Les vrais acteurs de mai 68 :
dix millions de grévistes et les idées de la révolution

réédition d'une brochure éditée par Voix des travailleurs en aout 1998

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Mis en ligne le 15 mais 2008

Il paraît qu'en France, on aime les commémorations. Il faut dire que pour les gens au pouvoir, elles sont une occasion de réécrire l'histoire à leur propre avantage ou de caricaturer les actions de ceux qui les dérangent. Ainsi, les 30 ans de mai 68 sont l'occasion pour toute la presse de parler de tout sauf de ce que fut réellement mai 68. (voir annexe1 une chronologie des évènements)
Bien sûr, comme cette presse se veut vivante, on voit se multiplier les témoignages des prétendus acteurs de l'époque ou le récit de ce qu'ils sont devenus. Et les journalistes s'adressant pour l'essentiel à ceux qu'ils connaissent, on peut lire toutes sortes de portraits inintéressants de prétendus anciens soixante-huitards, ayant trouvé leur place dans cette société bourgeoise qu'ils condamnaient dans leur jeunesse, place souvent confortable, voire très confortable. Tout cela vise à donner du crédit à cette image d'Epinal qu'en son temps le Parti Communiste a largement contribué à fabriquer, en opposant la classe ouvrière responsable et respectant les élections aux gauchistes, fils à papa irresponsables et aventuriers.
La contestation de mai 68 a brassé des gens de tous horizons, de tous les milieux sociaux. La classe ouvrière rentrant dans la lutte, en s'engouffrant dans la brèche ouverte par le mouvement étudiant, entraînait derrière elle, à ses côtés, de larges sympathies, y compris dans des milieux sociaux privilégiés et tout naturellement dans les milieux intellectuels. Le mouvement refluant, c'est tout aussi naturellement que la grande majorité de ces intellectuels ont rejoint leur milieu social, se sont glissés sur les rails pour occuper la place à laquelle la société les destine. Cela ne juge ni le mouvement ni ceux qui ont suivi un tel chemin dont nombreux sont ceux qui, d'une façon ou d'une autre, ont gardé leur sympathie pour le mouvement ouvrier. Cela ne peut faire oublier aussi que certains de ces intellectuels qui s'étaient enthousiasmés en scandant "travailleurs, étudiants, solidarité" sont restés jusqu'au bout, au mépris des postes et des places, au mépris des carrières, fidèles à leurs idées, dans le camp des travailleurs, dévoués à leur classe.
Cette campagne de presse est bien incapable de masquer l'essentiel, qui fait de mai 68 une date historique, l'irruption des masses sur le terrain où se règle leur propre sort pour paraphraser Trotsky, à travers la plus grande grève générale qu'ait connu le pays.
La presse consacre bien peu de place à ce que sont devenus les acteurs principaux de mai 68, les dix millions d'ouvriers, d'employés, de salariés qui ont paralysé le pays, montré aux yeux de tous que sans eux, plus rien ne marchait, que la société c'était eux, et qu'il faudrait que ce soit eux qui la dirigent.
En affirmant cela, dans les faits, en défiant les classes dominantes, les millions de grévistes, quel que soit leur propre niveau de conscience individuelle, donnaient une grande force au deuxième acteur de mai 68, les idées de la révolution.
Bien sûr, les partis de la gauche traditionnelle, les syndicats réformistes, surent préserver leur influence, domestiquer et canaliser " cette irruption des masses ", mais ils ne purent les empêcher d'écrire, dans des lettres ineffaçables, l'actualité de la révolution, la nécessité d'en finir avec le pouvoir d'une minorité de parasites qui s'approprient l'essentiel des richesses produites par l'immense majorité de la population qu'ils dépossèdent du droit de jouir des fruits de son propre travail.
C'est cela que la presse s'efforce d'effacer. Elle en est bien incapable tellement le système qu'elle défend étale sa faillite. Mai 68 n'était qu'un début. Il ne s'agit pas de chercher ou d'espérer le recommencer. Il s'agit de continuer l'essentiel de son combat, lutter pour l'émancipation des travailleurs par eux-mêmes et en finir avec la société de classes.

" 10 ans, ça suffit ! "
Tel était le slogan souvent crié dans les manifestations de la jeunesse contestataire comme dans les cortèges ouvriers. Le mouvement de mai 68 fut dès le début politique, pas seulement chez les étudiants, mais aussi chez les travailleurs qui, encouragés par la contestation de la jeunesse, entraient souvent dans la grève sans avoir formulé des revendications, mais animés par l'espoir que cette fois-ci, les choses étant sérieuses, De Gaulle pouvait, devait partir. La haine du régime gaulliste faisait l'unanimité parmi les acteurs de 68 qui voulaient changer le cours des choses, même s'ils ne savaient pas par quoi le remplacer. Le pouvoir gaulliste prétendument fort, obligé de reculer devant les mobilisations des étudiants, montra sa faiblesse, son incapacité à ramener l'ordre social, à faire cesser la vague gréviste.
Ce sont les directions syndicales et les partis de la gauche, notamment le plus influent dans la classe ouvrière, le PCF, qui ont forgé le mythe que la grève générale n'était pas politique, qu'elle avait seulement des objectifs économiques. Eux qui ne voulaient pas contester le pouvoir gaulliste dans la rue, qui se sont ralliés à la grève générale qu'ils ne pouvaient endiguer, pour détourner la lutte du terrain où elle était déterminante, la rue, pour la dévoyer sur le terrain électoral qui était une impasse, ont justifié leur trahison par un mensonge.
L'usure du régime était telle que la bourgeoisie elle-même envisagea de s'en séparer avant qu'il ne reprenne la situation en main grâce à la complicité de la gauche.
En 10 ans, de son retour aux affaires en 1958 aux événements de mai 68, celui qui était apparu au-dessus des partis dans la période précédente, se montrait tel qu'il était, porte-parole du parti de l'ordre, de la réaction.
Il fut rappelé au pouvoir en 1958, dans une situation de crise, choisi à cause de son passé de général réactionnaire, qui s'était mis en réserve en 1946, alors qu'il avait été le symbole de la bourgeoisie qui n'avait pas fait le choix du soutien à Vichy. Il apparaissait alors comme au-dessus des partis dans un contexte où tous les partis se déconsidéraient dans le cadre de la IVème République instaurée au lendemain de la guerre et qui reposait sur la collaboration de la SFIO, du PCF et du MRP, le parti de droite de l'époque. Le PC éloigné du pouvoir en 48, alors qu'il gardait un nombre élevé de députés, l'instabilité parlementaire était telle que les gouvernements se faisaient et se défaisaient selon les marchandages. La sale guerre menée par l'impérialisme français en Algérie depuis 1954 s'enlisait et pour en sortir, il fallait un homme de droite, capable d'imposer à l'armée, aux français d'Algérie, un accord négocié avec le FLN.
Lorsque l'armée en Algérie s'insurge le 13 mai 1958, De Gaulle revient au pouvoir, soutenu à la fois par un Parlement à majorité de gauche qui lui remet tous les pouvoirs, et par l'armée en Algérie. Il modifie alors le régime parlementaire incapable d'assurer la stabilité politique nécessaire pour les affaires de la bourgeoisie, augmente les pouvoirs de l'exécutif en instaurant un régime présidentiel, réduit la représentation parlementaire du PCF et réorganise la droite dans un grand parti soumis à De Gaulle qui, apparaissant comme au-dessus des partis, s'impose à tous. L'indépendance arrachée par la lutte du peuple algérien en 1962, l'usure du régime gaulliste commence.
Et en 1968, le mouvement étudiant ruinait le mythe du "pouvoir fort" invoquées par les directions syndicales et de la gauche pour justifier leur passivité. La grève générale fit le reste.

Spontanéité ou explosion longuement murie ?
Le journal Le Monde du 15 mars précédent les événements publiait un article d'un journaliste, Pierre Viansson-Ponté, affirmant que "ce qui caractérise actuellement notre vie publique, c'est l'ennui". La révolte de la jeunesse, éclatant spontanément, serait venue rompre cet ennui, entraînant la classe ouvrière dans la grève générale. Comment expliquer cette explosion, alors qu'il était de mode dans certains milieux intellectuels de parler de "l'embourgeoisement" de la classe ouvrière ? Et il ne manqua pas, parmi les acteurs mêmes, de partisans de la spontanéité révolutionnaire, acteurs dépassés par le sens et la portée de leurs propres actes, qui, sans conscience politique, reprenaient à leur compte ce que l'on disait d'eux.
Il était en effet bien difficile pour ceux qui proclamaient la fin de la classe ouvrière et de la lutte de classe, d'expliquer et de comprendre les causes profondes de l'explosion sociale qui brisait tous leurs préjugés réactionnaires.
Quand des dizaines de milliers de jeunes ouvrent brusquement les yeux sur la réalité du pouvoir en place en s'affrontant courageusement à son appareil d'Etat, quand des millions de travailleurs s'engouffrent dans la grève, sans obéir à un quelconque mot d'ordre venu d'en haut, le mouvement prend le caractère d'une explosion sociale spontanée. Mais celle-ci était l'aboutissement de l'évolution des consciences qui s'était faite dans la période précédente.
Cette évolution n'était pas propre à la France, mais le produit de transformations à l'échelle internationale, tant sur le plan politique que sur le plan économique. La bourgeoisie française était sortie de la guerre dans le camp des vainqueurs, mais elle n'était plus qu'une bourgeoisie de deuxième ordre, obligée de faire appel aux capitaux américains pour reconstruire son appareil économique et bientôt confrontée à la révolte des peuples des colonies. S'ouvrait alors la période des sales guerres coloniales qui, en France, à travers l'UNEF, syndicat politisé, mobilisa la jeunesse contre la guerre en Algérie, puis ce fut le tour des Etats-Unis qui durent assumer la responsabilité de la guerre au Viêtnam. A travers l'affrontement entre la première puissance impérialiste et tout un peuple courageux, dressé pour son indépendance, se fit la politisation d'une fraction de plus en plus large de la jeunesse de tous les pays qui choisit son camp, celui des peuples opprimés. Cette révolte ne laissa pas la classe ouvrière indifférente, même si c'est surtout sur le terrain économique qu'elle prit conscience de la nécessité d'entrer en lutte pour exiger son propre droit à l'existence.
A la veille de la grève générale de mai 68, la classe ouvrière connaissait des conditions d'existence difficiles. Elle avait, par son travail produit toutes les richesses que la bourgeoisie s'était accaparées pendant la période qualifiée des " trente Glorieuses " qui furent surtout glorieuses pour les profits de la bourgeoisie. En France comme ailleurs, la fin de la guerre signifiait la possibilité de profits accrus pour les bourgeoisies qui reconstruisent leur appareil de production en surexploitant leurs classes ouvrières. Pendant 30 ans, il y eut une réelle expansion économique, un développement de la production et dans les quelques pays riches, une augmentation de la consommation. Mais bien évidemment, cette expansion ne fut possible que parce que la part de la classe ouvrière augmenta sans commune mesure avec les richesses produites. Ainsi, en 1950, le pouvoir d'achat de la population ne représentait que 60 % du niveau de 1938. Mais l'industrie en expansion, absorbait une main d'œuvre en augmentation constante, de nouveaux travailleurs, issus des campagnes, allaient grossir les rangs des O.S., les femmes rentraient de plus en plus nombreuses sur le marché du travail et la bourgeoisie faisait venir de nouveaux contingents de travailleurs immigrés. La classe ouvrière, pendant toute cette période, augmenta en nombre, plus 1,5 millions, et son poids s'accrut dans l'économie. Pour inonder le marché de produits à bas prix, les capitalistes introduisirent le travail à la chaîne, le travail en équipes et les journées de travail étaient de 48 heures hebdomadaires pour 53 % des ouvriers en 1966, de 50 heures dans le bâtiment et de 55 heures dans la sidérurgie. Les salaires n'augmentaient pas en proportion des profits et bien que l'augmentation de la consommation ait été réelle, le fossé ne cessait de se creuser entre les classes. Le chômage venait de passer brusquement de 200 000 à 500 000. Ainsi, la difficulté à se loger était grande et il y avait encore des bidonvilles à la porte des grandes villes. Prenant conscience des inégalités croissantes, les travailleurs commencèrent à revendiquer leur part de la croissance et cela passait par des augmentations substantielles des salaires. Dès décembre 1966, les grèves furent nombreuses, chez Dassault à Bordeaux, puis en février et mars 1967, chez Rhodiaceta et Berliet, dans la région de Lyon, puis dans la métallurgie à Nantes, aux chantiers de l'Atlantique à Saint-Nazaire, dans les mines de fer en Lorraine. En janvier 1968, les grévistes de la Saviem à Caen s'affrontèrent violemment avec la police qui investit l'usine.
C'est de la conjonction de la révolte entre la jeunesse, politisée au contact des générations qui s'étaient battues contre la guerre d'Algérie, qui ne peut trouver sa place dans une société figée, réactionnaire, s'incarnant dans le pouvoir de De Gaulle, et l'exaspération de la classe ouvrière, que naissent les événements de mai 1968. Le mécontentement accumulé, jusqu'alors contenu, brusquement se libère, explose, bouleverse l'ordre établi et les préjugés des sociologues, commence à prendre conscience de lui-même et à s'organiser...

Le parti socialiste et le parti communiste français en 1968 et en 1998 : deux façons de servir l'ordre bourgeois en crise
En mai 1968 le Parti socialiste, en tant que tel, n'a joué aucun rôle. Il était alors fondu dans une coalition électorale, la FGDS (Fédération de la Gauche Démocrate et Socialiste) dirigée par Mitterrand qui n'était lui même pas socialiste. Il n'apparaissait quasiment jamais sous son propre drapeau de l'époque, la SFIO, totalement déconsidérée depuis l'intensification de la guerre d'Algérie en 1956.
Le parti socialiste n'avait qu'une faible existence dans la classe ouvrière. C'est le PCF lui même qui s'acharnait à lui donner du crédit en faisant dépendre toute perspective de changement d'une éventuelle "union de la gauche".
En mai 68, les dirigeants de la FGDS savaient que ce n'était pas seulement De Gaulle qui était contesté. Ils l'étaient eux-mêmes, avec tout le système politique bourgeois et l'ensemble de la société capitaliste. Ce n'est qu'à partir du moment où les accords de Grenelle se révélèrent insuffisants pour arrêter la grève et que le pouvoir gaulliste sembla devenu inopérant que Mitterrand et ses collègues socialistes sortirent du bois.
Le 28 mai, Mitterrand annonça que si les "non" l'emportaient au référendum bidon que De Gaulle avait proposé quatre jours plus tôt et si alors De Gaulle démissionnait, lui, Mitterrand, pourrait être candidat à sa succession. Comme De Gaulle, Mitterrand se proposait de vider la rue en remplissant les urnes. Pas question pour lui d'être porté au pouvoir par 10 millions de grévistes et des centaines de milliers de jeunes révoltés. De fait Mitterrand constituait avec De Gaulle et la droite un front pour l'ordre et "le retour au calme". Il signalait au passage à l'opinion bourgeoise inquiète qu'il était là, comme solution de rechange, au cas où De Gaulle ne pourrait plus faire face à la situation.
En 68, le PCF était hégémonique dans la classe ouvrière. Aux élections législatives de 1967, il avait obtenu 22% des votes et près d'un million de voix de plus que la FGDS. Le PCF était surtout le seul parti politique implanté nationalement, à agir et à s'exprimer dans les entreprises et contrôlait totalement la CGT qui était très largement majoritaire dans tous les secteurs. Mais depuis bien longtemps les dirigeants du PCF ne se servaient de cette influence que pour convaincre les travailleurs de ne pas provoquer le "pouvoir fort" de De Gaulle, de miser sur la "voie pacifique", c'est à dire sur d'hypothétiques succès électoraux. Ils bannissaient les drapeaux rouges et "l'Internationale" des manifestations et excluaient de la CGT les rares militants d'extrême gauche qui s'y opposaient à eux. Pendant toutes ces années le PCF avait tout fait pour apparaître aux yeux de la bourgeoisie comme un parti fiable, capable de gérer ses affaires au gouvernement et de garantir la paix sociale. Mais la crise politique qui éclata en mai 68 ébranla tout le système et tous ces savants calculs.
En quelques jours, le PCF s'était retrouvé devant une révolte massive de la jeunesse étudiante, contestant radicalement sur les barricades le pouvoir gaulliste et la société capitaliste et ayant des leaders "gauchistes". Lorsque les premières grèves avec occupation se déclenchèrent tout à fait indépendamment de sa volonté, l'enjeu pour lui fut de conserver son influence sur la classe ouvrière tout en jouant son rôle de rempart du système. Très rapidement, la direction du PCF demanda à ses militants d'étendre la grève. C'était pour elle le meilleur moyen d'en prendre le contrôle et aussi de garantir son influence sur ses propres militants. Les dirigeants du PCF et de la CGT prenaient un risque calculé. Leurs militants devaient organiser la grève et les occupations de telle façon que la masse des travailleurs y reste passive, spectatrice. Il n'était pas question de faire des usines des foyers d'agitation politique et de démocratie ouvrière.
Le PCF et la CGT s'efforcèrent de limiter la grève aux revendications économiques et de couper la classe ouvrière de la contagion des idées révolutionnaires. Les accords que les dirigeants de la CGT avaient signé à Grenelle avec les autres dirigeants syndicaux furent repoussés par les travailleurs. Les calomnies du PCF contre le mouvement étudiant et ses leaders n'empêchèrent pas des dizaines de milliers de travailleurs, surtout des jeunes, de sympathiser avec eux et de rejoindre leurs manifestations. Mais la capacité manœuvrière du PCF, son influence presque partout incontestée au sein des entreprises lui permirent de faire reprendre le travail à 10 millions de grévistes dont bien peu étaient convaincus d'avoir obtenu ce pour quoi ils avaient fait grève pendant 3 et 4 semaines. Il trahissait ainsi la grève générale et rendait un fier service à la bourgeoisie et à tout son personnel politique.
Aujourd'hui le PCF est encore plus un parti à caractère social-démocrate du fait de l'écroulement du stalinisme. Tout au long des années 70, alors que la bourgeoisie faisait payer cher à la classe ouvrière les débuts de la crise, il a tout fait pour différer les luttes et concentrer les espoirs des travailleurs sur les élections. C'étaient l'union de la gauche et le programme commun qui devaient "changer la vie"...
Au gouvernement, le PCF a pesé de tout son poids pour faire accepter aux travailleurs des mesures d'austérité que la droite n'avait pas osé imposer. La démoralisation qui en a résulté a fait beaucoup de dégâts. Le PCF lui-même a perdu beaucoup de son influence tant électorale que militante.
Aujourd'hui, il est de nouveau au gouvernement. Il s'efforce de présenter un visage ouvert et démocratique. Mais l'influence qu'il a conservée dans les rangs de la classe ouvrière, il l'utilisera dans toute crise sociale et politique pour une fois de plus tromper les travailleurs même s'il n'a plus le monopole politique dans la classe ouvrière car les militants d'extrême-gauche sont bien plus présents et influents qu'ils ne l'étaient en mai 1968.
Alors quand demain la classe ouvrière, par ses luttes, viendra une nouvelle fois déjouer les calculs politiciens des dirigeants du PS et du PCF, ils ne pourront sauver la mise à la bourgeoisie si les travailleurs se sont dotés entre temps d'un authentique parti socialiste et communiste.

MAI 68 : une crise internationale
L'année 68 est celle de nombreux mouvements de contestation de l'ordre impérialiste dans le monde entier mais aussi de l'ordre stalinien en Europe de l'Est.
A l'origine, la vague de fond qui a fait mûrir cette crise vient des luttes d'émancipation des peuples coloniaux. Ces mouvements ont créé une prise de conscience dans la jeunesse sensible aux injustices. Une partie d'entre elle en arrive à mettre en cause toute la société. Ces centaines de milliers de pauvres qui, à Cuba, en Chine et au Vietnam tiennent tête à l'impérialisme, soulèvent l'enthousiasme.
Aux Etats-Unis, à partir de 1965 se développe la lutte contre la guerre du Vietnam menée principalement par les étudiants. Au printemps 67, ils sont de plus en plus nombreux à refuser la conscription et s'organisent dans les campus contre les agents recruteurs. Durant les années 67-68, des manifestations se succèdent avec des affrontements violents avec la police. Le 4 avril 68, l'assassinat de Martin Luther King à Memphis déclenche des révoltes dans les ghettos noirs des villes du Nord et du sud. La radicalisation du mouvement noir influence le mouvement de la jeunesse étudiante qui s'exprime sur plusieurs campus, notamment celui de Berkeley où elle s'affronte pendant quatre jours avec la police. Et il y a, en octobre, 100 000 personnes qui manifestent à New York devant le Pentagone.
En Allemagne fédérale, les mouvements de jeunesse sont aussi très marqués par la lutte anti-impérialiste. Le fer de lance de la révolte étudiante est la SDS (Union des Etudiants Socialistes), avec à sa tête Rudi Dutschke. Elle est issue de l'organisation de jeunesse du parti socialiste allemand. Les jeunes Allemands se lancent dans des actions contre les bases de l'OTAN. En avril 68, un anticommuniste tire sur Rudi Dutschke. Cela déclenche des manifestations violentes dans plusieurs grandes villes allemandes. Mais cette contestation de la jeunesse allemande est restée coupée de la majorité de la population travailleuse.
Au Japon, une des organisations étudiantes la plus radicale, les " Zengakuren ", s'en prend à tous les symboles de l'impérialisme américain. Ces étudiants organisés militairement, mèneront entre autres une lutte aux côtés des paysans expulsés de leurs terres par la construction d'un aéroport.
Le soulèvement de la jeunesse étudiante dans de nombreux pays encourage à son tour d'autres mouvements sociaux comme en France ou en Italie. Il stimule tous ceux qui aspirent à se libérer des dictatures, en Amérique Latine ou bien dans les pays d'Europe de l'Est soumis aux régimes des bureaucrates staliniens. En Espagne, la lutte contre la dictature de Franco a été engagée des années avant par les ouvriers, notamment les mineurs des Asturies. L'agitation antifranquiste des étudiants commencée en janvier 68 redouble durant le mois de mai, stimulée par le mouvement français. A l'Est, la contestation étudiante va se développer en Pologne en mars 68. En Tchécoslovaquie la destitution du dictateur Novotny, créature des bureaucrates soviétiques, a suscité de grands espoirs dans la jeunesse et la population. Devant les risques d'un mouvement social explosif les bureaucrates soviétiques étouffent dans l'œuf la contestation en envoyant le 20 août 68 les chars en Tchécoslovaquie.
Au Mexique, en septembre et octobre à plusieurs reprises, l'armée mitraille les manifestations étudiantes et fait des centaines de morts. Les athlètes noirs américains vainqueurs aux jeux olympiques de Mexico manifestent poing levé sur le podium en octobre 68.

Forces et limites de MAI 68
Ce qui fit avant tout la force du mouvement de 68, ce fut l'intervention de la classe ouvrière utilisant l'arme de la grève générale et montrant, plus de trente ans après 36, qu'elle était la seule force capable d'ébranler le régime gaulliste et de remettre en cause la domination des capitalistes. Les jeunes travailleurs qui prirent l'initiative des grèves à Sud-Aviation, à Cléon et dans bien d'autres entreprises, ouvrirent la voie aux dix millions de salariés qui renouèrent avec les armes de la lutte de classe, la grève générale et les manifestations qui firent chanceler le pouvoir gaulliste et donnèrent des sueurs froides aux bourgeois.
La limite de cette intervention de la classe ouvrière, c'est qu'elle ne prit conscience que tardivement et de façon partielle du véritable rôle joué par les directions syndicales. Beaucoup de travailleurs voulaient faire céder les patrons sur leurs revendications et n'étaient pas prêts à suivre aveuglément les dirigeants syndicaux, sans pour autant dépasser le cadre dans lequel les bureaucrates voulaient cantonner leur lutte. La CGT put ainsi, sans grande résistance, transformer ce qui était une grève générale en une somme de grèves particulières. Ce fut tardivement, lorsque l'appareil stalinien usa de tous les moyens pour faire reprendre le travail, qu'il se heurta à la résistance d'une partie des grévistes qui se refusaient à brader leur mouvement. Même dans des usines considérées comme des fiefs du PC et de la CGT, les manœuvres des bureaucrates pour la reprise du travail se heurtèrent à l'opposition d'une partie des travailleurs. Mais leur résistance fut désarmée car il n'eurent point le temps et la ressource de créer leurs propres formes d'organisation qui leur auraient permis de déjouer les manœuvres de l'appareil stalinien. Et beaucoup eurent le sentiment justifié que, même si les revendications accordées n'étaient pas négligeables, elles n'étaient pas à la mesure de l'ampleur et de la force du mouvement.
Mais malgré ces limites, la preuve était faite, non seulement que la classe ouvrière restait la seule force sociale capable de bouleverser la société, mais que la main mise de l'appareil stalinien sur les travailleurs, si elle était toujours solide, n'était pas sans faille et cela représentait un espoir pour les révolutionnaires.
Le second point fort de mai 68, ce fut la résurgence des idées révolutionnaires. Drapeaux rouges et drapeaux noirs en étaient le symbole. Les idées révolutionnaires que le gaullisme et le stalinisme paraissaient avoir étouffées, resurgissaient. L'intervention de dizaines de milliers d'étudiants et de millions d'ouvriers, faisant grève, manifestant et affrontant la police, se réunissant, débattant et confrontant idées et expériences en permanence, fut l'occasion d'une prise de conscience collective de la possibilité de changer la société par la lutte et redonna toute leur vigueur aux idées révolutionnaires.
La limite de cette résurgence des idées révolutionnaires, c'est qu'elle ne déboucha pas sur la constitution d'une force politique organisée. Les révolutionnaires ne parvinrent pas à dépasser l'horizon étroit de leurs rivalités de boutique, d'autant que beaucoup dans le feu des événements s'illusionnèrent sur les possibilités du mouvement. Contrairement aux illusions de certains, la révolution n'était pas à l'ordre du jour. Il aurait fallu pour cela que la bourgeoisie n'ait plus de solution politique de rechange. Il aurait fallu aussi que la classe ouvrière se pose le problème de la prise du pouvoir et y postule consciemment, ce qui n'était pas le cas. Enfin, le PC n'était pas moribond, comme se plaisaient à le dire un peu rapidement ceux qui, dans l'extrême-gauche, prenaient leurs désirs pour des réalités et prétendaient résoudre le problème de la mainmise des staliniens sur la classe ouvrière en le supprimant.
Le troisième point fort de mai 68, ce fut de mettre fin à un mythe politique, celui de "l'Etat fort" gaulliste, dont les opposants de gauche disaient qu'il n'était pas possible de l'ébranler et dont les partisans pronostiquaient qu'il leur assurait le pouvoir pour des décennies. Quelques dizaines de milliers d'étudiants et surtout des millions de travailleurs en grève ont fait la démonstration que cet Etat fort n'était qu'un mythe. La police qui symbolisait la force et la brutalité du régime gaulliste fut tenue en échec par la détermination des étudiants. De Gaulle, dont tous les partis avaient contribué à assurer la légende, était incapable de reprendre la situation en main. Ses vieilles ficelles, comme son appel à un référendum sur la participation, paraissaient usées. Et si le mouvement de mai 68 ne parvint pas à mettre à bas le symbole qu'il représentait, ce fut essentiellement grâce à la complicité des partis de gauche et des dirigeants syndicaux.
Ainsi, avec ses forces et ses faiblesses, mai 68 fut l'occasion d'une prise de conscience collective de centaines de milliers de jeunes, de travailleurs, de la possibilité de changer la société par leurs luttes. Ceux qui le commémorent aujourd'hui pour mieux l'enterrer ou marquent leur dédain en minimisant son impact, ne sont peut être pas au bout de leurs surprises. L'affirmation de l'existence d'un courant d'une extrême-gauche ouvrière, minoritaire mais bien réel, n'aurait pu se faire sans les bouleversements que provoqua le mouvement de mai 68, et il pose de nouveau aux révolutionnaires le problème du parti qu'ils n'avaient pu résoudre alors.

Des révolutionnaires forts de leurs idées, mais coupés de la classe ouvrière
A en juger par toutes les invectives et les calomnies qui leur étaient adressées, les militants révolutionnaires en 1968 étaient partout puisqu'on les rendait responsables de tout. En fait les groupes révolutionnaires en 68 étaient très minoritaires et très divisés. Les nombreuses organisations révolutionnaires pouvaient se classer en trois courants principaux : les trotskystes, les maoïstes et les anarchistes. Mais au-delà de leurs divergences, ils avaient bien des points communs. La plupart d'entre eux, maoïstes ou trotskystes, venaient du PCF dont ils avaient été exclus, les uns - ceux qui allaient créer la JCR - parce qu'ils n'avaient pas voulu soutenir la candidature de Mitterrand en 1965, les autres - fondateurs de l'UJC(m-l) parce que dans la querelle entre les bureaucrates soviétiques et les dirigeants nationalistes chinois, ils voyaient en Mao le garant des idées révolutionnaires... et le continuateur de Staline. La grande majorité d'entre eux étaient étudiants et avaient peu de liens avec la classe ouvrière.
Cette absence de liens avec la classe ouvrière était due en grande partie au barrage exercé par les staliniens qui considéraient la classe ouvrière comme leur chasse gardée. Tous les moyens leur étaient bons, calomnies, agressions physiques, contre les révolutionnaires. Seul un groupe trotskyste, " Voix ouvrière ", héritier du groupe dirigé par Barta qui avait déclenché la grève Renault 47, avait entrepris un travail systématique d'intervention politique et d'implantation des idées révolutionnaires dans la classe ouvrière, travail fait un temps en commun avec le courant lambertiste.
Mais la brutalité des staliniens n'expliquait pas tout: la faiblesse des liens avec les travailleurs tenait aussi à la conception que ces groupes se faisaient du rôle de la classe ouvrière. La plupart des groupes révolutionnaires se reconnaissaient dans les idées tiers-mondistes et le soutien à la révolution cubaine, chinoise ou vietnamienne, dirigées par des leaders nationalistes dont la référence au communisme était plus inspirée du stalinisme que des idées de Lénine et de Trotsky et auxquelles ils attribuaient des caractères révolutionnaires qu'elles n'avaient pas. Quoiqu'ils aient continué à se réclamer formellement du rôle révolutionnaire de la classe ouvrière, ils pensaient que dans les pays du tiers monde d'autres couches sociales, notamment la paysannerie, pouvaient jouer le même rôle. Au nom du même raisonnement, nombre d'entre eux allaient prêter à d'autres couches sociales petites-bourgeoises, comme les étudiants, des vertus révolutionnaires.
Tout cela fit la force et la faiblesse des révolutionnaires en mai 68. Leurs idées étaient populaires chez les étudiants et les jeunes travailleurs qui aspiraient à changer la société. Mais leur absence de liens avec les travailleurs fit que, même si beaucoup d'ouvriers se sentirent trahis par la politique des directions syndicales et notamment celle de la CGT, ils ne purent trouver dans les groupes révolutionnaires l'appui et les perspectives nécessaires.
Mais si les révolutionnaires étaient minoritaires, s'ils étaient coupés de la classe ouvrière, Mai 68 avaient redonné vie et dynamisme aux idées qu'ils défendaient et leur influence allait bien au delà de ce qu'étaient leurs organisations.
L'acharnement des dirigeants du PC et de la CGT à les discréditer et à dresser un barrage entre les travailleurs et eux en était la preuve. Le pouvoir gaulliste ne s'y trompa pas non plus, qui prit le 13 juin 68 des mesures de dissolution contre onze organisations d'extrême-gauche au nom d'une loi du 10 janvier 1936 sur les milices de combat et milices privées qui était censée faire barrage aux organisations d'extrême-droite !

Une occasion manquée
En 68, les nombreux groupes révolutionnaires furent surpris de l'irruption, non seulement des étudiants manifestant leur volonté de changer la société, mais surtout des travailleurs. Or en quelques semaines, des dizaines de milliers d'étudiants, de lycéens mais aussi de jeunes travailleurs ont manifesté leur sympathie pour les idées révolutionnaires, découvert l'enthousiasme des luttes collectives. Si la grande majorité des travailleurs en grève suivait les consignes syndicales et notamment celles de la CGT, beaucoup regardaient vers ces gauchistes qu'ils ne connaissaient pas, mais dont ils découvraient les idées avec curiosité et sympathie.
Du jour au lendemain, c'est tout un courant d'opinion qui s'est affirmé à la gauche du PCF, enthousiasmé par les idées de la lutte et de la révolution, rejetant la politique timorée et sectaire des dirigeants staliniens et la politique des réformistes de la SFIO discrédités par leur rôle dans la guerre d'Algérie. Il se manifesta notamment le 27 mai lors d'un meeting au stade Charléty. Plus de 70 000 personnes, lycéens, étudiants mais aussi ouvriers - il y avait des délégations d'entreprises comme Sud-Aviation, le Crédit Lyonnais, l'ORTF et bien d'autres - étaient venus dans l'espoir de voir naître un parti qui se situe à la gauche du PCF, qui soit l'expression politique de l'enthousiasme révolutionnaire de Mai. Quelque chose de neuf pouvait naître, un courant politique venait d'affirmer son existence, mais il ne se concrétisa pas dans la constitution d'une force politique organisée.
Les groupes révolutionnaires ne furent pas capables de faire face à une telle situation. Non parce qu'ils étaient numériquement faibles mais parce qu'ils n'étaient pas préparés politiquement à y faire face, parce qu'à l'instant où leurs idées trouvaient un écho de masse, ils se trouvaient prisonniers de raisonnements et de comportements passés qui les paralysaient et stérilisaient leur intervention.
Aucun groupe révolutionnaire n'était en mesure de capitaliser et d'organiser les dizaines de milliers de jeunes, étudiants et ouvriers, qui se tournaient vers les idées révolutionnaires mais qui étaient bien en peine de choisir entre tous ces groupes. Regrouper les forces des révolutionnaires pour que ce courant puisse se donner une expression politique était une nécessité et toutes les forces des révolutionnaires n'auraient pas été de trop. (Voir annexe 2 comment Lutte ouvrière posait la question du parti en aout 1968) Cela ne fut pas possible à cause des faiblesses du mouvement révolutionnaire, de sa coupure avec la classe ouvrière et de sa difficulté à rompre avec les mœurs politiques imposées par le stalinisme. Les groupes révolutionnaires avaient pourtant fait l'expérience dans le cours même des événements de 68 qu'ils étaient capables de militer au coude à coude. Mais ils ne surent pas passer au delà de leurs intérêts de boutique et se hisser à la hauteur des intérêts généraux du mouvement.
Cette incapacité des révolutionnaires à s'unir, à construire le cadre qui aurait permis d'accueillir et de faire militer ensemble tous ceux qui se réclamaient des idées révolutionnaires, détourna d'eux bien des jeunes, des travailleurs.
Le mouvement gauchiste gardait son image étudiante dont Krivine se fit le porte parole à l'occasion des élections présidentielles de 1969 sans réussir à attirer ne serait-ce qu'une frange minime de l'électorat ouvrier de la gauche.
Cette incapacité de l'extrême-gauche révolutionnaire ne fut pas sans conséquence car de telles occasions ne se produisent pas fréquemment. L'existence d'un parti révolutionnaire aurait en effet profondément et durablement changé le rapport de forces dans la classe ouvrière. Son absence laissait libre la voie à la politique de l'Union de la gauche que beaucoup dans la classe ouvrière rejoignirent faute d'une autre alternative. Mais la méfiance restait vive comme le prouva le score d'Arlette Laguiller aux présidentielles de 1974 qui, à la surprise générale, recueillit plus de 600 000 voix en axant sa campagne sur la dénonciation de Mitterrand et de sa politique, au moment où la gauche s'échinait à susciter de nouvelles illusions pour accéder au pouvoir et une nouvelle fois tromper son électorat ouvrier.

Trente ans après MAI 68, vers un nouveau parti des travailleurs socialistes et communistes révolutionnaires
Le vingtième anniversaire de Mai 68 n'a laissé de souvenir impérissable à personne. Cela n'a rien d'étonnant car le mois de mai 88 où Mitterrand a entamé son deuxième septennat n'entrait vraiment pas en résonance avec celui de 68. Les attaques redoublées de la bourgeoisie depuis le début de la crise de 1974-75 et la politique anti-ouvrière des gouvernements de gauche depuis 1981 avaient agi de façon dissolvante sur le moral de nombreux militants de gauche ou d'extrême-gauche. Aujourd'hui, les illusions des travailleurs dans le système et sur la possibilité de changer leur sort par les élections ont reculé. Les travailleurs sont choqués par les liens entre politiciens et hommes d'affaires de même que par l'envolée des actions en Bourse à la suite des plans de licenciements.
Changement des conditions objectives
Voilà pourquoi le trentième anniversaire de Mai 68 se présente bien différemment et remet en lumière et à l'honneur les idées révolutionnaires. Depuis l'année 1995, on assiste plutôt à une remontée du militantisme syndical et associatif, et à un intérêt croissant d'une fraction du monde du travail et de la jeunesse pour les groupes d'extrême gauche. Cela s'est exprimé par les scores inédits d'Arlette Laguiller en 1995 et des listes d'extrême gauche, en particulier de Lutte Ouvrière, aux dernières élections régionales.
Il y a là un phénomène durable qui traduit des changements dans la situation objective depuis un an. Avec le retour au gouvernement des partis de gauche, les illusions dans ces partis ont encore reculé sans entraîner une nouvelle vague de démoralisation paralysant le monde du travail. Cela a été attesté notamment par la grève des routiers, le mouvement des chômeurs et celui en Seine-Saint-Denis. Aussi bien ces luttes que les scores des listes révolutionnaires indiquent une prise de conscience d'une fraction de la classe ouvrière déliée de toute solidarité avec les partis de la gauche plurielle et avec les directions syndicales qui y sont liées. Elle forme la base sociale d'un parti d'extrême-gauche.

La crise de l'extrême gauche
Au moment où se dessinent les éléments favorables à la construction d'un tel parti, le mouvement révolutionnaire est affecté par une crise. Il hésite à rompre avec des pratiques et une approche des problèmes qui ne peuvent pas lui permettre de les résoudre s'il s'y accrochait. C'est le cas par exemple de LO qui se réfugie dans un repli sectaire alors que son succès aux régionales suscite une attente ou de la LCR qui tarde à s'opposer clairement au gouvernement de la gauche plurielle et ne sait plus très bien si elle doit changer de nom.
Il s'agit d'une crise d'inadaptation à une situation inédite dont l'ensemble de l'extrême-gauche n'a pris que partiellement conscience. Cette inadaptation momentanée se traduit par un malaise et diverses crises internes à plusieurs groupes révolutionnaires. Nous en sommes au début d'une prise de conscience où chacun doute de ses positions, de sa direction et de lui-même, cherche à cacher son trouble en s'accrochant à des formules toutes faites et en se réfugiant dans des attitudes de crispation sectaire. A cela s'ajoute en même temps l'aspiration à se regrouper avec d'autres pour faire face à ses responsabilités et franchir une étape, mais en ne voyant devant soi qu'un chemin semé d'embûches pour y parvenir. La discussion qui s'amorce actuellement entre la LCR et Lutte Ouvrière sur le front unique est symptomatique de cette crise. Aussi lourdement académique soit-elle, on ne peut que se réjouir de la reprise d'une discussion que ces deux organisations récusaient depuis des années. Mais il est assez ahurissant de voir s'aligner sur des pages et des pages des arguments sur le front unique face au danger de l'extrême-droite, que ni LO ni la LCR ne peuvent dans les conditions actuelles promouvoir, alors qu'une discussion plus fructueuse sur la nécessité de créer tout simplement un front unique... de tous les révolutionnaires s'imposerait.
Enraciner les idées marxistes révolutionnaires dans le monde du travail et la jeunesse
L'expérience militante et le potentiel d'énergies qui existent dans l'ensemble de l'extrême-gauche est important. Ces atouts ne peuvent donner leur pleine mesure qu'à condition que tous les révolutionnaires regroupent leurs forces et orientent leurs efforts vers la classe ouvrière et la jeunesse pour y enraciner les idées marxistes. Aujourd'hui, l'extrême gauche n'a plus contre elle l'obstacle d'organisations staliniennes puissantes et influentes. L'obstacle ne peut plus venir essentiellement que des faiblesses héritées d'une longue période pendant laquelle les révolutionnaires ont dû tenir face aux appareils bureaucratisés des partis et syndicats staliniens et social démocrates. La pression de ces appareils, combinée à l'isolement des forces vives de la classe ouvrière, a contribué à développer des conceptions politiques et des méthodes de fonctionnement caricaturales, marquant bien souvent la méfiance et le scepticisme des groupes révolutionnaires quant à la capacité des travailleurs à s'emparer des idées marxistes. La rupture avec ces caricatures s'impose.

La recomposition du mouvement révolutionnaire
Cette métamorphose du mouvement révolutionnaire ne peut s'opérer que dans la confrontation large et démocratique de tous les points de vue et dans la recherche systématique des collaborations en vue d'un regroupement de toutes les tendances révolutionnaires. Ne pas en prendre conscience en 1998 serait une preuve d'irresponsabilité, le propre de militants plus attachés à leur conservatisme intellectuel et organisationnel qu'aux intérêts généraux du mouvement révolutionnaire comme du mouvement ouvrier. Pour développer toutes les possibilités qui s'offrent à nous, pour nous dégager des étroitesses qui amènent chacun à théoriser une forme ou une autre de localisme, il nous faut mettre en commun toutes nos capacités, discuter du programme et du fonctionnement permettant le regroupement de toutes les tendances, envisager de créer une presse commune permettant à de nombreux correspondants ouvriers d'y participer, accumuler des expériences communes dans les luttes pour ouvrir la possibilité d'y jouer un rôle déterminant. C'est ainsi que les idées du marxisme et du bolchévisme prendront un contenu actuel et seront à nouveau des armes efficaces dans les mains des travailleurs et de la jeunesse. C'est ainsi qu'à des rythmes et avec des difficultés impossibles à prévoir, les révolutionnaires tisseront des liens solides avec des militants socialistes et communistes qui n'ont plus confiance dans leur parti et cherchent confusément un cadre et des idées conformes à leurs aspirations.


ANNEXE 1

Les moments forts d'une crise qui ébranla le système

3 mai : déclenchement des évènements
Le 3 mai, le recteur Roche demande l'intervention de la police pour faire évacuer la cour de la Sorbonne où les militants d'extrême-gauche tiennent un meeting. La police embarque tout le monde Les étudiants présents aux abords de la Sorbonne, réagissent et manifestent aux cris de "La Sorbonne aux étudiants", "Libérez nos camarades". Les paniers à salade sont secoués. La police charge et procède à plus de 600 arrestations et 12 étudiants sont inculpés. Le 5 mai, quatre d'entre eux sont condamnés à deux mois de prison ferme. La préfecture interdit toute nouvelle manifestation mais l'UNEF et le SNES appellent pour le 6 mai à une grève générale dans l'université. De son côté, le PCF dans l'Humanité-Dimanche affirme que "ces faux révolutionnaires se comportent objectivement en alliés du pouvoir gaulliste et de sa politique qui nuit à l'ensemble des étudiants."

Du 6 au 13mai : la mobilisation des étudiants contre le pouvoir
Le 6 mai, des manifestations rassemblent jusqu'à 20 000 personnes. L'UNEF pose trois revendications: le retrait des forces de police du Quartier Latin, l'amnistie des condamnés, la réouverture des facultés fermées. De jour en jour, à Paris comme en province, le mouvement s'élargit. Le 10 mai, la manifestation parisienne rassemble plus de 50 000 personnes. Les forces de l'ordre bouclent le Quartier Latin. Les manifestants montent une soixantaine de barricades. Vers 2h00 du matin, les CRS ont l'ordre de charger. La brutalité de la répression est sans précédent. Les habitants du quartier ouvrent leurs appartements aux étudiants pourchassés ou blessés. Mais la police poursuit les manifestants dans les cages d'escaliers et les appartements privés. Les affrontements durent jusqu'à 7h00 du matin.
Le samedi, l'UNEF et le SNES invitent les syndicats ouvriers à appeler à la grève générale. Les syndicats s'en tiennent à une grève de protestation de 24 h.
Dans tout le pays, tous les quartiers, toutes les familles, on discute de cette "nuit des barricades". Les travailleurs sont indignés par la violence de la répression et aussi impressionnés par le courage, la détermination de ces étudiants qui mettent en échec le régime gaulliste

Du 13 au 26 mai : l'entrée en scène de la classe ouvrière
Le 13 mai, tout le pays est paralysé. Le soir, à Paris, la manifestation rassemble près d'un million de personnes. Le lendemain les organisations syndicales ne lancent aucun mot d'ordre de grève. Mais à Nantes, les ouvriers de Sud-Aviation ne reprennent pas le travail et occupent l'usine. Le 15, sous l'impulsion de jeunes ouvriers, Renault-Cléon près de Rouen se met en grève et l'usine est occupée. Le 16, la grève s'étend aux autres usines du groupe Renault. Le mouvement de généralisation de la grève est irréversible. Alors, les dirigeants syndicaux de nombreuses usines prennent les devants. La CGT met sur pied des "comités de grève" qui ne sont composés que de militants syndicaux. En quelques jours, dix millions de travailleurs entrent dans la grève.
Le 24, la CGT organise deux défilés distincts de la manifestation des étudiants. Les défilés de la CGT sont autorisés par la préfecture. La manifestation des étudiants est interdite. De nombreux travailleurs jeunes et moins jeunes la rejoindront. Les barricades ne se cantonnent plus au Quartier Latin, mais des affrontements ont lieu dans tout Paris jusqu'à l'aube.
Dans la soirée, De Gaulle s'adresse au pays. Mais l'annonce d'un référendum fait chou blanc.
Le 26 mai, les centrales syndicales et le patronat négocient au ministère du Travail, rue de Grenelle. La CGT signe un "protocole" d'accord.

Du 27 mai au 1er juin : une semaine décisive
Les syndicats vont présenter les accords de Grenelle aux travailleurs. Seguy se fait huer à Renault-Billancourt. Les centrales sont contraintes de tout remballer. Le soir, au stade Charlety, le meeting de l'extrême-gauche rassemble 70 000 personnes, dont de nombreux travailleurs. C'est l'enthousiasme, le sentiment que le régime gaulliste arrive à son terme et que tout est possible.
De Gaulle disparaît le 29 mai. Dans l'indécision, il va à Baden-Baden se faire remonter le moral par le chef des forces françaises en Allemagne, le général Massu. Mais ce qui va réarmer moralement et politiquement De Gaulle, c'est l'empressement de toute la gauche à le soutenir. Mitterrand, Mendès-France et le PCF font savoir qu'ils sont prêts à prendre leurs responsabilités au sein d'un gouvernement de la gauche. Mais tous précisent bien que cette solution de rechange au gouvernement en place ne vaut que si De Gaulle décide, de lui-même, de prendre sa retraite. De Gaulle comprend alors que tous lui laissent le champ libre Le 30 mai, il fait savoir qu'il ne se retirera pas, dissout l'Assemblée nationale et convoque de nouvelles élections législatives. La manifestation de soutien à De Gaulle de 200 à 800 000 personnes selon les estimations, défile sur les Champs Elysées.
Le PCF utilise la visite de De Gaulle à Massu et la manifestation gaulliste pour développer la crainte de la guerre civile. Les élections législatives sont présentées comme permettant d'obtenir ce que la grève n'arrachera pas au patronat. Le 1er juin, le bureau politique du PCF déclare : "De Gaulle annonce son intention de procéder à de nouvelles élections. Le PCF n'avait pas attendu ce discours pour demander que la parole soit donnée au peuple dans les plus brefs délais. Il ira à cette consultation en exposant son programme de progrès social et de paix, et sa politique d'union."

Du 1er juin à la fin de la grève : le PCF avec la CGT met tout son poids pour la reprise
Le 1er juin, la CGT et les autres centrales syndicales acceptent que redémarre la distribution d'essence. Seule l'UNEF et les groupes d'extrême-gauche appellent à une manifestation qui regroupe 40 000 personnes aux cris de "Ce n'est qu'un début, continuons le combat".
Le 3 juin, l'Humanité titre : "Premiers résultats importants dans un certain nombre de secteurs" et le 6 juin: "Cheminots, RATP, postiers, mineurs, EGF, etc. : reprise victorieuse du travail". C'est l'intoxication à la reprise pour hâter le mouvement, décourager les travailleurs les plus combatifs.
Le 7 juin, les CRS occupent Renault-Flins. De violents affrontements éclatent. Des étudiants viennent prêter main forte aux travailleurs. Ils sont dénoncés par l'Humanité. Un jeune militant d'extrême-gauche, Gilles Tautin, meurt noyé dans la Seine en essayant d'échapper aux CRS aux usines Renault de Flins.
Le 11 juin, les ouvriers de Peugeot affrontent les CRS. Deux ouvriers sont tués. Le lendemain la CGT fait le minimum en appelant à une heure de débrayage.
Le 13 juin, le gouvernement dissout onze organisations d'extrême-gauche. Le PCF loin de protester s'en félicite dans le même temps où avec la CGT, il active la reprise du travail, et mène une campagne électorale active dans laquelle il se présente comme un "parti d'ordre" selon ses propres termes.
Le 15 juin, la majeure partie des travailleurs a repris le travail. Les élections législatives vont pouvoir se dérouler dans un calme relatif. Elles seront une défaite cuisante pour les partis de gauche.

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ANNEXE 2 :

" La question du parti " telle que Lutte ouvrière la posait en aout 1968

Nous publions des extraits d'un article intitulé " La question du parti ", publié dans le numéro spécial de Lutte Ouvrière de l'été 68, parce que cet article nous semble intéressant à un double titre. D'une part, il permet de mesurer à quel point Lutte Ouvrière a renoncé à la politique qui était la sienne, ensuite parce que tous ceux qui pourraient s'étonner de la contradiction apparente entre nos propres raisonnements et le fait que les militants à l'origine de notre tendance viennent de Lutte Ouvrière, comprendront mieux notre filiation. Bien des choses dites dans cet article nous semblent d'une totale actualité.


" [...] Le problème de la construction de ce parti se trouve posé en termes nouveaux. Il ne s'agit plus de trouver les voies permettant aux révolutionnaires de gagner des militants ouvriers, il s'agit désormais d'organiser ceux qui existent potentiellement, qui se sont révélés au cours des événements. Et il s'agit de le faire rapidement, avant qu'un possible reflux, avec son cortège de démoralisation, ne réduise à néant l'acquis de mai.
Or, beaucoup de ces militants sont désorientés par la division de l'extrême-gauche. Ils ne voient pas sur quoi baser leur choix, et ils n'ont effectivement pas les moyens de faire un tel choix [...]
Il ne s'agit pas de prêcher pour des raisons opportunistes une unité sans principe. De toute manière, tous les militants qui combattent à la gauche du P.C.F. se retrouveront un jour ou l'autre, par la force des choses, dans un même parti révolutionnaire. Ou alors, celui-ci n'existera pas. Seuls des sectaires invétérés pouvaient, et peuvent continuer à imaginer qu'il leur est possible de construire seul leur parti, murés dans un splendide isolement [...]
Il faut pour cela que chacune de ses tendances constitutives agisse en ne perdant pas de vue justement qu'elle n'est qu'une tendance du futur parti. Qu'elle repousse tout sectarisme, tout esprit " de boutique " et de concurrence. Qu'elle considère les intérêts du mouvement révolutionnaire dans son ensemble comme son propre intérêt.
Il faut aussi, dès à présent, tout mettre en œuvre pour unifier dans les plus courts délais l'ensemble des tendances révolutionnaires au sein d'un même parti.
Ce ne sera naturellement possible que si chacune de ces tendances conserve le droit et la possibilité réelle, de défendre librement ses idées au sein du parti unifié.
Mais la reconnaissance d'un tel droit [...] serait l'affirmation d'un droit démocratique élémentaire, sans lequel un parti révolutionnaire ne saurait même pas exister.
Il nous faut là aussi combattre les séquelles du stalinisme dans l'extrême-gauche. Le monolithisme n'est pas un facteur d'efficacité révolutionnaire [...]. Un parti révolutionnaire pour accomplir ses tâches, a besoin que règne en son sein la démocratie la plus intense. Non seulement que les formes démocratiques soient observées, mais surtout qu'existent entre militants, entre la base et la direction, à tous les niveaux, de réels rapports démocratiques. La richesse de la vie intérieure d'un parti est un signe de santé [...].
Que chacune des tendances de l'extrême-gauche considère que sa politique est la plus juste, c'est bien naturel. Le contraire serait particulièrement inconséquent. Mais dans les conditions actuelles, chacune d'elle doit être aussi convaincue qu'il serait infiniment plus profitable pour elle-même comme pour les intérêts généraux du mouvement, de défendre ses idées au sein d'un parti unifié. Aucun révolutionnaire digne de ce nom ne peut craindre la lutte des idées.
L'unification de toutes les tendances révolutionnaires ne serait pas une fin. Mais ce serait un sérieux commencement. Il resterait au jeune parti à s'aguerrir, à se tremper dans la lutte, à sélectionner sa direction et ses cadres, à se rendre apte enfin à remplir sa tâche historique, la révolution prolétarienne. […]
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