La
Chine : de la révolution nationale
à l'intégration au marché
Mis en ligne le 22 avril 2004
Après son
intégration dans l'OMC en 2002, la Chine vient d'introduire, le 5 mars
dernier, une modification de sa Constitution, à propos des " biens
privés légaux " déclarés désormais
" inaliénables ". En fait, la propriété
privée a été réintroduite depuis longtemps, mais
c'est un processus qui s'accélère.
Comment est-on passé d'une révolution paysanne, en 1949, d'une
mobilisation de millions de paysans qui relevaient la tête face à
l'exploitation féodale, d'une révolution dirigée par des
communistes qui, quelques années plus tôt se réduisaient
à une poignée de combattants de la Longue Marche, réfugiés
dans les montagnes, à une Chine intégrée aujourd'hui dans
le marché mondial, immense terrain ravagé par la mondialisation
capitaliste ?
La révolution de 1949 a eu une portée immense puisqu'elle a permis
à la Chine de sortir de la féodalité par des méthodes
radicales, elle a suscité l'enthousiasme de jeunes révolutionnaires
en Europe qui se sont dits " maoïstes ".. Et surtout,
elle a ouvert la voie, au décours de la Deuxième guerre mondiale,
aux bouleversements révolutionnaires des mouvements de décolonisation
qui ont mis en branle des millions d'opprimés contre l'impérialisme.
La révolution chinoise nous intéresse aussi parce qu'elle a suscité
de nombreux débats au sein de l'extrême gauche et en particulier
du mouvement trotskiste, autour de la théorie de la révolution
permanente de Trotsky. Trotsky écrivait en 1928-31 : " Pour
les pays à développement bourgeois retardataire et, en particulier
pour les pays coloniaux et semi-coloniaux, la théorie de la révolution
permanente signifie que la solution véritable et complète de leurs
tâches démocratiques et de libération nationale ne peut
être que la dictature du prolétariat, qui prend la tête de
la nation opprimée, avant tout de ses masses paysannes ".
Est-ce que la théorie de la révolution permanente s'est vérifiée
à travers les évènements en Chine ? Est-ce qu'elle
permet d'expliquer la nature du maoïsme qui aurait accompli les " tâches
démocratiques et de libération nationale " ?
En réalité, le problème est complexe et a suscité
de nombreux débats qui restent encore actuels aujourd'hui.
Pour chercher à comprendre l'évolution de la Chine, il faut revenir
sur son passé révolutionnaire. Un passé révolutionnaire
riche puisqu'il y a eu au 20ème siècle trois révolutions :
une première en 1911 qui a imposé une république, une deuxième
en 1925, dans la foulée de la révolution russe et de la vague
révolutionnaire des années 20, qui a été écrasée
en 1927, - que Harold Isaacs décrit dans son livre la " tragédie
de la révolution chinoise " -, et la révolution
victorieuse de Mao et du parti communiste en 1949. Pour essayer de comprendre
où va la Chine, question qui n'est pas simple et qui reste ouverte, il
ne s'agit pas de faire des pronostics.
Continent à elle seule, grand comme les Etats-Unis, avec une population
de plus d'1,2 milliard d'habitants qui représente un cinquième
de la population mondiale, les changements en cours en Chine sont d'une portée
primordiale.
Quels sont les rapports qui vont se créer avec la grande puissance d'Extrême-Orient,
le Japon, rivale pour le contrôle de l'Asie ? Quel rôle peut
jouer la classe ouvrière chinoise, une des plus nombreuses du monde,
avec ses 286 millions de travailleurs, dans cette évolution ? L'évolution
en cours des conditions objectives portent-elles en elles-mêmes le mûrissement
d'une nouvelle révolution pour le 21ème siècle ?
Ce texte vise à apporter des éléments de discussion dans
le cadre du débat qu'impose au mouvement trotskiste, plus largement au
mouvement révolutionnaire, l'évolution actuelle de la Chine.
Le passé de la Chine riche en bouleversements révolutionnaires
La Chine a été
un des premiers empires à se constituer à travers l'empire Céleste
qui a unifié le pays sous la direction d'un Etat centralisateur et surdéveloppé
qui s'est imposé de par sa fonction économique, la réalisation
de travaux publics à l'échelle de l'immensité du pays.
Il assurait une stabilité du système, malgré les guerres
paysannes qui aboutissaient à des changements de dynastie, mais sans
jamais bouleverser les structures féodales. Du coup, cette stabilité
s'est accompagnée d'une stagnation des forces productives.
Au 19ème siècle, quand les puissances européennes, en pleine
industrialisation et à la recherche de débouchés, arrivent
sur les côtes chinoises, elles vont briser toutes les barrières
qui maintenaient la Chine dans son isolement et bouleverser en profondeur toute
la vieille structure féodale du " despotisme asiatique ",
selon l'expression de Marx. Elles vont le faire à la manière brutale
des puissances coloniales, en s'ouvrant le marché chinois à coups
de canons avec, en 1840, la guerre de l'opium. Elles vont littéralement
dépecer la Chine et s'installer en établissant des concessions,
comptoirs commerciaux coloniaux, et en créant une classe de marchands-compradores
chinois représentant leurs intérêts.
C'est dans ce contexte qu'un mouvement démocratique anti-impérialiste
se développe rapidement dans la jeunesse intellectuelle qui va se doter
d'un parti, le Kuomintang, dirigé par Sun Yat Sen, intellectuel démocrate.
La politique de l'impérialisme aidant, une révolution éclate
en 1911 entraînant la constitution de la première République
chinoise.
La Première guerre mondiale approfondit les contradictions, entraînant
un développement sans précédent des forces productives
et transformant des millions de paysans en ouvriers industriels. La révolution
de 1911 n'a pas été assez puissante pour chasser les impérialismes.
Le mouvement anti-impérialiste continuera à se développer,
se liant au mouvement ouvrier dont l'effervescence annonce une nouvelle révolution
porteuse de l'espoir que les tâches d'indépendance et d'unification
nationale soient accomplies sous la direction de la classe ouvrière.
La Première guerre mondiale qui débouche sur la révolution russe et la vague
révolutionnaire des années 20 va aussi ouvrir en Chine une période
révolutionnaire, entre 1925 et 1927. La révolution russe a l'effet
d'une bombe dans les milieux nationaliste et ouvrier dont l'idéal démocratique
incarné jusqu'ici par le mouvement de Sun Yat Sen l'est désormais
par le bolchevisme qui a vaincu l'impérialisme et prépare un monde
sans capitalisme.
Le Kuomintang, en 1925, sous la direction de Tchang Kaï Chek, un jeune
nationaliste, et dans lequel s'est intégré le tout jeune parti
communiste chinois (PCC), va déclencher la révolution pour libérer
le pays en levant une armée de 50 000 hommes à Canton. Il encourage
dans les campagnes des soulèvements de paysans. Pour Tchang Kaï
Chek, à cette époque, " la révolution chinoise
fait partie de la révolution mondiale ". En 1927, alors
qu'une partie de la Chine est libérée par les armées du
Kuomintang, que les paysans se soulèvent, la jeunesse et les ouvriers
de Shanghai prennent les armes et les drapeaux rouges pour accueillir Tchang
Kaï Chek et prendre le pouvoir. Celui-ci, dont le but n'était pas
la révolution communiste malgré ses déclarations, allié
entre temps avec les hommes d'affaire étrangers, va réprimer dans
le sang la révolution, ouvrant une époque de terreur, encouragée
par l'impérialisme, contre toute la population et en particulier, le
mouvement ouvrier révolutionnaire.
La politique de l'Internationale communiste sous la direction de Staline qui
dictait sa politique au PCC a été criminelle. Staline a subordonné
le PCC à la direction nationaliste du Kuomintang, privant par avance
la révolution d'une véritable direction indépendante pour
la prise du pouvoir par les travailleurs et laissant Tchang Kaï Chek réprimer
la révolution. Cette trahison de l'IC illustre le virage stalinien de
l'époque où il s'agissait pour Staline de consolider le pouvoir
de la bureaucratie en s'opposant à la révolution mondiale. En
même temps, il éliminait en URSS l'opposition de gauche trotskiste.
L'écrasement de la révolution chinoise signifiait dans l'immédiat
l'impossibilité de redonner un souffle à la révolution
russe et d'offrir de nouvelles perspectives à la révolution mondiale.
Trotsky écrivait en 1928 : " la Russie était
mûre pour la dictature du prolétariat comme unique méthode
pour régler les problèmes nationaux, mais en ce qui concerne le
développement socialiste, ce dernier, qui procède des conditions
économiques et culturelles d'un pays, est indissolublement lié
à tout le développement à venir de la révolution
mondiale. Cela s'applique en totalité et en partie à la Chine
aussi ".
En Chine, la classe ouvrière était minoritaire comparée
à la population chinoise, elle représentait trois millions de
personnes. Mais elle l'était aussi en Russie où, malgré
son nombre, elle avait assuré la victoire de la révolution en
se plaçant à la tête des masses paysannes pauvres.
Les impérialistes, rassurés, avaient enfin trouvé en Tchang Kaï Chek leur nouvel
homme fort qui a écrasé durablement le mouvement ouvrier. Le PCC
est alors réduit à rien, tout juste quelques bandes armées
qui se réfugient dans les montagnes, sous la direction de Mao. C'est
à cette époque, avec la disparition de la majorité de ses
cadres ouvriers, que le PCC rompt avec son passé. Ce n'est plus le parti
communiste de la période précédente, implanté dans
la classe ouvrière et représentant les perspectives d'émancipation
sociale des ouvriers et de la paysannerie pauvre. Les perspectives que se fixent
ceux qui continuent à se réclamer du communisme sont désormais
nationalistes ; leur programme de destruction du féodalisme et de modernisation
de la Chine est un programme de radicalisme bourgeois. De ce point de vue-là,
c'est dès cette époque que le maoïsme n'a rien à voir
ni avec le communisme ni même avec le stalinisme.
Avec son programme anti-féodal, le PCC s'implante dans la paysannerie
en constituant des " bases rouges " dans les campagnes.
En 1934, les armées de Mao fuyant l'armée gouvernementale, dans
des conditions critiques, finissent, au bout d'un an, par s'installer dans les
campagnes du Nord de la Chine, créant, face à la zone gouvernementale,
une " zone rouge " où tous les opposants au régime
vont se réfugier. C'est l'épisode de la Longue Marche.
En 1937, quand le Japon envahit le Nord de la Chine, étape vers la deuxième
guerre mondiale, les troupes de Mao sont bien implantées dans la paysannerie
et vont se renforcer dans la lutte contre l'occupant, jusque derrière
les lignes japonaises. Au cours de cette lutte, la politique de Mao va s'illustrer
dans toute sa dimension nationaliste. Les intérêts de la nation
lui dictent un accord avec Tchang Kaï Chek, accord qui prévoit l'intégration
des troupes rouges dans l'armée nationaliste, avec la création
de la 8ème armée de route commandée par Mao. Tous les éléments
sont réunis pour que la révolution qui éclatera après
la guerre soit une révolution nationaliste conduite par le PCC.
La révolution de 1949, une révolution populaire dirigée par un PC nationaliste
Dès la fin
de la guerre se déclenche une insurrection paysanne contre les seigneurs
féodaux, le plus souvent ralliés aux Japonais, et qui ont semé
la terreur dans les campagnes. Le PCC va être obligé malgré
lui de prendre la direction de cette révolution : il est écarté
du pouvoir à la fin de la guerre puisque, selon les accords de Yalta,
les Japonais devaient attendre les armées nationalistes pour capituler
et ne surtout pas laisser leurs armes et les territoires occupés aux
troupes de Mao. Tchang Kaï Chek, redevenu l'homme fort des grandes puissances,
reprend même l'offensive militaire contre les Rouges en dépit des
efforts de Mao pour préserver l'unité nationale.
C'est l'insurrection des paysans, de 45 à 46, qui fait rendre gorge aux
féodaux et impose le partage des terres. Ils organisent des meetings
de " règlements de comptes " où les
seigneurs locaux sont souvent lapidés et exécutés. Cette
insurrection violente, de vengeance face à la violence séculaire
des seigneurs féodaux et aux humiliations subies, se généralise
à tout le Nord et au Centre de la Chine.
Les paysans les plus pauvres expriment une certaine méfiance à
l'égard du PCC qui garde un programme agraire modéré pour
ne pas perdre la sympathie des seigneurs patriotes et du Kuomintang avec lequel
il espère désormais partager le pouvoir.
Après bien des hésitations, le PCC fait le choix de se porter à la tête
de la révolution agraire sous la pression de l'insurrection et de la
révolution agraire. Cette insurrection de la paysannerie qui représente
l'essentiel de sa base sociale le gêne dans la mesure où elle le
coupe de la fraction de la bourgeoisie chinoise dite patriote, celle qui n'avait
pas ouvertement collaboré avec les occupants japonais. C'est vers elle
qu'il se tourne en en recherchant l'appui pour exercer le pouvoir, chasser l'impérialisme
et les compradores du Kuomintang, mettre en uvre un programme de modernisation
de la Chine. Mao décide donc, fin 47, d'en finir avec le soulèvement
des campagnes, en faisant la distinction entre les propriétaires fonciers
et riches des campagnes de façon à faire rentrer dans le rang
la paysannerie.
La bourgeoisie chinoise, lasse de la dictature de Tchang Kaï Chek, de la
répression, de l'arbitraire d'un régime qui nuit aux affaires,
est séduite par ce geste politique dans sa direction et va se rallier
à Mao. L'armée elle-même qui sent le vent tourner, capitule
sans combat pour se rallier également, venant gonfler les armées
maoïstes. Si bien que le régime, détesté de tous,
s'effondre et que le 1er octobre 1949, la République populaire (RPC)
est proclamée à Pékin. Mao a conquis les campagnes et les
villes, il garde à peu près le même appareil d'Etat, excepté
une poignée de fonctionnaires qui s'enfuient, avec Tchang Kaï Chek,
à Taiwan.
La révolution de 1949 représente un immense espoir pour l'ensemble des peuples opprimés
et colonisés au sortir de la guerre mais cette révolution nationale
n'a rien de socialiste.
La révolution démocratique était depuis longtemps une nécessité
pour sortir de l'impasse dans laquelle les grandes puissances plongeaient la
Chine en freinant son développement économique. C'est la Deuxième
guerre mondiale, avec l'effondrement du Japon et l'affaiblissement des autres
puissances impérialistes, qui ont créé les conditions objectives
de la révolution chinoise. Ce sont les masses paysannes qui l'ont rendu
victorieuse avant d'en être dépossédées.
En 1949, le PCC au pouvoir a les mains libres pour moderniser la Chine. C'est
là tout son programme, un programme nationaliste, qui l'a conduit à
la tête des masses paysannes en se conciliant la bourgeoisie nationaliste.
Le symbole de ce programme, c'est le nouvel étendard de la RPC, le drapeau
rouge aux cinq étoiles, avec quatre étoiles représentant
les quatre classes : ouvriers, paysans, petite-bourgeoisie et " capitalistes
patriotes ", et la cinquième, la plus grosse, est celle
du PCC qui prétend réaliser l'unité de toutes les classes
sociales. Du communisme, il ne reste que la couleur.
Jamais le PCC n'a fait le choix de la classe ouvrière, au contraire,
lors de la prise des villes, Mao a tout fait pour que le ralliement des administrations
soit rapide afin d'empêcher tout affaiblissement du pouvoir d'Etat et
toute éventuelle insurrection ouvrière. Le PCC était présent
dans les villes, il aurait pu appeler au soulèvement, à la prise
du pouvoir par les travailleurs, mais il n'en fut pas question. La classe ouvrière,
toujours sous le coup de la terreur de 1927, était bien incapable de
se soulever seule.
Autant dire que cette révolution n'a rien à voir avec la révolution
russe. En 1917, les paysans pauvres se sont allié à la classe
ouvrière des grands centres industriels sous la direction politique d'un
parti révolutionnaire alors qu'en Chine, le PCC a contrôlé
les masses paysannes pour mieux se rallier la bourgeoisie urbaine, tout en faisant
taire la classe ouvrière.
L'unité des ouvriers et des paysans, dirigée par un PCC qui aurait
fait le choix de s'implanter dans la classe ouvrière pour l'organiser,
aurait pu susciter une révolution comparable à la révolution
russe. Elle aurait pu relancer la révolution mondiale aux lendemains
de la guerre, en entraînant les peuples opprimés dans cette voie,
redonnant par là confiance aux travailleurs d'URSS, écrasés
par le régime stalinien mais chez lesquels le souvenir de la révolution
de 1917 était encore bien présent.
La révolution nationale maoïste, du fait de l'intervention des masses
paysannes, a représenté un progrès immense pour toute la
société chinoise et a bénéficié d'une sympathie
bien au-delà de la Chine. En réalisant la révolution démocratique,
en détruisant systématiquement et radicalement les vieilles structures
féodales, en se débarrassant de la main-mise des grandes puissances
coloniales, elle a constitué un espoir pour tous les peuples opprimés,
en particulier dans les colonies, et elle a lancé le coup d'envoi des
luttes révolutionnaires d'indépendance nationale de l'après-guerre.
Sous la botte de la bureaucratie maoïste, la constitution d'un Etat bourgeois
A partir de la
révolution et pendant toute la période où il est au pouvoir,
Mao va essayer de moderniser la Chine, de l'industrialiser, de la faire passer
au stade de grande puissance dans le but de l'intégrer au marché
capitaliste, en instaurant une dictature pour mettre la population au travail
et empêcher toute opposition.
Mais son alliée naturelle, la bourgeoisie chinoise, est méfiante
à l'égard de ceux qui se disent communistes et trop faible et
incapable d'avoir un plan global pour relancer l'économie. Alors l'Etat
va se substituer à elle en nationalisant les entreprises, mais en les
lui rachetant. Et bien souvent, les bourgeois restent en tant que directeurs
à la tête des entreprises. Rien à voir avec l'expropriation
de la bourgeoisie par la révolution russe, qui plaçait l'économie
sous le contrôle des travailleurs.
Parallèlement, la bataille de la production est imposée à
la classe ouvrière. Des syndicats sont mis en place pour mettre les ouvriers
au travail et empêcher la contestation. Face aux grèves qui éclatent
dans les grands centres industriels à la sortie de la guerre, le pouvoir
répond par le maintien des 12 h de travail par jour, il offre deux jours
de congé par mois mais uniquement pour les membres des syndicats, il
refuse les augmentations de salaire, interdit les occupations d'usine, et impose
une discipline stricte pour les ouvriers.
Dans les campagnes, Mao et le PCC ont terminé par en-haut la réforme
agraire nécessaire pour moderniser le pays. Face à la crise économique,
les paysans stockent la nourriture qu'ils ne peuvent pas échanger contre
des produits industriels trop rares et la famine menace les villes. Pour y remédier,
le pouvoir décide de collectiviser de force les terres en confisquant
manu militari 100 millions d'hectares, le plus souvent de manière arbitraire,
pour les redistribuer à 70 millions de familles pauvres. Il exproprie
des dizaines de millions de paysans en les obligeant à travailler dans
les coopératives d'Etat où le travail est surexploité.
Il s'agit de faire payer aux paysans, comme aux ouvriers, le prix de l'industrialisation.
Les nationalisations des entreprises et la collectivisation des terres faites
par le nouvel Etat le sont parce qu'il est amené à se substituer
à la bourgeoisie chinoise. Cette politique a pour objectif de préserver
et de défendre les intérêts bourgeois en lieu et place d'une
bourgeoisie nationale trop faible et timorée pour le faire par elle-même.
Dès lors, non seulement, il n'y aura pas " d'incursions
profondes dans le droit de propriété bourgeois ",
selon l'expression de Trotsky, que seule la classe ouvrière à
la direction de la révolution aurait eu intérêt à
faire, mais il y aura par la suite retour en arrière par rapport aux
nationalisations et à la collectivisation, certes imposées par
en-haut par la bureaucratie maoïste, mais qui constituent un progrès
par rapport à la propriété bourgeoise.
Dès le départ, le régime dont les choix sont clairs suscite l'hostilité
d'une partie de la population, d'autant qu'avec le déclenchement de la guerre
de Corée en 1950, la pression va s'accentuer. Avec l'aval de Staline
et Mao, les troupes nord-coréennes envahissent la Corée du Sud,
entraînant la riposte des Etats-Unis dont les troupes menacent directement
la Chine. Une armée de " volontaires " forcés
est envoyée sur le front, pendant qu'à l'arrière, l'économie
de guerre est mise en place, accompagnée de l'élimination des
opposants. Dans les villes, les intellectuels subissent une vaste campagne de
" rectification ", au nom de la lutte contre la corruption.
A cette époque, toute la pensée est " réformée " :
il faut lire les uvres de Mao, pendant qu'on brûle les livres par
milliers et qu'on empêche toute liberté d'expression.
Face aux conditions de travail et à la collectivisation forcée,
les grèves se multiplient et les paysans se révoltent, ils abattent
le bétail, brûlent les stocks, fuient les campagnes, et viennent
gonfler les bandes de vagabonds dans les villes où la misère et
la criminalité se développent.
Au printemps 56, pour calmer les tensions sociales à la campagne comme
à la ville, Mao fait mine de lâcher du lest en particulier vis-à-vis
de la petite bourgeoisie intellectuelle : c'est la campagne dite des " Cent
fleurs ", selon l'expression utilisée par Mao, " que
cent fleurs s'épanouissent, que cent écoles rivalisent ".
En même temps, les travailleurs de Pologne et de Hongrie qui se révoltent
contre la dictature de la bureaucratie stalinienne, comme la publication du
rapport Khrouchtchev sur les crimes de Staline, sont un encouragement à
l'agitation sociale en Chine qui peut devenir incontrôlable. Alors, Mao
décide d'employer la force pour réprimer : 230 000 " contre-révolutionnaires "
sont exécutés ou envoyés en prison, 500 000 intellectuels
sont emprisonnés dans des " camps de rééducation
par le travail ", des millions sont éloignés à
la campagne. Ces méthodes dictatoriales impulsées par le véritable
soutien du régime, l'armée, deviendront une constante de sa politique
répressive dès lors que le risque d'un débordement se manifestera.
C'est une fois l'ordre rétabli que Mao lance la Chine dans une marche forcée
catastrophique en 58-60. Il s'agit de " dépasser l'Angleterre
en 15 ans " par la politique dite du Grand Bond en Avant. C'est
une véritable catastrophe : des dizaines de millions de paysans
sont déplacés pour aller travailler dans les mines ou être
intégrés dans des " communes populaires "
chargées d'industrialiser les campagnes pour les rendre auto-suffisantes.
Des mines sont ouvertes, des petits hauts-fourneaux créés dans
les campagnes pour produire de l'acier. Le résultat en est que les forêts
sont dévastées pour alimenter ces hauts-fourneaux, et surtout
que les récoltes ne sont plus ramassées par manque de main d'uvre.
A tel point que la production agricole de céréales chute de 150
millions de tonnes en 1960 et qu'il faudra attendre 1965 pour qu'elle retrouve
son niveau
d'avant le Grand Bond en Avant.. En 1960, la famine se généralise,
faisant entre 15 et 40 millions de morts dans les campagnes ! Et l'acier
qui sort des hauts-fourneaux est de trop mauvaise qualité pour être
utilisable.
Au lancement du Grand Bond en Avant, Mao avait décrété
" six ans de dur travail et de privations pour 10 000 ans
de bonheur ". Mais en 1960, la Chine, ravagée, a fait un
grand bond en arrière et va être occupée pendant des années
à réparer les dégâts.
Le résultat de ces dix ans de politique de modernisation et d'industrialisation
de la Chine à marche forcée est un immense fiasco, du point de
vue social mais aussi du point de vue du développement du marché
et des intérêts capitalistes mêmes. Parce que l'Etat, la
bureaucratie maoïste, sont aussi aveugles que le sont les intérêts
capitalistes : la série de virages en ce qui concerne la politique économique
d'industrialisation ne fait qu'aggraver la situation et retarder la perspective
de l'intégration au marché voulue dès le départ
par le régime.
De la révolution culturelle, mise au pas de la classe ouvrière, à la mort de Mao, l'ouverture politique vers l'extérieur, première étape vers l'ouverture économique
La révolution
culturelle commencée lors de l'été 66 avec la fermeture
des universités et la mobilisation des écoliers et lycéens,
les " gardes Rouges " a été présentée
comme un mouvement spontané de la jeunesse. Elle est plutôt la
tentative de réponse de la dictature, fragilisée après
les ravages des " trois années noires " du Grand
bond en avant pour mettre au pas la classe ouvrière.
Après la rupture avec l'URSS en 1962, l'isolement de la Chine est total
alors que, déjà victime du blocus économique des USA, l'intervention
impérialiste américaine contre le Vietnam fait peser une menace
à ses frontières.
Face au manque de perspectives de la jeunesse intellectuelle, insatisfaite du
blocage de la société, au mécontentement de la jeunesse
ouvrière ne pouvant accéder au statut d'ouvrier d'Etat, aux millions
de travailleurs temporaires ne pouvant s'installer dans les villes, au début
de mobilisation de la classe ouvrière, Mao va lancer une offensive de
grande ampleur : le 18 août 66, à Pékin, un million
de jeunes défile devant lui ; les nombreux défilés, de
66 à 68, dans tout le pays, regrouperont entre 10 et 20 millions de jeunes.
Baptisée Révolution culturelle, elle a pour objectif de
détourner les mécontentements, en les canalisant contre la classe
ouvrière, et l'encadrement de la paysannerie. Ce sont les deux classes
auxquelles le régime - tout en continuant à s'en revendiquer -
doit imposer de nouveaux sacrifices pour réaliser de force une accumulation
primitive, dans la logique de sa politique nationaliste, pour tenter de moderniser
la Chine.
Mao s'appuie sur " la bande des quatre ", dont fait partie
Jiang Qing, sa femme, sur Lin Biao, chef de l'armée et surtout, sur celle-ci
qui devient une nouvelle fois, l'instrument d'encadrement des masses. C'est
elle qui assure le transport des gardes rouges à travers toute la Chine,
leur fournit une infrastructure et réprimera par la suite les gardes
rouges qui ne rentreront pas dans le rang.
Dévoyant l'aspiration des jeunes à être des acteurs sociaux,
la révolution culturelle, sous couvert de s'attaquer aux vestiges de
féodalité, à la bourgeoisie, au révisionnisme, les
mobilise contre la population des villes. Devenus incontrôlables, brandissant
le " petit livre rouge " des pensées de Mao qui s'est
lui-même érigé en " grand timonier "
- pour lequel s'enthousiasment aussi de jeunes révolutionnaires
en Europe qui porteront en mai 68 la " tenue Mao "-, les
gardes rouges font déferler la violence et la terreur, promenant dans
les villes des hommes et des femmes enchaînées, parfois battus
à mort.
Cette prétendue révolution vise à mettre au pas toute contestation,
avant tout celle de la classe ouvrière qui, à Shanghai, s'était
lancée dans une longue grève qui pouvait faire contagion. De nombreux
cadres du PCC en seront eux aussi victimes, liquidés comme Liu Shao Shi,
président de la République, ou exclus comme Deng Xiaoping, futur
dirigeant de la Chine, le PCC en tant que tel cessant pratiquement d'exister
dans ces années-là.
A l'automne 67, les universités sont réouvertes ; Mao a réussi
à reprendre la main, il a affermi son pouvoir avec l'appui de l'armée
et des services secrets. La liquidation des gardes rouges est décidée
en 68 : certains sont incorporés dans des comités dits révolutionnaires,
ceux qui refusent de rendre les armes sont liquidés physiquement, 15
à 20 millions seront envoyés dans les campagnes d'où la
moitié d'entre eux, dix ans plus tard, seront toujours interdits de rentrer.
A nouveau, les dégâts d'une politique hostile aux intérêts des masses
ouvrières et paysannes se répercutent sur la situation économique :
en 68, la production industrielle a baissé de 30 % par rapport à
66.
Dans la foulée de la révolution culturelle, le culte de Mao est
installé : s'inspirant du modèle stalinien, les parades militaires
sont organisées pour montrer la force de l'armée dite populaire,
les slogans dithyrambiques et alambiqués, dont la population est abreuvée,
sont censés être une direction politique. En même temps,
la dictature, soucieuse de maintenir sa pression pour désamorcer la généralisation
éventuelle de mouvements de mécontentement - préoccupation
permanente du régime -, fait une constante référence
au passé révolutionnaire. Le pouvoir de Mao s'impose alors parce
qu'il est le seul à pouvoir occuper la fonction de " guide
suprême ", en équilibre au-dessus des différentes
cliques qui mènent une lutte acharnée et opaque pour le pouvoir
au sommet de l'appareil du parti et du gouvernement - dont parmi d'autres,
le clan de " la bande des quatre "-.
Cette rivalité aboutit en 70 à l'élimination politique
du chef de l'armée, successeur désigné de Mao, Lin Biao,
remplacé par un autre dignitaire, Zhou Enlai, auquel succèdera
ensuite Hua Guofeng
et ainsi de suite.
Dans ce régime qui n'admet aucune contestation politique, celle-ci réussit
tout de même à s'exprime : la mort de Zhou Enlai en 76 en
fournit le prétexte. A Pékin, des manifestations qui sont en fait
dirigées contre les proches de Mao, tournent à l'émeute.
Pour se maintenir et aller vers une politique de développement économique,
le régime a besoin d'une ouverture vers l'extérieur. Au tournant
des années 70, la dictature chinoise n'a pas encore les moyens de s'ouvrir
sur le marché mondia ; il lui faut d'abord rompre un isolement
qui lui a été imposé par les grandes puissances, dont la
première, celle des USA.
L'occasion va s'en présenter lorsque ceux-ci, vaincus au Vietnam, sont
contraints de s'en désengager, et cherchent à renégocier
leur politique en Asie dans le cadre d'un règlement global du Sud-Est
asiatique. Cette nouvelle politique les amène à renouer avec le
géant de la région, la Chine. Après un ballet diplomatique
secret, Nixon, Président des Etats-Unis, est symboliquement reçu
par Mao en 72. Les relations politiques engagées évolueront vers
une entente cordiale de plus en plus affichée entre les deux pays, à
la profonde incompréhension de tous ceux qui, en Occident, ont fait de
la Chine un " modèle " de socialisme.
L'ouverture économique et l'intégration au marché : les ravages de la mondialisation capitaliste
Olivier
Thomas et Valérie Héas