travaillé au sein des Soviets des députés ouvriers […]. Les anciennes discussions de la période d'avant la révolution ont fait place à la solidarité dans les questions pratiques. La montée de la vague révolutionnaire refoulait les dissentiments, obligeant d'accepter une tactique de combat, écartant la question de la Douma, mettant à l'ordre du jour celle de l'insurrection, rapprochant pour une action immédiate la social-démocratie et la démocratie bourgeoise révolutionnaire. […] mencheviks et bolcheviks appelaient ensemble à la grève et à l'insurrection, invitaient les ouvriers à ne pas cesser la lutte tant que le pouvoir ne serait pas entre leurs mains. L'ambiance révolutionnaire dictait elle-même les mots d'ordre pratiques. Les discussions ne portaient que sur des détails de l'appréciation des événements."(22)

Lénine mise sur cette dynamique. A ces yeux, l'unité est d'autant plus importante qu'il convient d'intégrer dorénavant l'expérience accumulée en 1905. " Regardons la réalité en face, insiste-t-il. Maintenant nous avons à entreprendre un nouveau travail pour assimiler et repenser l'expérience des dernières formes de lutte, un travail pour préparer et organiser les forces dans les principaux centres du mouvement."(23) L'unification correspond par conséquent aux tâches que Lénine assigne alors aux social-démocrates russe, tâches qu'il résume en une formule : " Allons au peuple !"(24)

L'autocratie dessert l'étau qui enserrait la Russie, les révolutionnaires doivent s'engouffrer dans toutes les brèches pour se lier au prolétariat et l'organiser dans un parti ouvrier de masse. Cela s'avère d'autant plus déterminant que la défaite de la Grande Révolution découle essentiellement de l'absence d'un parti implanté dans les villes et les campagnes au cœur du prolétariat ; et cela revêt un caractère urgent alors qu'une nouvelle vague révolutionnaire est attendue.

Lénine le martèle dès novembre 1905 : " […] il est indispensable d'user aussi largement que possible de la liberté relativement plus grande dont nous jouissons aujourd'hui. Il est absolument indispensable de créer, parallèlement à l'appareil clandestin, de nouvelles organisations légales et semi-légales, adhérant au Parti ou sympathisant avec lui."(25) Loin des clichés sur le parti de militants professionnels, Lénine préconise un parti ouvert, ouvrier et de masse. " La principale erreur que commettent ceux qui, à l'heure actuelle, polémiquent avec Que faire ?, explique-t-il, c'est de vouloir absolument extraire cet ouvrage de son contexte historique et faire abstraction d'une période précise et déjà lointaine du développement de notre parti." (26)

Paradoxalement, la nécessité d'un parti de combat, centraliste démocratique, est reconnue par le congrès d'unification en avril 1906, alors qu'en 1903, c'est ce point qui, précisément, avait conduit à la rupture.

L'heure n'est pas aux replis selon Lénine, mais à l'ouverture aux masses. Cela ne l'amène pas à remiser le programme révolutionnaire à l'arrière plan, encore moins aux oubliettes. Il défend l'idée d'un parti, et révolutionnaire, et de masse. Et c'est à cet objectif qu'il se consacre entièrement.

Élection à la Douma : boycott ou participation ?

Inlassablement, Lénine milite pour l'unification du POSDR de novembre 1905 à avril 1906. Cependant, il ne néglige nullement les divergences qui se font jour depuis l'échec de l'insurrection à Moscou le 18 décembre 1905, et que le débat sur le positionnement des social-démocrates vis-à-vis de la Douma révèle.

" La fusion est nécessaire. Il faut soutenir la fusion "(27), répète Lénine sans relâche. Mais l'union est un combat. " Dans l'intérêt de la fusion, poursuit-il, il faut mener la lutte contre les mencheviks sur la tactique, dans le cadre de relations fraternelles, en s'efforçant de convaincre tous les membres du Parti, en ramenant la polémique à un exposé sérieux des arguments pour et contre, à une explication de la position du prolétariat et de ses tâches en tant que classe. Mais la fusion ne nous oblige nullement à masquer les désaccords tactiques ou à exposer notre tactique d'une manière incohérente et embrouillée. Rien de semblable. La lutte des idées pour la tactique que nous reconnaissons juste, nous devons la mener ouvertement, directement et résolument jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'au congrès d'unification du Parti."(28)

Pour contenir la vague révolutionnaire qui menace d'emporter son régime, Nicolas II présente le 17 octobre 1905 un Manifeste impérial reconnaissant des libertés fondamentales, annonçant l'élection d'une Douma législative et promettant une Constitution, ce que réclame la bourgeoisie libérale. "L'ennemi n'était pas écrasé, explique Trotsky. Il avait seulement battu en retraite pour un temps, devant la manifestation soudaine d'une force imprévue."(29) Le Parti constitutionnel-démocrate - le Parti KD ou cadet - qui exprime les positions de la bourgeoisie libérale s'inscrit immédiatement dans le jeu électoral. Il aspire au compromis avec le régime. Son ralliement est conforme à ses intérêts de classe. Les élections pour la première Douma interviennent début 1906. Les cadets occupent 180 des 497 sièges à la Douma qui se réunit au palais d'Hiver le 27 avril, pour la première fois.
Quelle attitude les social-démocrates doivent-ils adopter ? Cette question empoisonne durablement les relations entre mencheviks et bolcheviks, même si elle n'empêche pas l'unification en avril 1906.

Lors des élections pour la première Douma, les mencheviks défendent la participation, les bolcheviks, le boycott. À cette étape, Lénine estime que "Le litige porte seulement sur la tactique à adopter à l'égard de la Douma."(30) Parmi les arguments bolcheviks figure l'idée que " la participation aux élections pourrait détourner l'attention du prolétariat fixée sur les mouvements révolutionnaires des ouvriers, des paysans et des soldats qui se développent en dehors de la Douma pour l'orienter sur les minimes détails d'une campagne électorale pseudo-légale, faussement constitutionnelle, et abaisser encore le moral déjà provisoirement assez bas de la classe ouvrière en créant l'impression que la période révolutionnaire de lutte est terminée, que la question de l'insurrection est rayée de l'ordre du jour, et que le Parti s'engage dans la voie constitutionnelle".(31)

La dissolution de la Douma le 8 juillet 1906 tranche le débat. La voie parlementaire n'existe pas, sinon à s'éloigner de la satisfaction des revendications ouvrières de la Grande révolution. La convocation d'une deuxième Douma relance la polémique.

En août 1906, Lénine propose une nouvelle orientation, indiquant par là même que, " participer " ou " boycotter ", c'est bel et bien une question tactique pour les bolcheviks : " Le temps est justement venu, pour les social-démocrates révolutionnaires, de cesser le boycottage. Nous ne refuserons pas d'entrer dans la seconde Douma, lorsqu'elle sera (ou "si" elle est) convoquée. Nous ne refuserons pas d'utiliser cette arène de combat, sans toutefois nous en exagérer la portée modeste, mais en la subordonnant entièrement, au contraire, comme nous l'a enseigné l'histoire, à une autre forme de lutte, la grève, l'insurrection, etc.".(32)

Le recul ouvrier est désormais plus marqué, une nouvelle phase s'ouvre, obligeant les social-démocrates à changer leur fusil d'épaule, mais toujours pour abattre l'autocratie et ses supplétifs.

En décembre 1906, Lénine est net : " Ces pauvres sièges parlementaires n'ont de valeur que dans la mesure où ils peuvent nous aider à développer la conscience des masses, à relever leur niveau politique, à les organiser […] pour la lutte, pour affranchir totalement le Travail de toute exploitation et de toute oppression. C'est seulement pour cela et dans cette mesure que nous importent les sièges à la Douma et toute la campagne électorale."(33)

" Le grand devoir historique du parti ouvrier est de contribuer à la création d'un parti politique indépendant, représentant la classe ouvrière, précise-t-il. Ceux qui prêchent des blocs avec les cadets nuisent à cette tâche."(34) Le dirigeant bolchevique vise ici les mencheviks. Ceux-ci conformément à leur analyse de la révolution misent sur la bourgeoisie, liant le sort du prolétariat à celui des démocrates-libéraux.

Le coup d'État du 3 juin 1907

L'histoire se répète. La deuxième Douma a peine élue est dissoute. Le basculement du rapport de force en faveur de la réaction permet à Stolypine, le Premier ministre de Nicolas II, d'organiser un coup d'État le 3 juin 1907. La répression redouble. Les troupes de Stolypine se déchaînent.

" Nous nous trouvons actuellement dans une période de pause de la révolution, où toute une série d'appels est restée systématiquement sans écho dans les masses, explique Lénine, au lendemain du coup de force du pouvoir. Il en fut ainsi avec l'appel à balayer la Douma de Witte (début 1906), avec l'appel à l'insurrection après la dissolution de la Ie Douma (été 1906), avec l'appel à la lutte en réponse à la dissolution de la IIe Douma et au coup d'État du 3 juin 1907."(35)

" Flottements, désorientation, désagrégation "(36) dominent jusqu'en 1910. Les syndicats qui avaient été autorisés en mars 1906 voient leurs effectifs fondre comme neige au soleil : ils passent de 250 000 syndiqués en 1907 à 12 000 en 1910. Le nombre de grévistes s'effondre également. Les effectifs social-démocrates suivent la même pente. À Moscou où les bolcheviks encadraient en 1905 l'insurrection, le nombre des militants du POSDR tombe à cinq cents en 1908, à cent cinquante en 1909 - le parti en compte encore plusieurs milliers en 1907. La décrue est générale. Dans le même laps de temps, on passe de 100 000 militants à 10 000 pour l'ensemble de la Russie.

Cette situation encourage les forces centrifuges dans les rangs du parti social-démocrate. Dès 1907, des mencheviks, tels Axelrod ou Martov, envisagent la rupture avec les bolcheviks. Les partisans de Lénine mettent en place un comité central bolchevique dont la tâche est de structurer et d'assurer son fonctionnement et son financement.
Cette phase de réaction alimente la division chez les révolutionnaires. Chez les mencheviks, deux ailes se détachent. Un groupe dit " liquidationniste " veut abandonner tout travail clandestin et limiter l'intervention au travail légal. Une fraction des mencheviks évolue, elle, vers la gauche - ce sont les " mencheviks du parti " regroupés par Plékhanov. Une aile ultra-gauche s'exprime en revanche dans les rangs bolcheviks, niant le recul infligé au prolétariat russe depuis 1905. En 1909, après deux ans de polémique contre ce courant dirigé par Bogdanov, les bolcheviks les excluent.

La tendance s'inverse à partir de l'été 1910. Lénine entrevoit le réveil des masses à la mi-novembre . En décembre, il l'enregistre : " […] un nouvel essor a débuté l'été dernier. Le nombre des grévistes économiques va en s'accroissant et même d'une manière très sensible. L'ère de la domination totale des Cent-Noirs a pris fin. C'est une nouvelle période d'essor qui commence. Le prolétariat qui, de 1905 à 1909, s'était replié - avec d'ailleurs, de larges rémissions -, rassemble actuellement ses forces et commence à passer à l'offensive." Et le leader bolcheviks est optimiste : "Il se peut que leur essor soit rapide, il se peut qu'il soit lent et entrecoupé d'arrêts ; ce qui est sûr, c'est que dans tous les cas, il va vers la révolution."(39) La suite allait lui donner pleinement raison.

Ce regain de combativité ouvrière favorise les social-démocrates. En janvier 1912, une conférence du POSDR a lieu à Prague en présence des bolcheviks et de deux délégués représentants les " mencheviks du parti ". La scission est entérinée. Mais les éléments pour le développement du Parti bolchevik sont en place. Dès 1913, le chef de la police tsariste le constate : " Il y a maintenant des cercles, des cellules et organisations bolcheviques dans toutes les villes. Une correspondance et des contacts permanents ont été établis avec presque tous les centres industriels. […] Il n'est rien d'étonnant à ce que, actuellement, le rassemblement de tout le parti clandestin se fasse autour des organisations bolcheviques, et que ces dernières représentent en fait le parti ouvrier social-démocrate russe."(40) Plus que jamais, la révolution est en marche.

Serge Godard

  1. V. Lénine, " Rapport sur la révolution de 1905 ", Œuvres, Éditions sociales/Éditions du Progrès, t. 23, p. 276.
  2. Ibid.
  3. L. Trotsky, Histoire de la Révolution russe, t. 1, Seuil, 1967, p. 49.
  4. V. Lénine, " Rapport sur la révolution de 1905 ", op. cit., p. 277.
  5. Ibid., p. 274.
  6. V. Lénine, " Pour bien juger de la révolution russe ", Œuvres, Éditions sociales/Éditions du Progrès, t. 15, p. 55.
  7. V. Lénine, " Nos tâches et le soviet des députés ouvriers ", Œuvres, Éditions sociales/Éditions du Progrès, t. 10, p. 13.
  8. V. Lénine, " La dissolution de la Douma et les tâches du prolétariat ", Œuvres, Éditions sociales/Éditions du Progrès, t. 11, p. 121.
  9. V. Lénine, " La dictature révolutionnaire démocratique du prolétariat et de la paysannerie ", Œuvres, Éditions sociales/Éditions du Progrès, t. 8, p. 294.
  10. V. Lénine, " La révolution russe et les tâches du prolétariat ", Œuvres, Éditions sociales/Éditions du Progrès, t. 10, p. 141.
  11. Ibid., p. 142.
  12. Ibid., p. 142 143.
  13. V. Lénine, " Contre le boycottage (D'après les notes d'un publiciste social-démocrate) ", Œuvres, Éditions sociales/Éditions du Progrès, t. 13, p. 15.
  14. V. Lénine, " Rapport sur la révolution de 1905 ", op. cit., p. 275.
  15. Ibid., p. 275 276.
  16. Cf. L. Trotsky, " Bilan et perspectives ", in L. Trotsky, 1905, Éditions de Minuit, 1969, p. 387 470.
  17. Cf. V. Lénine, " La dictature révolutionnaire démocratique du prolétariat et de la paysannerie ", Œuvres, Éditions sociales/Éditions du Progrès, t. 8, p. 294 304.
  18. V. Lénine, " Rapport sur la révolution de 1905 ", op. cit., p. 262.
  19. Ibid.
  20. V. Lénine, " De la réorganisation du parti ", Œuvres, Éditions sociales/Éditions du Progrès, t. 10, p. 29.
  21. Ibid., p. 31.
  22. V. Lénine, " Contribution à l'histoire de la dictature ", Œuvres, Éditions sociales/Éditions du Progrès, t. 31, p. 371 372.
  23. V. Lénine, " Le parti ouvrier et ses tâches ", Œuvres, Éditions sociales/Éditions du Progrès, t. 10, p. 92.
  24. V. Lénine, " De la réorganisation du parti ", Œuvres, Éditions sociales/Éditions du Progrès, t. 10, p. 28.
  25. Ibid., p. 21.
  26. V. Lénine, " Préface au recueil "En douze ans" ", Œuvres, Éditions sociales/Éditions du Progrès, t. 13, p. 101.
  27. V. Lénine, " La Douma d'État et la tactique des social-démocrates ", Œuvres, Éditions sociales/Éditions du Progrès, t. 10, p. 109.
  28. Ibid.
  29. L. Trotsky, 1905, op. cit., p. 93.
  30. V. Lénine, " Faut-il boycotter Douma d'État ? ", Œuvres, Éditions sociales/Éditions du Progrès, t. 10, p. 95.
  31. Ibid.
  32. V. Lénine, " À propos du boycottage ", Œuvres, Éditions sociales/Éditions du Progrès, t. 11, p. 143.
  33. V. Lénine, " Comment les partis bourgeois et le parti ouvrier envisagent les élections à la Douma ", Œuvres, Éditions sociales/Éditions du Progrès, t. 11, p. 438.
  34. Ibid., p. 440.
  35. V. Lénine, " Contre le boycottage (D'après les notes d'un publiciste social-démocrate) ", Œuvres, Éditions sociales/Éditions du Progrès, t. 13, p. 30.
  36. V. Lénine, " Sur le droit chemin ", Œuvres, Éditions sociales/Éditions du Progrès, t. 15, p. 11.
  37. V. Lénine, " N'est-ce pas le début d'un tournant ? ", Œuvres, Éditions sociales/Éditions du Progrès, t. 16, p. 337 339.
  38. V. Lénine, " Le commencement des manifestations ", Œuvres, Éditions sociales/Éditions du Progrès, t. 16, p. 379.
  39. Ibid., p. 380.
  40. Cité in P. Broué, Le parti bolchevique. Histoire du PC de l'URSS, Éditions de Minuit, 1971, p. 41.