Les
vrais acteurs de mai 68 :
dix millions de grévistes et les idées de la révolution
réédition d'une brochure éditée par Voix des travailleurs en aout 1998
Mis en ligne le 15 mais 2008
Il paraît
qu'en France, on aime les commémorations. Il faut dire que pour les
gens au pouvoir, elles sont une occasion de réécrire l'histoire
à leur propre avantage ou de caricaturer les actions de ceux qui les
dérangent. Ainsi, les 30 ans de mai 68 sont l'occasion pour toute la
presse de parler de tout sauf de ce que fut réellement mai 68. (voir
annexe1 une chronologie des évènements)
Bien sûr, comme cette presse se veut vivante, on voit se multiplier
les témoignages des prétendus acteurs de l'époque ou
le récit de ce qu'ils sont devenus. Et les journalistes s'adressant
pour l'essentiel à ceux qu'ils connaissent, on peut lire toutes sortes
de portraits inintéressants de prétendus anciens soixante-huitards,
ayant trouvé leur place dans cette société bourgeoise
qu'ils condamnaient dans leur jeunesse, place souvent confortable, voire très
confortable. Tout cela vise à donner du crédit à cette
image d'Epinal qu'en son temps le Parti Communiste a largement contribué
à fabriquer, en opposant la classe ouvrière responsable et respectant
les élections aux gauchistes, fils à papa irresponsables et
aventuriers.
La contestation de mai 68 a brassé des gens de tous horizons, de tous
les milieux sociaux. La classe ouvrière rentrant dans la lutte, en
s'engouffrant dans la brèche ouverte par le mouvement étudiant,
entraînait derrière elle, à ses côtés, de
larges sympathies, y compris dans des milieux sociaux privilégiés
et tout naturellement dans les milieux intellectuels. Le mouvement refluant,
c'est tout aussi naturellement que la grande majorité de ces intellectuels
ont rejoint leur milieu social, se sont glissés sur les rails pour
occuper la place à laquelle la société les destine. Cela
ne juge ni le mouvement ni ceux qui ont suivi un tel chemin dont nombreux
sont ceux qui, d'une façon ou d'une autre, ont gardé leur sympathie
pour le mouvement ouvrier. Cela ne peut faire oublier aussi que certains de
ces intellectuels qui s'étaient enthousiasmés en scandant "travailleurs,
étudiants, solidarité" sont restés jusqu'au bout,
au mépris des postes et des places, au mépris des carrières,
fidèles à leurs idées, dans le camp des travailleurs,
dévoués à leur classe.
Cette campagne de presse est bien incapable de masquer l'essentiel, qui fait
de mai 68 une date historique, l'irruption des masses sur le terrain où
se règle leur propre sort pour paraphraser Trotsky, à travers
la plus grande grève générale qu'ait connu le pays.
La presse consacre bien peu de place à ce que sont devenus les acteurs
principaux de mai 68, les dix millions d'ouvriers, d'employés, de salariés
qui ont paralysé le pays, montré aux yeux de tous que sans eux,
plus rien ne marchait, que la société c'était eux, et
qu'il faudrait que ce soit eux qui la dirigent.
En affirmant cela, dans les faits, en défiant les classes dominantes,
les millions de grévistes, quel que soit leur propre niveau de conscience
individuelle, donnaient une grande force au deuxième acteur de mai
68, les idées de la révolution.
Bien sûr, les partis de la gauche traditionnelle, les syndicats réformistes,
surent préserver leur influence, domestiquer et canaliser " cette
irruption des masses ", mais ils ne purent les empêcher d'écrire,
dans des lettres ineffaçables, l'actualité de la révolution,
la nécessité d'en finir avec le pouvoir d'une minorité
de parasites qui s'approprient l'essentiel des richesses produites par l'immense
majorité de la population qu'ils dépossèdent du droit
de jouir des fruits de son propre travail.
C'est cela que la presse s'efforce d'effacer. Elle en est bien incapable tellement
le système qu'elle défend étale sa faillite. Mai 68 n'était
qu'un début. Il ne s'agit pas de chercher ou d'espérer le recommencer.
Il s'agit de continuer l'essentiel de son combat, lutter pour l'émancipation
des travailleurs par eux-mêmes et en finir avec la société
de classes.
" 10 ans, ça suffit !
"
Tel était le slogan souvent crié dans les manifestations de
la jeunesse contestataire comme dans les cortèges ouvriers. Le mouvement
de mai 68 fut dès le début politique, pas seulement chez les
étudiants, mais aussi chez les travailleurs qui, encouragés
par la contestation de la jeunesse, entraient souvent dans la grève
sans avoir formulé des revendications, mais animés par l'espoir
que cette fois-ci, les choses étant sérieuses, De Gaulle pouvait,
devait partir. La haine du régime gaulliste faisait l'unanimité
parmi les acteurs de 68 qui voulaient changer le cours des choses, même
s'ils ne savaient pas par quoi le remplacer. Le pouvoir gaulliste prétendument
fort, obligé de reculer devant les mobilisations des étudiants,
montra sa faiblesse, son incapacité à ramener l'ordre social,
à faire cesser la vague gréviste.
Ce sont les directions syndicales et les partis de la gauche, notamment le
plus influent dans la classe ouvrière, le PCF, qui ont forgé
le mythe que la grève générale n'était pas politique,
qu'elle avait seulement des objectifs économiques. Eux qui ne voulaient
pas contester le pouvoir gaulliste dans la rue, qui se sont ralliés
à la grève générale qu'ils ne pouvaient endiguer,
pour détourner la lutte du terrain où elle était déterminante,
la rue, pour la dévoyer sur le terrain électoral qui était
une impasse, ont justifié leur trahison par un mensonge.
L'usure du régime était telle que la bourgeoisie elle-même
envisagea de s'en séparer avant qu'il ne reprenne la situation en main
grâce à la complicité de la gauche.
En 10 ans, de son retour aux affaires en 1958 aux événements
de mai 68, celui qui était apparu au-dessus des partis dans la période
précédente, se montrait tel qu'il était, porte-parole
du parti de l'ordre, de la réaction.
Il fut rappelé au pouvoir en 1958, dans une situation de crise, choisi
à cause de son passé de général réactionnaire,
qui s'était mis en réserve en 1946, alors qu'il avait été
le symbole de la bourgeoisie qui n'avait pas fait le choix du soutien à
Vichy. Il apparaissait alors comme au-dessus des partis dans un contexte où
tous les partis se déconsidéraient dans le cadre de la IVème
République instaurée au lendemain de la guerre et qui reposait
sur la collaboration de la SFIO, du PCF et du MRP, le parti de droite de l'époque.
Le PC éloigné du pouvoir en 48, alors qu'il gardait un nombre
élevé de députés, l'instabilité parlementaire
était telle que les gouvernements se faisaient et se défaisaient
selon les marchandages. La sale guerre menée par l'impérialisme
français en Algérie depuis 1954 s'enlisait et pour en sortir,
il fallait un homme de droite, capable d'imposer à l'armée,
aux français d'Algérie, un accord négocié avec
le FLN.
Lorsque l'armée en Algérie s'insurge le 13 mai 1958, De Gaulle
revient au pouvoir, soutenu à la fois par un Parlement à majorité
de gauche qui lui remet tous les pouvoirs, et par l'armée en Algérie.
Il modifie alors le régime parlementaire incapable d'assurer la stabilité
politique nécessaire pour les affaires de la bourgeoisie, augmente
les pouvoirs de l'exécutif en instaurant un régime présidentiel,
réduit la représentation parlementaire du PCF et réorganise
la droite dans un grand parti soumis à De Gaulle qui, apparaissant
comme au-dessus des partis, s'impose à tous. L'indépendance
arrachée par la lutte du peuple algérien en 1962, l'usure du
régime gaulliste commence.
Et en 1968, le mouvement étudiant ruinait le mythe du "pouvoir
fort" invoquées par les directions syndicales et de la gauche
pour justifier leur passivité. La grève générale
fit le reste.
Spontanéité
ou explosion longuement murie ?
Le journal Le Monde du 15 mars précédent les événements
publiait un article d'un journaliste, Pierre Viansson-Ponté, affirmant
que "ce qui caractérise actuellement notre vie publique, c'est
l'ennui". La révolte de la jeunesse, éclatant spontanément,
serait venue rompre cet ennui, entraînant la classe ouvrière
dans la grève générale. Comment expliquer cette explosion,
alors qu'il était de mode dans certains milieux intellectuels de parler
de "l'embourgeoisement" de la classe ouvrière ?
Et il ne manqua pas, parmi les acteurs mêmes, de partisans de la spontanéité
révolutionnaire, acteurs dépassés par le sens et la portée
de leurs propres actes, qui, sans conscience politique, reprenaient à
leur compte ce que l'on disait d'eux.
Il était en effet bien difficile pour ceux qui proclamaient la fin
de la classe ouvrière et de la lutte de classe, d'expliquer et de comprendre
les causes profondes de l'explosion sociale qui brisait tous leurs préjugés
réactionnaires.
Quand des dizaines de milliers de jeunes ouvrent brusquement les yeux sur
la réalité du pouvoir en place en s'affrontant courageusement
à son appareil d'Etat, quand des millions de travailleurs s'engouffrent
dans la grève, sans obéir à un quelconque mot d'ordre
venu d'en haut, le mouvement prend le caractère d'une explosion sociale
spontanée. Mais celle-ci était l'aboutissement de l'évolution
des consciences qui s'était faite dans la période précédente.
Cette évolution n'était pas propre à la France, mais
le produit de transformations à l'échelle internationale, tant
sur le plan politique que sur le plan économique. La bourgeoisie française
était sortie de la guerre dans le camp des vainqueurs, mais elle n'était
plus qu'une bourgeoisie de deuxième ordre, obligée de faire
appel aux capitaux américains pour reconstruire son appareil économique
et bientôt confrontée à la révolte des peuples
des colonies. S'ouvrait alors la période des sales guerres coloniales
qui, en France, à travers l'UNEF, syndicat politisé, mobilisa
la jeunesse contre la guerre en Algérie, puis ce fut le tour des Etats-Unis
qui durent assumer la responsabilité de la guerre au Viêtnam.
A travers l'affrontement entre la première puissance impérialiste
et tout un peuple courageux, dressé pour son indépendance, se
fit la politisation d'une fraction de plus en plus large de la jeunesse de
tous les pays qui choisit son camp, celui des peuples opprimés. Cette
révolte ne laissa pas la classe ouvrière indifférente,
même si c'est surtout sur le terrain économique qu'elle prit
conscience de la nécessité d'entrer en lutte pour exiger son
propre droit à l'existence.
A la veille de la grève générale de mai 68, la classe
ouvrière connaissait des conditions d'existence difficiles. Elle avait,
par son travail produit toutes les richesses que la bourgeoisie s'était
accaparées pendant la période qualifiée des " trente
Glorieuses " qui furent surtout glorieuses pour les profits de la bourgeoisie.
En France comme ailleurs, la fin de la guerre signifiait la possibilité
de profits accrus pour les bourgeoisies qui reconstruisent leur appareil de
production en surexploitant leurs classes ouvrières. Pendant 30 ans,
il y eut une réelle expansion économique, un développement
de la production et dans les quelques pays riches, une augmentation de la
consommation. Mais bien évidemment, cette expansion ne fut possible
que parce que la part de la classe ouvrière augmenta sans commune mesure
avec les richesses produites. Ainsi, en 1950, le pouvoir d'achat de la population
ne représentait que 60 % du niveau de 1938. Mais l'industrie en expansion,
absorbait une main d'uvre en augmentation constante, de nouveaux travailleurs,
issus des campagnes, allaient grossir les rangs des O.S., les femmes rentraient
de plus en plus nombreuses sur le marché du travail et la bourgeoisie
faisait venir de nouveaux contingents de travailleurs immigrés. La
classe ouvrière, pendant toute cette période, augmenta en nombre,
plus 1,5 millions, et son poids s'accrut dans l'économie. Pour inonder
le marché de produits à bas prix, les capitalistes introduisirent
le travail à la chaîne, le travail en équipes et les journées
de travail étaient de 48 heures hebdomadaires pour 53 % des ouvriers
en 1966, de 50 heures dans le bâtiment et de 55 heures dans la sidérurgie.
Les salaires n'augmentaient pas en proportion des profits et bien que l'augmentation
de la consommation ait été réelle, le fossé ne
cessait de se creuser entre les classes. Le chômage venait de passer
brusquement de 200 000 à 500 000. Ainsi, la difficulté
à se loger était grande et il y avait encore des bidonvilles
à la porte des grandes villes. Prenant conscience des inégalités
croissantes, les travailleurs commencèrent à revendiquer leur
part de la croissance et cela passait par des augmentations substantielles
des salaires. Dès décembre 1966, les grèves furent nombreuses,
chez Dassault à Bordeaux, puis en février et mars 1967, chez
Rhodiaceta et Berliet, dans la région de Lyon, puis dans la métallurgie
à Nantes, aux chantiers de l'Atlantique à Saint-Nazaire, dans
les mines de fer en Lorraine. En janvier 1968, les grévistes de la
Saviem à Caen s'affrontèrent violemment avec la police qui investit
l'usine.
C'est de la conjonction de la révolte entre la jeunesse, politisée
au contact des générations qui s'étaient battues contre
la guerre d'Algérie, qui ne peut trouver sa place dans une société
figée, réactionnaire, s'incarnant dans le pouvoir de De Gaulle,
et l'exaspération de la classe ouvrière, que naissent les événements
de mai 1968. Le mécontentement accumulé, jusqu'alors contenu,
brusquement se libère, explose, bouleverse l'ordre établi et
les préjugés des sociologues, commence à prendre conscience
de lui-même et à s'organiser...
Le
parti socialiste et le parti communiste français en 1968 et en 1998
: deux façons de servir l'ordre bourgeois en crise
En mai 1968 le Parti socialiste, en tant que tel, n'a joué aucun rôle.
Il était alors fondu dans une coalition électorale, la FGDS
(Fédération de la Gauche Démocrate et Socialiste) dirigée
par Mitterrand qui n'était lui même pas socialiste. Il n'apparaissait
quasiment jamais sous son propre drapeau de l'époque, la SFIO, totalement
déconsidérée depuis l'intensification de la guerre d'Algérie
en 1956.
Le parti socialiste n'avait qu'une faible existence dans la classe ouvrière.
C'est le PCF lui même qui s'acharnait à lui donner du crédit
en faisant dépendre toute perspective de changement d'une éventuelle
"union de la gauche".
En mai 68, les dirigeants de la FGDS savaient que ce n'était pas seulement
De Gaulle qui était contesté. Ils l'étaient eux-mêmes,
avec tout le système politique bourgeois et l'ensemble de la société
capitaliste. Ce n'est qu'à partir du moment où les accords de
Grenelle se révélèrent insuffisants pour arrêter
la grève et que le pouvoir gaulliste sembla devenu inopérant
que Mitterrand et ses collègues socialistes sortirent du bois.
Le 28 mai, Mitterrand annonça que si les "non" l'emportaient
au référendum bidon que De Gaulle avait proposé quatre
jours plus tôt et si alors De Gaulle démissionnait, lui, Mitterrand,
pourrait être candidat à sa succession. Comme De Gaulle, Mitterrand
se proposait de vider la rue en remplissant les urnes. Pas question pour lui
d'être porté au pouvoir par 10 millions de grévistes et
des centaines de milliers de jeunes révoltés. De fait Mitterrand
constituait avec De Gaulle et la droite un front pour l'ordre et "le
retour au calme". Il signalait au passage à l'opinion bourgeoise
inquiète qu'il était là, comme solution de rechange,
au cas où De Gaulle ne pourrait plus faire face à la situation.
En 68, le PCF était hégémonique dans la classe ouvrière.
Aux élections législatives de 1967, il avait obtenu 22% des
votes et près d'un million de voix de plus que la FGDS. Le PCF était
surtout le seul parti politique implanté nationalement, à agir
et à s'exprimer dans les entreprises et contrôlait totalement
la CGT qui était très largement majoritaire dans tous les secteurs.
Mais depuis bien longtemps les dirigeants du PCF ne se servaient de cette
influence que pour convaincre les travailleurs de ne pas provoquer le "pouvoir
fort" de De Gaulle, de miser sur la "voie pacifique", c'est
à dire sur d'hypothétiques succès électoraux.
Ils bannissaient les drapeaux rouges et "l'Internationale" des manifestations
et excluaient de la CGT les rares militants d'extrême gauche qui s'y
opposaient à eux. Pendant toutes ces années le PCF avait tout
fait pour apparaître aux yeux de la bourgeoisie comme un parti fiable,
capable de gérer ses affaires au gouvernement et de garantir la paix
sociale. Mais la crise politique qui éclata en mai 68 ébranla
tout le système et tous ces savants calculs.
En quelques jours, le PCF s'était retrouvé devant une révolte
massive de la jeunesse étudiante, contestant radicalement sur les barricades
le pouvoir gaulliste et la société capitaliste et ayant des
leaders "gauchistes". Lorsque les premières grèves
avec occupation se déclenchèrent tout à fait indépendamment
de sa volonté, l'enjeu pour lui fut de conserver son influence sur
la classe ouvrière tout en jouant son rôle de rempart du système.
Très rapidement, la direction du PCF demanda à ses militants
d'étendre la grève. C'était pour elle le meilleur moyen
d'en prendre le contrôle et aussi de garantir son influence sur ses
propres militants. Les dirigeants du PCF et de la CGT prenaient un risque
calculé. Leurs militants devaient organiser la grève et les
occupations de telle façon que la masse des travailleurs y reste passive,
spectatrice. Il n'était pas question de faire des usines des foyers
d'agitation politique et de démocratie ouvrière.
Le PCF et la CGT s'efforcèrent de limiter la grève aux revendications
économiques et de couper la classe ouvrière de la contagion
des idées révolutionnaires. Les accords que les dirigeants de
la CGT avaient signé à Grenelle avec les autres dirigeants syndicaux
furent repoussés par les travailleurs. Les calomnies du PCF contre
le mouvement étudiant et ses leaders n'empêchèrent pas
des dizaines de milliers de travailleurs, surtout des jeunes, de sympathiser
avec eux et de rejoindre leurs manifestations. Mais la capacité manuvrière
du PCF, son influence presque partout incontestée au sein des entreprises
lui permirent de faire reprendre le travail à 10 millions de grévistes
dont bien peu étaient convaincus d'avoir obtenu ce pour quoi ils avaient
fait grève pendant 3 et 4 semaines. Il trahissait ainsi la grève
générale et rendait un fier service à la bourgeoisie
et à tout son personnel politique.
Aujourd'hui le PCF est encore plus un parti à caractère social-démocrate
du fait de l'écroulement du stalinisme. Tout au long des années
70, alors que la bourgeoisie faisait payer cher à la classe ouvrière
les débuts de la crise, il a tout fait pour différer les luttes
et concentrer les espoirs des travailleurs sur les élections. C'étaient
l'union de la gauche et le programme commun qui devaient "changer la
vie"...
Au gouvernement, le PCF a pesé de tout son poids pour faire accepter
aux travailleurs des mesures d'austérité que la droite n'avait
pas osé imposer. La démoralisation qui en a résulté
a fait beaucoup de dégâts. Le PCF lui-même a perdu beaucoup
de son influence tant électorale que militante.
Aujourd'hui, il est de nouveau au gouvernement. Il s'efforce de présenter
un visage ouvert et démocratique. Mais l'influence qu'il a conservée
dans les rangs de la classe ouvrière, il l'utilisera dans toute crise
sociale et politique pour une fois de plus tromper les travailleurs même
s'il n'a plus le monopole politique dans la classe ouvrière car les
militants d'extrême-gauche sont bien plus présents et influents
qu'ils ne l'étaient en mai 1968.
Alors quand demain la classe ouvrière, par ses luttes, viendra une
nouvelle fois déjouer les calculs politiciens des dirigeants du PS
et du PCF, ils ne pourront sauver la mise à la bourgeoisie si les travailleurs
se sont dotés entre temps d'un authentique parti socialiste et communiste.
MAI
68 : une crise internationale
L'année
68 est celle de nombreux mouvements de contestation de l'ordre impérialiste
dans le monde entier mais aussi de l'ordre stalinien en Europe de l'Est.
A l'origine, la vague de fond qui a fait mûrir cette crise vient des
luttes d'émancipation des peuples coloniaux. Ces mouvements ont créé
une prise de conscience dans la jeunesse sensible aux injustices. Une partie
d'entre elle en arrive à mettre en cause toute la société.
Ces centaines de milliers de pauvres qui, à Cuba, en Chine et au Vietnam
tiennent tête à l'impérialisme, soulèvent l'enthousiasme.
Aux Etats-Unis, à partir de 1965 se développe la lutte contre
la guerre du Vietnam menée principalement par les étudiants.
Au printemps 67, ils sont de plus en plus nombreux à refuser la conscription
et s'organisent dans les campus contre les agents recruteurs. Durant les années
67-68, des manifestations se succèdent avec des affrontements violents
avec la police. Le 4 avril 68, l'assassinat de Martin Luther King à
Memphis déclenche des révoltes dans les ghettos noirs des villes
du Nord et du sud. La radicalisation du mouvement noir influence le mouvement
de la jeunesse étudiante qui s'exprime sur plusieurs campus, notamment
celui de Berkeley où elle s'affronte pendant quatre jours avec la police.
Et il y a, en octobre, 100 000 personnes qui manifestent à New York
devant le Pentagone.
En Allemagne fédérale, les mouvements de jeunesse sont aussi
très marqués par la lutte anti-impérialiste. Le fer de
lance de la révolte étudiante est la SDS (Union des Etudiants
Socialistes), avec à sa tête Rudi Dutschke. Elle est issue de
l'organisation de jeunesse du parti socialiste allemand. Les jeunes Allemands
se lancent dans des actions contre les bases de l'OTAN. En avril 68, un anticommuniste
tire sur Rudi Dutschke. Cela déclenche des manifestations violentes
dans plusieurs grandes villes allemandes. Mais cette contestation de la jeunesse
allemande est restée coupée de la majorité de la population
travailleuse.
Au Japon, une des organisations étudiantes la plus radicale, les "
Zengakuren ", s'en prend à tous les symboles de l'impérialisme
américain. Ces étudiants organisés militairement, mèneront
entre autres une lutte aux côtés des paysans expulsés
de leurs terres par la construction d'un aéroport.
Le soulèvement de la jeunesse étudiante dans de nombreux pays
encourage à son tour d'autres mouvements sociaux comme en France ou
en Italie. Il stimule tous ceux qui aspirent à se libérer des
dictatures, en Amérique Latine ou bien dans les pays d'Europe de l'Est
soumis aux régimes des bureaucrates staliniens. En Espagne, la lutte
contre la dictature de Franco a été engagée des années
avant par les ouvriers, notamment les mineurs des Asturies. L'agitation antifranquiste
des étudiants commencée en janvier 68 redouble durant le mois
de mai, stimulée par le mouvement français. A l'Est, la contestation
étudiante va se développer en Pologne en mars 68. En Tchécoslovaquie
la destitution du dictateur Novotny, créature des bureaucrates soviétiques,
a suscité de grands espoirs dans la jeunesse et la population. Devant
les risques d'un mouvement social explosif les bureaucrates soviétiques
étouffent dans l'uf la contestation en envoyant le 20 août
68 les chars en Tchécoslovaquie.
Au Mexique, en septembre et octobre à plusieurs reprises, l'armée
mitraille les manifestations étudiantes et fait des centaines de morts.
Les athlètes noirs américains vainqueurs aux jeux olympiques
de Mexico manifestent poing levé sur le podium en octobre 68.
Forces
et limites de MAI 68
Ce qui fit avant tout la force du mouvement de 68, ce fut l'intervention de
la classe ouvrière utilisant l'arme de la grève générale
et montrant, plus de trente ans après 36, qu'elle était la seule
force capable d'ébranler le régime gaulliste et de remettre
en cause la domination des capitalistes. Les jeunes travailleurs qui prirent
l'initiative des grèves à Sud-Aviation, à Cléon
et dans bien d'autres entreprises, ouvrirent la voie aux dix millions de salariés
qui renouèrent avec les armes de la lutte de classe, la grève
générale et les manifestations qui firent chanceler le pouvoir
gaulliste et donnèrent des sueurs froides aux bourgeois.
La limite de cette intervention de la classe ouvrière, c'est qu'elle
ne prit conscience que tardivement et de façon partielle du véritable
rôle joué par les directions syndicales. Beaucoup de travailleurs
voulaient faire céder les patrons sur leurs revendications et n'étaient
pas prêts à suivre aveuglément les dirigeants syndicaux,
sans pour autant dépasser le cadre dans lequel les bureaucrates voulaient
cantonner leur lutte. La CGT put ainsi, sans grande résistance, transformer
ce qui était une grève générale en une somme de
grèves particulières. Ce fut tardivement, lorsque l'appareil
stalinien usa de tous les moyens pour faire reprendre le travail, qu'il se
heurta à la résistance d'une partie des grévistes qui
se refusaient à brader leur mouvement. Même dans des usines considérées
comme des fiefs du PC et de la CGT, les manuvres des bureaucrates pour
la reprise du travail se heurtèrent à l'opposition d'une partie
des travailleurs. Mais leur résistance fut désarmée car
il n'eurent point le temps et la ressource de créer leurs propres formes
d'organisation qui leur auraient permis de déjouer les manuvres
de l'appareil stalinien. Et beaucoup eurent le sentiment justifié que,
même si les revendications accordées n'étaient pas négligeables,
elles n'étaient pas à la mesure de l'ampleur et de la force
du mouvement.
Mais malgré ces limites, la preuve était faite, non seulement
que la classe ouvrière restait la seule force sociale capable de bouleverser
la société, mais que la main mise de l'appareil stalinien sur
les travailleurs, si elle était toujours solide, n'était pas
sans faille et cela représentait un espoir pour les révolutionnaires.
Le second point fort de mai 68, ce fut la résurgence des idées
révolutionnaires. Drapeaux rouges et drapeaux noirs en étaient
le symbole. Les idées révolutionnaires que le gaullisme et le
stalinisme paraissaient avoir étouffées, resurgissaient. L'intervention
de dizaines de milliers d'étudiants et de millions d'ouvriers, faisant
grève, manifestant et affrontant la police, se réunissant, débattant
et confrontant idées et expériences en permanence, fut l'occasion
d'une prise de conscience collective de la possibilité de changer la
société par la lutte et redonna toute leur vigueur aux idées
révolutionnaires.
La limite de cette résurgence des idées révolutionnaires,
c'est qu'elle ne déboucha pas sur la constitution d'une force politique
organisée. Les révolutionnaires ne parvinrent pas à dépasser
l'horizon étroit de leurs rivalités de boutique, d'autant que
beaucoup dans le feu des événements s'illusionnèrent
sur les possibilités du mouvement. Contrairement aux illusions de certains,
la révolution n'était pas à l'ordre du jour. Il aurait
fallu pour cela que la bourgeoisie n'ait plus de solution politique de rechange.
Il aurait fallu aussi que la classe ouvrière se pose le problème
de la prise du pouvoir et y postule consciemment, ce qui n'était pas
le cas. Enfin, le PC n'était pas moribond, comme se plaisaient à
le dire un peu rapidement ceux qui, dans l'extrême-gauche, prenaient
leurs désirs pour des réalités et prétendaient
résoudre le problème de la mainmise des staliniens sur la classe
ouvrière en le supprimant.
Le troisième point fort de mai 68, ce fut de mettre fin à un
mythe politique, celui de "l'Etat fort" gaulliste, dont les opposants
de gauche disaient qu'il n'était pas possible de l'ébranler
et dont les partisans pronostiquaient qu'il leur assurait le pouvoir pour
des décennies. Quelques dizaines de milliers d'étudiants et
surtout des millions de travailleurs en grève ont fait la démonstration
que cet Etat fort n'était qu'un mythe. La police qui symbolisait la
force et la brutalité du régime gaulliste fut tenue en échec
par la détermination des étudiants. De Gaulle, dont tous les
partis avaient contribué à assurer la légende, était
incapable de reprendre la situation en main. Ses vieilles ficelles, comme
son appel à un référendum sur la participation, paraissaient
usées. Et si le mouvement de mai 68 ne parvint pas à mettre
à bas le symbole qu'il représentait, ce fut essentiellement
grâce à la complicité des partis de gauche et des dirigeants
syndicaux.
Ainsi, avec ses forces et ses faiblesses, mai 68 fut l'occasion d'une prise
de conscience collective de centaines de milliers de jeunes, de travailleurs,
de la possibilité de changer la société par leurs luttes.
Ceux qui le commémorent aujourd'hui pour mieux l'enterrer ou marquent
leur dédain en minimisant son impact, ne sont peut être pas au
bout de leurs surprises. L'affirmation de l'existence d'un courant d'une extrême-gauche
ouvrière, minoritaire mais bien réel, n'aurait pu se faire sans
les bouleversements que provoqua le mouvement de mai 68, et il pose de nouveau
aux révolutionnaires le problème du parti qu'ils n'avaient pu
résoudre alors.
Des
révolutionnaires forts de leurs idées, mais coupés de
la classe ouvrière
A en juger par toutes les invectives et les calomnies qui leur étaient
adressées, les militants révolutionnaires en 1968 étaient
partout puisqu'on les rendait responsables de tout. En fait les groupes révolutionnaires
en 68 étaient très minoritaires et très divisés.
Les nombreuses organisations révolutionnaires pouvaient se classer
en trois courants principaux : les trotskystes, les maoïstes et les anarchistes.
Mais au-delà de leurs divergences, ils avaient bien des points communs.
La plupart d'entre eux, maoïstes ou trotskystes, venaient du PCF dont
ils avaient été exclus, les uns - ceux qui allaient créer
la JCR - parce qu'ils n'avaient pas voulu soutenir la candidature de Mitterrand
en 1965, les autres - fondateurs de l'UJC(m-l) parce que dans la querelle
entre les bureaucrates soviétiques et les dirigeants nationalistes
chinois, ils voyaient en Mao le garant des idées révolutionnaires...
et le continuateur de Staline. La grande majorité d'entre eux étaient
étudiants et avaient peu de liens avec la classe ouvrière.
Cette absence de liens avec la classe ouvrière était due en
grande partie au barrage exercé par les staliniens qui considéraient
la classe ouvrière comme leur chasse gardée. Tous les moyens
leur étaient bons, calomnies, agressions physiques, contre les révolutionnaires.
Seul un groupe trotskyste, " Voix ouvrière ", héritier
du groupe dirigé par Barta qui avait déclenché la grève
Renault 47, avait entrepris un travail systématique d'intervention
politique et d'implantation des idées révolutionnaires dans
la classe ouvrière, travail fait un temps en commun avec le courant
lambertiste.
Mais la brutalité des staliniens n'expliquait pas tout: la faiblesse
des liens avec les travailleurs tenait aussi à la conception que ces
groupes se faisaient du rôle de la classe ouvrière. La plupart
des groupes révolutionnaires se reconnaissaient dans les idées
tiers-mondistes et le soutien à la révolution cubaine, chinoise
ou vietnamienne, dirigées par des leaders nationalistes dont la référence
au communisme était plus inspirée du stalinisme que des idées
de Lénine et de Trotsky et auxquelles ils attribuaient des caractères
révolutionnaires qu'elles n'avaient pas. Quoiqu'ils aient continué
à se réclamer formellement du rôle révolutionnaire
de la classe ouvrière, ils pensaient que dans les pays du tiers monde
d'autres couches sociales, notamment la paysannerie, pouvaient jouer le même
rôle. Au nom du même raisonnement, nombre d'entre eux allaient
prêter à d'autres couches sociales petites-bourgeoises, comme
les étudiants, des vertus révolutionnaires.
Tout cela fit la force et la faiblesse des révolutionnaires en mai
68. Leurs idées étaient populaires chez les étudiants
et les jeunes travailleurs qui aspiraient à changer la société.
Mais leur absence de liens avec les travailleurs fit que, même si beaucoup
d'ouvriers se sentirent trahis par la politique des directions syndicales
et notamment celle de la CGT, ils ne purent trouver dans les groupes révolutionnaires
l'appui et les perspectives nécessaires.
Mais si les révolutionnaires étaient minoritaires, s'ils étaient
coupés de la classe ouvrière, Mai 68 avaient redonné
vie et dynamisme aux idées qu'ils défendaient et leur influence
allait bien au delà de ce qu'étaient leurs organisations.
L'acharnement des dirigeants du PC et de la CGT à les discréditer
et à dresser un barrage entre les travailleurs et eux en était
la preuve. Le pouvoir gaulliste ne s'y trompa pas non plus, qui prit le 13
juin 68 des mesures de dissolution contre onze organisations d'extrême-gauche
au nom d'une loi du 10 janvier 1936 sur les milices de combat et milices privées
qui était censée faire barrage aux organisations d'extrême-droite
!
Une
occasion manquée
En 68, les nombreux groupes révolutionnaires furent surpris de l'irruption,
non seulement des étudiants manifestant leur volonté de changer
la société, mais surtout des travailleurs. Or en quelques semaines,
des dizaines de milliers d'étudiants, de lycéens mais aussi
de jeunes travailleurs ont manifesté leur sympathie pour les idées
révolutionnaires, découvert l'enthousiasme des luttes collectives.
Si la grande majorité des travailleurs en grève suivait les
consignes syndicales et notamment celles de la CGT, beaucoup regardaient vers
ces gauchistes qu'ils ne connaissaient pas, mais dont ils découvraient
les idées avec curiosité et sympathie.
Du jour au lendemain, c'est tout un courant d'opinion qui s'est affirmé
à la gauche du PCF, enthousiasmé par les idées de la
lutte et de la révolution, rejetant la politique timorée et
sectaire des dirigeants staliniens et la politique des réformistes
de la SFIO discrédités par leur rôle dans la guerre d'Algérie.
Il se manifesta notamment le 27 mai lors d'un meeting au stade Charléty.
Plus de 70 000 personnes, lycéens, étudiants mais aussi ouvriers
- il y avait des délégations d'entreprises comme Sud-Aviation,
le Crédit Lyonnais, l'ORTF et bien d'autres - étaient venus
dans l'espoir de voir naître un parti qui se situe à la gauche
du PCF, qui soit l'expression politique de l'enthousiasme révolutionnaire
de Mai. Quelque chose de neuf pouvait naître, un courant politique venait
d'affirmer son existence, mais il ne se concrétisa pas dans la constitution
d'une force politique organisée.
Les groupes révolutionnaires ne furent pas capables de faire face à
une telle situation. Non parce qu'ils étaient numériquement
faibles mais parce qu'ils n'étaient pas préparés politiquement
à y faire face, parce qu'à l'instant où leurs idées
trouvaient un écho de masse, ils se trouvaient prisonniers de raisonnements
et de comportements passés qui les paralysaient et stérilisaient
leur intervention.
Aucun groupe révolutionnaire n'était
en mesure de capitaliser et d'organiser les dizaines de milliers de jeunes,
étudiants et ouvriers, qui se tournaient vers les idées révolutionnaires
mais qui étaient bien en peine de choisir entre tous ces groupes. Regrouper
les forces des révolutionnaires pour que ce courant puisse se donner
une expression politique était une nécessité et toutes
les forces des révolutionnaires n'auraient pas été de
trop. (Voir annexe 2 comment Lutte ouvrière
posait la question du parti en aout 1968) Cela ne fut pas possible
à cause des faiblesses du mouvement révolutionnaire, de sa coupure
avec la classe ouvrière et de sa difficulté à rompre
avec les murs politiques imposées par le stalinisme. Les groupes
révolutionnaires avaient pourtant fait l'expérience dans le
cours même des événements de 68 qu'ils étaient
capables de militer au coude à coude. Mais ils ne surent pas passer
au delà de leurs intérêts de boutique et se hisser à
la hauteur des intérêts généraux du mouvement.
Cette incapacité des révolutionnaires à s'unir, à
construire le cadre qui aurait permis d'accueillir et de faire militer ensemble
tous ceux qui se réclamaient des idées révolutionnaires,
détourna d'eux bien des jeunes, des travailleurs.
Le mouvement gauchiste gardait son image étudiante dont Krivine se
fit le porte parole à l'occasion des élections présidentielles
de 1969 sans réussir à attirer ne serait-ce qu'une frange minime
de l'électorat ouvrier de la gauche.
Cette incapacité de l'extrême-gauche révolutionnaire ne
fut pas sans conséquence car de telles occasions ne se produisent pas
fréquemment. L'existence d'un parti révolutionnaire aurait en
effet profondément et durablement changé le rapport de forces
dans la classe ouvrière. Son absence laissait libre la voie à
la politique de l'Union de la gauche que beaucoup dans la classe ouvrière
rejoignirent faute d'une autre alternative. Mais la méfiance restait
vive comme le prouva le score d'Arlette Laguiller aux présidentielles
de 1974 qui, à la surprise générale, recueillit plus
de 600 000 voix en axant sa campagne sur la dénonciation de Mitterrand
et de sa politique, au moment où la gauche s'échinait à
susciter de nouvelles illusions pour accéder au pouvoir et une nouvelle
fois tromper son électorat ouvrier.
Trente
ans après MAI 68, vers un nouveau parti des travailleurs socialistes
et communistes révolutionnaires
Le vingtième anniversaire de Mai 68 n'a laissé de souvenir impérissable
à personne. Cela n'a rien d'étonnant car le mois de mai 88 où
Mitterrand a entamé son deuxième septennat n'entrait vraiment
pas en résonance avec celui de 68. Les attaques redoublées de
la bourgeoisie depuis le début de la crise de 1974-75 et la politique
anti-ouvrière des gouvernements de gauche depuis 1981 avaient agi de
façon dissolvante sur le moral de nombreux militants de gauche ou d'extrême-gauche.
Aujourd'hui, les illusions des travailleurs dans le système et sur
la possibilité de changer leur sort par les élections ont reculé.
Les travailleurs sont choqués par les liens entre politiciens et hommes
d'affaires de même que par l'envolée des actions en Bourse à
la suite des plans de licenciements.
Changement des conditions objectives
Voilà pourquoi le trentième anniversaire de Mai 68 se présente
bien différemment et remet en lumière et à l'honneur
les idées révolutionnaires. Depuis l'année 1995, on assiste
plutôt à une remontée du militantisme syndical et associatif,
et à un intérêt croissant d'une fraction du monde du travail
et de la jeunesse pour les groupes d'extrême gauche. Cela s'est exprimé
par les scores inédits d'Arlette Laguiller en 1995 et des listes d'extrême
gauche, en particulier de Lutte Ouvrière, aux dernières élections
régionales.
Il y a là un phénomène durable qui traduit des changements
dans la situation objective depuis un an. Avec le retour au gouvernement des
partis de gauche, les illusions dans ces partis ont encore reculé sans
entraîner une nouvelle vague de démoralisation paralysant le
monde du travail. Cela a été attesté notamment par la
grève des routiers, le mouvement des chômeurs et celui en Seine-Saint-Denis.
Aussi bien ces luttes que les scores des listes révolutionnaires indiquent
une prise de conscience d'une fraction de la classe ouvrière déliée
de toute solidarité avec les partis de la gauche plurielle et avec
les directions syndicales qui y sont liées. Elle forme la base sociale
d'un parti d'extrême-gauche.
La
crise de l'extrême gauche
Au moment où se dessinent les éléments favorables à
la construction d'un tel parti, le mouvement révolutionnaire est affecté
par une crise. Il hésite à rompre avec des pratiques et une
approche des problèmes qui ne peuvent pas lui permettre de les résoudre
s'il s'y accrochait. C'est le cas par exemple de LO qui se réfugie
dans un repli sectaire alors que son succès aux régionales suscite
une attente ou de la LCR qui tarde à s'opposer clairement au gouvernement
de la gauche plurielle et ne sait plus très bien si elle doit changer
de nom.
Il s'agit d'une crise d'inadaptation à une situation inédite
dont l'ensemble de l'extrême-gauche n'a pris que partiellement conscience.
Cette inadaptation momentanée se traduit par un malaise et diverses
crises internes à plusieurs groupes révolutionnaires. Nous en
sommes au début d'une prise de conscience où chacun doute de
ses positions, de sa direction et de lui-même, cherche à cacher
son trouble en s'accrochant à des formules toutes faites et en se réfugiant
dans des attitudes de crispation sectaire. A cela s'ajoute en même temps
l'aspiration à se regrouper avec d'autres pour faire face à
ses responsabilités et franchir une étape, mais en ne voyant
devant soi qu'un chemin semé d'embûches pour y parvenir. La discussion
qui s'amorce actuellement entre la LCR et Lutte Ouvrière sur le front
unique est symptomatique de cette crise. Aussi lourdement académique
soit-elle, on ne peut que se réjouir de la reprise d'une discussion
que ces deux organisations récusaient depuis des années. Mais
il est assez ahurissant de voir s'aligner sur des pages et des pages des arguments
sur le front unique face au danger de l'extrême-droite, que ni LO ni
la LCR ne peuvent dans les conditions actuelles promouvoir, alors qu'une discussion
plus fructueuse sur la nécessité de créer tout simplement
un front unique... de tous les révolutionnaires s'imposerait.
Enraciner les idées marxistes révolutionnaires dans le monde
du travail et la jeunesse
L'expérience militante et le potentiel d'énergies qui existent
dans l'ensemble de l'extrême-gauche est important. Ces atouts ne peuvent
donner leur pleine mesure qu'à condition que tous les révolutionnaires
regroupent leurs forces et orientent leurs efforts vers la classe ouvrière
et la jeunesse pour y enraciner les idées marxistes. Aujourd'hui, l'extrême
gauche n'a plus contre elle l'obstacle d'organisations staliniennes puissantes
et influentes. L'obstacle ne peut plus venir essentiellement que des faiblesses
héritées d'une longue période pendant laquelle les révolutionnaires
ont dû tenir face aux appareils bureaucratisés des partis et
syndicats staliniens et social démocrates. La pression de ces appareils,
combinée à l'isolement des forces vives de la classe ouvrière,
a contribué à développer des conceptions politiques et
des méthodes de fonctionnement caricaturales, marquant bien souvent
la méfiance et le scepticisme des groupes révolutionnaires quant
à la capacité des travailleurs à s'emparer des idées
marxistes. La rupture avec ces caricatures s'impose.
La
recomposition du mouvement révolutionnaire
Cette métamorphose du mouvement révolutionnaire ne peut s'opérer
que dans la confrontation large et démocratique de tous les points
de vue et dans la recherche systématique des collaborations en vue
d'un regroupement de toutes les tendances révolutionnaires. Ne pas
en prendre conscience en 1998 serait une preuve d'irresponsabilité,
le propre de militants plus attachés à leur conservatisme intellectuel
et organisationnel qu'aux intérêts généraux du
mouvement révolutionnaire comme du mouvement ouvrier. Pour développer
toutes les possibilités qui s'offrent à nous, pour nous dégager
des étroitesses qui amènent chacun à théoriser
une forme ou une autre de localisme, il nous faut mettre en commun toutes
nos capacités, discuter du programme et du fonctionnement permettant
le regroupement de toutes les tendances, envisager de créer une presse
commune permettant à de nombreux correspondants ouvriers d'y participer,
accumuler des expériences communes dans les luttes pour ouvrir la possibilité
d'y jouer un rôle déterminant. C'est ainsi que les idées
du marxisme et du bolchévisme prendront un contenu actuel et seront
à nouveau des armes efficaces dans les mains des travailleurs et de
la jeunesse. C'est ainsi qu'à des rythmes et avec des difficultés
impossibles à prévoir, les révolutionnaires tisseront
des liens solides avec des militants socialistes et communistes qui n'ont
plus confiance dans leur parti et cherchent confusément un cadre et
des idées conformes à leurs aspirations.
Les moments forts d'une crise qui ébranla le système
3
mai : déclenchement des évènements
Le 3 mai, le recteur Roche demande l'intervention de la police pour faire
évacuer la cour de la Sorbonne où les militants d'extrême-gauche
tiennent un meeting. La police embarque tout le monde Les étudiants
présents aux abords de la Sorbonne, réagissent et manifestent
aux cris de "La Sorbonne aux étudiants", "Libérez
nos camarades". Les paniers à salade sont secoués.
La police charge et procède à plus de 600 arrestations et 12
étudiants sont inculpés. Le 5 mai, quatre d'entre eux sont condamnés
à deux mois de prison ferme. La préfecture interdit toute nouvelle
manifestation mais l'UNEF et le SNES appellent pour le 6 mai à une
grève générale dans l'université. De son côté,
le PCF dans l'Humanité-Dimanche affirme que "ces faux
révolutionnaires se comportent objectivement en alliés du pouvoir
gaulliste et de sa politique qui nuit à l'ensemble des étudiants."
Du
6 au 13mai : la mobilisation des étudiants contre le pouvoir
Le 6 mai, des manifestations rassemblent jusqu'à 20 000 personnes.
L'UNEF pose trois revendications: le retrait des forces de police du Quartier
Latin, l'amnistie des condamnés, la réouverture des facultés
fermées. De jour en jour, à Paris comme en province, le mouvement
s'élargit. Le 10 mai, la manifestation parisienne rassemble plus de
50 000 personnes. Les forces de l'ordre bouclent le Quartier Latin. Les
manifestants montent une soixantaine de barricades. Vers 2h00 du matin, les
CRS ont l'ordre de charger. La brutalité de la répression est
sans précédent. Les habitants du quartier ouvrent leurs appartements
aux étudiants pourchassés ou blessés. Mais la police
poursuit les manifestants dans les cages d'escaliers et les appartements privés.
Les affrontements durent jusqu'à 7h00 du matin.
Le samedi, l'UNEF et le SNES invitent les syndicats ouvriers à appeler
à la grève générale. Les syndicats s'en tiennent
à une grève de protestation de 24 h.
Dans tout le pays, tous les quartiers, toutes les familles, on discute de
cette "nuit des barricades". Les travailleurs sont indignés
par la violence de la répression et aussi impressionnés par
le courage, la détermination de ces étudiants qui mettent en
échec le régime gaulliste
Du
13 au 26 mai : l'entrée en scène de la classe ouvrière
Le 13 mai, tout le pays est paralysé. Le soir, à Paris, la manifestation
rassemble près d'un million de personnes. Le lendemain les organisations
syndicales ne lancent aucun mot d'ordre de grève. Mais à Nantes,
les ouvriers de Sud-Aviation ne reprennent pas le travail et occupent l'usine.
Le 15, sous l'impulsion de jeunes ouvriers, Renault-Cléon près
de Rouen se met en grève et l'usine est occupée. Le 16, la grève
s'étend aux autres usines du groupe Renault. Le mouvement de généralisation
de la grève est irréversible. Alors, les dirigeants syndicaux
de nombreuses usines prennent les devants. La CGT met sur pied des "comités
de grève" qui ne sont composés que de militants syndicaux.
En quelques jours, dix millions de travailleurs entrent dans la grève.
Le 24, la CGT organise deux défilés distincts de la manifestation
des étudiants. Les défilés de la CGT sont autorisés
par la préfecture. La manifestation des étudiants est interdite.
De nombreux travailleurs jeunes et moins jeunes la rejoindront. Les barricades
ne se cantonnent plus au Quartier Latin, mais des affrontements ont lieu dans
tout Paris jusqu'à l'aube.
Dans la soirée, De Gaulle s'adresse au pays. Mais l'annonce d'un référendum
fait chou blanc.
Le 26 mai, les centrales syndicales et le patronat négocient au ministère
du Travail, rue de Grenelle. La CGT signe un "protocole" d'accord.
Du
27 mai au 1er juin : une semaine décisive
Les syndicats vont présenter les accords de Grenelle aux travailleurs.
Seguy se fait huer à Renault-Billancourt. Les centrales sont contraintes
de tout remballer. Le soir, au stade Charlety, le meeting de l'extrême-gauche
rassemble 70 000 personnes, dont de nombreux travailleurs. C'est l'enthousiasme,
le sentiment que le régime gaulliste arrive à son terme et que
tout est possible.
De Gaulle disparaît le 29 mai. Dans l'indécision, il va à
Baden-Baden se faire remonter le moral par le chef des forces françaises
en Allemagne, le général Massu. Mais ce qui va réarmer
moralement et politiquement De Gaulle, c'est l'empressement de toute la gauche
à le soutenir. Mitterrand, Mendès-France et le PCF font savoir
qu'ils sont prêts à prendre leurs responsabilités au sein
d'un gouvernement de la gauche. Mais tous précisent bien que cette
solution de rechange au gouvernement en place ne vaut que si De Gaulle décide,
de lui-même, de prendre sa retraite. De Gaulle comprend alors que tous
lui laissent le champ libre Le 30 mai, il fait savoir qu'il ne se retirera
pas, dissout l'Assemblée nationale et convoque de nouvelles élections
législatives. La manifestation de soutien à De Gaulle de 200
à 800 000 personnes selon les estimations, défile sur les
Champs Elysées.
Le PCF utilise la visite de De Gaulle à Massu et la manifestation gaulliste
pour développer la crainte de la guerre civile. Les élections
législatives sont présentées comme permettant d'obtenir
ce que la grève n'arrachera pas au patronat. Le 1er juin, le bureau
politique du PCF déclare : "De Gaulle annonce son intention
de procéder à de nouvelles élections. Le PCF n'avait
pas attendu ce discours pour demander que la parole soit donnée au
peuple dans les plus brefs délais. Il ira à cette consultation
en exposant son programme de progrès social et de paix, et sa politique
d'union."
Du
1er juin à la fin de la grève : le PCF avec la CGT met tout
son poids pour la reprise
Le 1er juin, la CGT et les autres centrales syndicales acceptent que redémarre
la distribution d'essence. Seule l'UNEF et les groupes d'extrême-gauche
appellent à une manifestation qui regroupe 40 000 personnes aux cris
de "Ce n'est qu'un début, continuons le combat".
Le 3 juin, l'Humanité titre : "Premiers résultats importants
dans un certain nombre de secteurs" et le 6 juin: "Cheminots,
RATP, postiers, mineurs, EGF, etc. : reprise victorieuse du travail".
C'est l'intoxication à la reprise pour hâter le mouvement, décourager
les travailleurs les plus combatifs.
Le 7 juin, les CRS occupent Renault-Flins. De violents affrontements éclatent.
Des étudiants viennent prêter main forte aux travailleurs. Ils
sont dénoncés par l'Humanité. Un jeune militant d'extrême-gauche,
Gilles Tautin, meurt noyé dans la Seine en essayant d'échapper
aux CRS aux usines Renault de Flins.
Le 11 juin, les ouvriers de Peugeot affrontent les CRS. Deux ouvriers sont
tués. Le lendemain la CGT fait le minimum en appelant à une
heure de débrayage.
Le 13 juin, le gouvernement dissout onze organisations d'extrême-gauche.
Le PCF loin de protester s'en félicite dans le même temps où
avec la CGT, il active la reprise du travail, et mène une campagne
électorale active dans laquelle il se présente comme un "parti
d'ordre" selon ses propres termes.
Le 15 juin, la majeure partie des travailleurs a repris le travail. Les élections
législatives vont pouvoir se dérouler dans un calme relatif.
Elles seront une défaite cuisante pour les partis de gauche.
" La question du parti " telle que Lutte ouvrière la posait en aout 1968
Nous publions des extraits d'un article intitulé " La question du parti ", publié dans le numéro spécial de Lutte Ouvrière de l'été 68, parce que cet article nous semble intéressant à un double titre. D'une part, il permet de mesurer à quel point Lutte Ouvrière a renoncé à la politique qui était la sienne, ensuite parce que tous ceux qui pourraient s'étonner de la contradiction apparente entre nos propres raisonnements et le fait que les militants à l'origine de notre tendance viennent de Lutte Ouvrière, comprendront mieux notre filiation. Bien des choses dites dans cet article nous semblent d'une totale actualité.
" [...] Le problème de la construction de ce parti se trouve
posé en termes nouveaux. Il ne s'agit plus de trouver les voies permettant
aux révolutionnaires de gagner des militants ouvriers, il s'agit désormais
d'organiser ceux qui existent potentiellement, qui se sont révélés
au cours des événements. Et il s'agit de le faire rapidement,
avant qu'un possible reflux, avec son cortège de démoralisation,
ne réduise à néant l'acquis de mai.
Or, beaucoup de ces militants sont désorientés par la division
de l'extrême-gauche. Ils ne voient pas sur quoi baser leur choix, et
ils n'ont effectivement pas les moyens de faire un tel choix [...]
Il ne s'agit pas de prêcher pour des raisons opportunistes une unité
sans principe. De toute manière, tous les militants qui combattent
à la gauche du P.C.F. se retrouveront un jour ou l'autre, par la force
des choses, dans un même parti révolutionnaire. Ou alors, celui-ci
n'existera pas. Seuls des sectaires invétérés pouvaient,
et peuvent continuer à imaginer qu'il leur est possible de construire
seul leur parti, murés dans un splendide isolement [...]
Il faut pour cela que chacune de ses tendances constitutives agisse en ne
perdant pas de vue justement qu'elle n'est qu'une tendance du futur parti.
Qu'elle repousse tout sectarisme, tout esprit " de boutique " et
de concurrence. Qu'elle considère les intérêts du mouvement
révolutionnaire dans son ensemble comme son propre intérêt.
Il faut aussi, dès à présent, tout mettre en uvre
pour unifier dans les plus courts délais l'ensemble des tendances révolutionnaires
au sein d'un même parti.
Ce ne sera naturellement possible que si chacune de ces tendances conserve
le droit et la possibilité réelle, de défendre librement
ses idées au sein du parti unifié.
Mais la reconnaissance d'un tel droit [...] serait l'affirmation d'un droit
démocratique élémentaire, sans lequel un parti révolutionnaire
ne saurait même pas exister.
Il nous faut là aussi combattre les séquelles du stalinisme
dans l'extrême-gauche. Le monolithisme n'est pas un facteur d'efficacité
révolutionnaire [...]. Un parti révolutionnaire pour accomplir
ses tâches, a besoin que règne en son sein la démocratie
la plus intense. Non seulement que les formes démocratiques soient
observées, mais surtout qu'existent entre militants, entre la base
et la direction, à tous les niveaux, de réels rapports démocratiques.
La richesse de la vie intérieure d'un parti est un signe de santé
[...].
Que chacune des tendances de l'extrême-gauche considère que sa
politique est la plus juste, c'est bien naturel. Le contraire serait particulièrement
inconséquent. Mais dans les conditions actuelles, chacune d'elle doit
être aussi convaincue qu'il serait infiniment plus profitable pour elle-même
comme pour les intérêts généraux du mouvement,
de défendre ses idées au sein d'un parti unifié. Aucun
révolutionnaire digne de ce nom ne peut craindre la lutte des idées.
L'unification de toutes les tendances révolutionnaires ne serait pas
une fin. Mais ce serait un sérieux commencement. Il resterait au jeune
parti à s'aguerrir, à se tremper dans la lutte, à sélectionner
sa direction et ses cadres, à se rendre apte enfin à remplir
sa tâche historique, la révolution prolétarienne. [
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