Débat militant | ||||||||||
Lettre publiée par des militants de la LCR |
n°8
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17
mars 2002
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Sommaire : | ||||||||||
Le point sur la campagne : l'avenir est à un projet révolutionnaire, unitaire et démocratique |
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Le Tribunal Pénal International de La Haye : de la mondialisation financière et militaire à la mondialisation judiciaire | ||||||||||
Notes de lecture : | ||||||||||
La question nationale et l'autonomie - Rosa Luxembourg | ||||||||||
Les trotskysmes - Daniel Bensaïd | ||||||||||
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Arlette troisième
homme, la presse tout étonnée du paradoxe de la formule s'étonne
encore plus d'une situation qu'elle a bien du mal à comprendre voire
surtout à accepter.
Nous, nous nous en réjouissons et parce que cela atteste du progrès
de nos idées, celles de l'ensemble de l'extrême-gauche, autant
que de la rupture d'une large fraction de l'électorat ouvrier et populaire
avec les partis de la gauche gouvernementale et aussi parce que cela vérifie
nos propres analyses et raisonnements.
C'est le retour du balancier politique.
Au décours des années Mitterrand, le mécontentement populaire
s'était, pour une large part, exprimé à travers la poussée
de Le Pen favorisée par les manuvres cyniques de Mitterrand.
Aujourd'hui, le mécontentement populaire s'exprime dans son propre camp,
celui des salariés. L'écurement, la démoralisation
ont cédé la place à la colère et à la révolte,
à une nouvelle combativité. Le mouvement entamé en 95,
tant sur le plan électoral que dans les luttes, s'est approfondi.
C'est la conclusion des vingt dernières années, années
charnières qui ouvrent une nouvelle période. La restauration de
la propriété privée dans l'ex-URSS sous la pression de
l'offensive du libéralisme impérialiste ont abouti à l'effondrement
du stalinisme et à la transformation de la social-démocratie en
social-libéralisme.
Une large fraction du monde du travail a pris la mesure de ces évolutions,
commence à en tirer les conclusions voire les enseignements.
La campagne électorale en cours doit permettre de prendre la mesure de
ces évolutions en permettant certes de les comptabiliser, mais aussi
de les amplifier par la campagne elle-même comme par l'effet retour des
résultats, un encouragement pour tous ceux qui résistent et qui
luttent.
Elle les amplifiera aussi par les révélations qu'elle apporte
sur les autres candidats, " moments de vérité " disait
il y a peu Jospin. Certes, vérité sur le programme de Jospin et
du PS, vérité sur les verts, vérité sur le PC
Moments de vérité qui nous mettent devant notre propre vérité.
Et nous nous en réjouissons.
Au lendemain de 95, la direction de Lutte Ouvrière disait à ceux
qui pensaient qu'il fallait faire de l'appel à un parti des travailleurs
une politique, c'est à dire se donner les moyens de construire un cadre
qui permettrait à tous ceux qui rompraient avec les partis de la gauche
plurielle de trouver une place où militer et faire son expérience,
que seul un score proche des 10% aurait permis de faire un pas important en
avant.
Le débat pour savoir si cela était ou non possible en 95 est caduc,
il est certain cependant, et c'est ce que nous voulions, qu'il était
possible de se préparer à ce qui est en train d'advenir.
Probablement, l'extrême-gauche est en train de réaliser ce score
de 10 %.
Ce ne sont encore que des sondages mais c'est à cette hypothèse
qu'il nous faut nous préparer dés maintenant.
Oui, ce que la direction de LO refusait et refuse toujours d'intégrer
dans ses raisonnements devient une évidence, nous sommes dans une nouvelle
période, de nouvelles perspectives se dessinent.
Ces élections sont indiscutablement un moment de vérité,
moment de vérité sur les évolutions des différents
acteurs, dirigeants, partis, électeurs, moment de vérité
qui prend la mesure de ces évolutions mais ne préjuge en rien
de la suite.
La situation est ouverte, la question de l'émergence d'un nouveau parti
des travailleurs est concrètement posée. De ce point de vue, la
présence de trois candidats se réclamant du courant du trotskisme
est, malgré les divisions que cela reflète, tout à fait
positif.
Elle l'était, de fait, en 95 et par les élections et par le mouvement
de décembre. Aujourd'hui, toute politique qui n'y répondrait pas,
qui ne développerait pas une stratégie dans ce sens serait condamnée
à la faillite.
Une telle stratégie doit partir de la compréhension des raisons
pour lesquelles Arlette Laguiller recueille sur son nom la grande majorité
de ces suffrages d'extrême-gauche. C'est le point de départ.
Ces raisons peuvent se résumer en une image : ni elle ni les militants
de Lutte ouvrière n'étaient à la Bastille le 10 mai 81
pour se réjouir de la victoire d'un des hommes politiques responsables
des guerres coloniales, dont la guerre d'Algérie, un adversaire des travailleurs.
Arlette recueille sur son nom l'essentiel des suffrages d'extrême-gauche
parce que c'est elle qui, au mieux, avec le plus de cohérence et de continuité,
a su exprimer l'indépendance de classe vis à vis du monde politique
réformiste, social-démocrate ou stalinien, sans céder au
suivisme voire à l'opportunisme.
Oui, c'est de là qu'il faut partir pour formuler une politique.
Ceci dit, l'auto-proclamation ne saurait suffire. Développer une stratégie
signifie avoir une politique vis à vis des différentes forces
qui participent de par leur passé, leur composition sociale, leur programme
de l'opposition à la politique de la bourgeoisie et de son Etat.
Avoir une stratégie condamne les raisonnements d'auto-proclamation du
genre " je suis le seul
". pour mettre en uvre une politique
de regroupement, d'unité de toutes ces forces en définissant les
points de convergences et de clivage.
Aider à l'émergence d'un nouveau parti, c'est appeler les travailleurs,
la jeunesse ouvrière et aussi intellectuelle à se regrouper dans
un cadre démocratique où chacun pourra trouver les armes pour
se battre et dans le même temps s'éduquer, faire son expérience
politique.
La presse attaque Arlette parce qu'elle est pour la révocabilité
des élus, ce que la presse bourgeoise juge comme une dictature ! Oui,
nous sommes pour la révocabilité, nous sommes des partisans de
ce que Lénine appelait " l'Etat-commune " en faisant référence
à la commune de Paris de 1871, ce qui est devenu en russe l'Etat des
soviets, ce qui est pour nous l'Etat des assemblées populaires où
chacun doit rendre des comptes à ceux qui l'ont mandaté.
C'est la dictature du prolétariat, au sens où cette démocratie
des classes populaires, des travailleurs s'oppose à la dictature de l'argent
et de la minorité qui détient le pouvoir économique et
politique aujourd'hui.
C'est cette idée du contrôle qui révulse les bourgeois.
Leur idéologie et leur morale reposent sur les droits de la propriété
privée, ce qui s'exprime dans l'individualisme, le " tout m'est
permis " et le mépris de la collectivité.
Les conceptions socialistes et communistes s'y opposent point par point.
Ce contrôle, c'est pour nous, la démocratie des classes travailleuses
opposée à la démocratie bourgeoise où se tranchent
les rivalités d'intérêts au sein des classes dominantes
et entre leurs représentants.
Le parti que nous voulons construire, représentant authentique des intérêts
politiques des travailleurs, s'inspire de cette philosophie démocratique.
Il ne peut naître que d'une stratégie qui s'appuie sur la confrontation
démocratique des idées et des hommes, l'éducation à
travers la vie publique, la transparence des idées et des actes, seules
méthodes pour mobiliser les énergies, les organiser, leur donner
la force d'elles-mêmes comme les moyens d'apprendre, de se transformer,
d'élever constamment leur niveau d'activité.
Il ne peut se construire à partir d'une politique d'auto-construction.
Cette étape, sorte d'accumulation primitive du militantisme, est dépassée
à partir du moment où s'exprime le besoin d'un parti révolutionnaire
de masse.
Le fait que des centaines de milliers de travailleuses et de travailleurs se
tournent vers l'extrême-gauche donne au débat son caractère
réel, public, suscite émulation et confrontation. C'est très
bien.
La vie reprend ses droits. Les murs de petit groupe où les mauvais
coup peuvent se faire à l'abri du silence et dans l'ombre sont révolues,
chacun doit justifier de ses actes et de ses idées non dans le microcosme
des chapelles mais publiquement.
C'est ce que nous voulions au lendemain de 95, c'est ce que la direction de
LO a refusé en excluant les militants de l'ancienne tendance Voix des
travailleurs. La vie nous rattrape et c'est tant mieux. C'est le fruit de la
fécondité de nos idées.
C'est aussi ce qui donne sa signification et sa portée de la candidature
d'Olivier Besancenot.
Yvan Lemaitre
Le
point sur la campagne :
l'avenir est à un projet révolutionnaire, unitaire et démocratique
Le déroulement
de la campagne depuis l'entrée en lice officielle de Chirac et Jospin
a confirmé à quel point le choix de s'affirmer en rupture avec
les partis de la cohabitation est un choix juste pour la campagne de la LCR.
74 % de la population, selon un sondage publié auparavant, jugeaient
identiques ou quasi identiques leurs programmes. Il est peu probable que cette
tendance de l'opinion s'inverse. Au contraire, tous les efforts des prétendants
rivaux pour se différencier l'un de l'autre contribuent à faire
ressortir plus clairement encore cette identité. D'où leur campagne
de faux semblants, chacun accusant l'autre de défendre un programme et
des idées qui n'osent pas se dire. Celui du Medef pour Chirac, dit Jospin,
un programme socialiste pour Jospin, dit Chirac. Et la presse a beau ausculter
leurs discours et leurs plaquettes électorales, elle n'y trouve que des
nuances sans importance, des " clivages artificiels ", comme disait
il y a peu Nicole Notat à propos de la façon dont l'un et l'autre
s'apprêtent à introduire les fonds de pension.
Au sommet européen de Barcelone, il n'y a eu ni artifice ni faux semblants.
C'est main dans la main, et dans l'accord le plus parfait, qu'ils ont approuvé
l'ouverture à la concurrence des marchés du gaz et de l'électricité,
prélude à la privatisation d'EDF et de GDF. " Entre Chirac
et Jospin, affirme le titre d'un article du Monde le 15 mars, les marchés
n'affichent plus leurs préférences ". Ils sont en effet persuadés
que les vainqueurs des élections présidentielle et législatives
feront une politique au service de leurs intérêts.
La campagne électorale
est ainsi un révélateur supplémentaire, aux yeux de l'opinion,
de la politique menée en commun par le Parti socialiste et la droite
pendant les années de cohabitation. Quel que soit le vainqueur de l'élection,
c'est cette politique qui sera massivement rejetée.
C'est ce qu'ont bien compris Robert Hue et Noël Mamère, qui ont
choisi de faire une campagne qui les démarque de Jospin. Mais ils ne
parviennent pas à faire oublier que les Verts et le PC ont été
pendant cinq ans au gouvernement et que leurs députés ont permis
de faire passer à l'Assemblée nationale - soit en votant pour,
soit en s'abstenant - les mesures les plus opposées aux intérêts
de la population.
Ce rejet des partis
de la cohabitation, Chevènement espérait en tirer partie, en prétendant
s'élever au-dessus d'eux. Mais il semble que le phénomène
du petit Bonaparte ait été bien éphémère.
Après lui avoir attribué jusqu'à 14 % des intentions de
vote, les sondages le donnent à la baisse. Car loin d'apparaître
réellement en opposition à celle de Chirac et de Jospin, la politique
de Chevènement ne s'en distingue que par une démagogie nationaliste
rétrograde et par une surenchère sécuritaire encore plus
réactionnaire. Il n'aura réussi à rallier à ses
ambitions que quelques souverainistes du PC et des vieilles barbes de l'extrême
droite.
La désaffection à l'égard de Chevènement est parallèle
à la progression des intentions de vote, à 8 ou 9 %, dont est
créditée la candidature d'Arlette Laguiller. C'est là l'événement
le plus important de la campagne. Mais les deux sont un indice des transformations
profondes qui se sont opérées dans les consciences d'une large
fraction de la population. C'est ce que révèle également
la remontée des luttes. L'heure n'est plus à la démoralisation,
les désillusions ont fait place à une nouvelle lucidité.
Les révolutionnaires
sauront-ils et pourront-ils offrir une perspective politique qui soit à
la hauteur de ces transformations de consciences ? Tel est l'enjeu des élections
et des mois à venir.
De ce point de vue, notre position sur le deuxième tour n'est pas une
question tactique : comment pourrions nous rendre crédible le projet
de construction d'une " nouvelle force politique ", si nous disions
de quelque façon aux travailleurs qu'après avoir sanctionné
les partis de la gauche plurielle, il n'y a plus qu'à s'en remettre à
eux ?
Reste à définir les contours de cette perspective politique. Nous
ne répondrions pas aux aspirations et aux besoins des travailleurs qui
ont rompu avec les partis de gauche au gouvernement, si nous n'avions pas autre
chose à leur proposer qu'une " bonne " gauche ou une "
vraie gauche ". Ce serait laisser entendre qu'il est possible de changer
le sort de la grande masse de la population sans s'en prendre de façon
radicale aux intérêts de la bourgeoisie. Ils en ont déjà
fait l'expérience, ils ont vu comment les partis social-démocrate
et stalinien se sont intégrés au système politique de la
bourgeoisie au point de sacrifier les liens privilégiés qu'ils
pouvaient encore avoir avec le monde du travail. La méfiance de beaucoup
à l'égard de la politique vient précisément de là.
Faire le bilan de 20 ans de cohabitation, c'est aussi faire le bilan des partis
sociaux-démocrates et staliniens et des idées réformistes.
Au moment où les 300 000 manifestants de Barcelone défilent derrière
une banderole " Non à l'Europe du capital et de la guerre ",
ce sont bien les idées révolutionnaires qui sont à l'ordre
du jour.
Après la
présidentielle, nous serons dans une situation où l'extrême
gauche aura recueilli de 6 à 10 % des voix, voire plus. C'est à
partir de là qu'il nous faut envisager la dernière phase de la
campagne de façon à ce que le score de l'ensemble de l'extrême-gauche
soit un point d'appui pour la construction d'un parti révolutionnaire
et démocratique.
La candidature d'Olivier prend en compte la nouvelle situation marquée,
depuis 1995, par un renouveau des mobilisations et une remontée des luttes
des salariés. Elle sera d'autant plus utile qu'elle mettra clairement
en avant le projet politique que LO est incapable d'avancer : la perspective
du regroupement de toutes les forces qui entendent défendre les intérêts
des salariés, des jeunes, des femmes, des exclus, en rupture avec la
politique de la bourgeoisie. Ce projet unitaire est d'autant plus d'actualité
que l'hypothèse que le PC soit dans l'opposition en juin n'est pas à
exclure bien au contraire. Il vise à mettre en place un cadre démocratique
permettant la franche collaboration de nos deux tendances révolutionnaires,
et, au delà, permettant à tous ceux qui veulent prendre leur place
dans notre travail de le faire.
La gauche désigne les vieilles forces parlementaires réformistes
aujourd'hui convaincues du libéralisme comme hier elles étaient
convaincues de " l'étatisme " parce que c'était la politique
de la bourgeoisie, ses intérêts. La vraie gauche est bien celle
qu'une large fraction des classes populaires rejette et il n'est jamais bon
du point de vue de la lutte de classe de flatter les illusions des masses.
Les voix que peut recueillir la candidature d'Olivier Besancenot pèseront
de cette façon plus lourd que sur le seul plan arithmétique. Nous
pouvons permettre que s'exprime le fait qu'une part non négligeable de
l'électorat d'extrême gauche a conscience des possibilités
de la période, et par là même, des responsabilités
de tous les révolutionnaires. Nos voix seront un point d'appui pour répondre
à ceux qui cherchent les moyens d'agir et d'intervenir politiquement,
en contribuant à jeter les bases d'un réel parti de lutte de classe.
Cela signifie affirmer une politique de classe en toute indépendance
pour tracer la perspective d'un parti des travailleurs instrument d'un projet
démocratique et révolutionnaire.
Galia Trépère
Le Tribunal Pénal International de La Haye : de la mondialisation financière et militaire à la mondialisation judiciaire
Le 12 février
dernier, Carla Del Ponte, procureur du Tribunal Pénal International pour
l'ex-Yougoslavie (TPIY), a ouvert le procès de Slobodan Milosevic, qui
doit durer deux ans, par ces mots : " aujourd'hui, comme jamais auparavant,
la justice internationale est à l'uvre ". Son adjoint, Graham
Blewitt a surenchéri : " c'est l'événement le plus
significatif que connaîtra jamais ce tribunal. C'est un grand jour pour
l'humanité ". Milosevic, l'ancien dictateur de Serbie, est accusé
de " crimes de guerre, crimes contre l'humanité et génocide
", depuis 1991, en Croatie, en Bosnie et au Kosovo. Que ces faits soient
réels, que Milosevic ait mis en route la barbarie de la purification
ethnique au nom d'une Grande Serbie, nul ne le niera mais doit-on pour autant
se réjouir de ce procès, y voir un pas en avant vers plus de justice
pour les peuples ?
On voudrait nous faire croire qu'il y aurait une évolution positive dans
les relations entre les grandes puissances, que les bombardements de l'OTAN
sur l'ex-Yougoslavie, de mars à juin 1999, étaient justifiés
puisqu'ils auraient débouché sur une nouvelle ère de paix,
des droits pour les peuples, la fin de la dictature de Milosevic. Et les Nations-unies,
qui, jusqu'ici n'ont jamais jugé aucun des dictateurs de la planète,
seraient désormais garants d'une justice que certains n'hésitent
pas à qualifier d'universelle.
Milosevic a dénoncé un " procès politique ",
une " justice des vainqueurs ", la " guerre absurde " de
l'OTAN et a réclamé que Clinton, Chirac et d'autres dirigeants
des pays fauteurs de guerre soient appelés à témoigner
devant le tribunal. Ce qui serait bien la moindre des choses
s'il était
question dans ce procès de justice pour les peuples. Mais ce n'est pas
la justice qui dirige le monde, pas plus que les idées de liberté,
égalité, fraternité, qui ne sont que le masque de la dictature
de la bourgeoisie qui, en leur nom, mène sa politique de classe.
Le jugement de Milosevic par le TPIY s'inscrit dans l'offensive menée
par les maîtres du monde, les Etats-Unis parce qu'ils sont le premier
d'entre eux, mais aussi tous les représentants des pays qui composent
le TPIY - dont le président est français - pour la justifier au
nom de grands principes mensongers.
Le procès
contre Milosevic, une des pièces contre " l'axe du mal "
A la Haye, le juge portugais, Almiro Rodriguès, s'est adressé
au général bosno-serbe, Radislav Krstic, en déclarant :
" en juillet 95, général Krstic, vous avez adhéré
au mal. C'est pour cela qu'aujourd'hui cette chambre vous condamne et prononce
à votre encontre une peine de 46 ans d'emprisonnement ".
Le procès contre Milosevic a lieu au moment même où l'intervention
contre l'Afghanistan, avec l'opération " Anaconda ", s'éternise,
où les Etats-Unis font peser la menace d'une intervention militaire prochaine
contre l'Irak, voire la Corée du Nord et l'Iran, pays baptisés
représentants de " l'axe du mal ", et où les relations
se tendent à l'échelle internationale avec des pays comme la Libye,
la Syrie, la Chine, qualifiés d'" Etats-voyous " pour les besoins
de la cause impérialiste. Même la Russie, désormais pourtant
fidèle alliée des USA, est désignée dans le rapport
du Pentagone remis récemment au Congrès qui envisage de banaliser
le recours à l'arme nucléaire. La redistribution des rapports
de forces mondiaux, au nom de la lutte contre le terrorisme, après les
attentats du 11 septembre qui ont servi de prétexte, est en cours ; elle
pose bien des problèmes dont le moindre n'est pas de légitimer
l'offensive de grande ampleur contre les peuples aux yeux d'une opinion qui
vérifie à une large échelle les contradictions entre ce
que les grandes puissances prétendent représenter, la démocratie,
la liberté, la paix, et la réalité.
L'intervention de l'OTAN contre l'un des pays pauvres de l'Europe, la Serbie,
avait trouvé sa justification dans la soi-disant volonté de se
débarrasser de Milosevic ; l'intervention contre l'un des pays les plus
pauvres d'Asie, l'Afghanistan, s'est faite au nom de la nécessité
de se débarrasser du régime des taliban. La prochaine intervention
contre l'Irak dont la population est victime de frappes aériennes permanentes,
se prépare au nom de celle d'en finir avec le régime de Saddam
Hussein
Mais pas plus les peuples des Balkans, que ceux d'Afghanistan,
n'ont connu une amélioration de leur situation matérielle ni des
droits démocratiques. Et la situation inhumaine imposée à
la population irakienne, c'est bien l'impérialisme qui en porte la plus
grande responsabilité.
Après le recours à la force brutale qui n'a jamais été
une solution pour les peuples, il faut tenter de contrôler la situation
de façon à ce que la chute des dictateurs ne soient pas une victoire
des populations. Pour les vainqueurs, il s'agit de passer de la mainmise par
la force des armes, à celle par le pouvoir des capitaux. C'est le rôle
de l'ONU de servir de couverture à l'offensive contre les peuples et
de fournir un cadre international qui légitime un état de fait,
tout en accréditant la fiction du progrès. Le TPIY qui en est
l'émanation sert à l'échelle internationale à propager
les mensonges dont la bourgeoisie couvre sa domination et à affirmer
l'hégémonie américaine.
Le " mal
", c'est aujourd'hui Milosevic, demain Saddam Hussein
toujours les
peuples
Mais l'hégémonie des Etats-Unis privés de leur alliée,
l'ex-URSS depuis son effondrement en 1990, est précaire, instable. Ils
ne peuvent être les gendarmes du monde qu'en tentant d'élargir
la coalition des pays qui se rangent, volontairement ou non, derrière
eux.
La guerre contre les Balkans leur a permis de mobiliser militairement, l'Europe
- pour l'Allemagne, c'était la première fois -, et d'associer
la Chine et la Russie au maintien de l'ordre. Pour mener la guerre contre les
peuples et contre les travailleurs, l'impérialisme même le plus
puissant de la planète a eu besoin d'enrôler ses partenaires européens,
pour faire en quelque sorte une répétition générale.
" L'Europe est née au Kosovo, celle des droits de l'homme, de la
fraternité, celle que nous aimons " avait proclamé Kouchner,
alors qu'il était gouverneur civil de l'ONU au Kosovo en1999. L'Europe
avait répondu présente pour prendre toute sa place dans l'offensive
militaire, puis contribuer à la reconstruction d'un appareil d'Etat qui
puisse contrôler les peuples pour que la situation soit aussi sûre
que possible pour que les groupes capitalistes puissent investir sans trop de
risques. Incapable de réaliser son unité politique, elle s'est
alors engagée dans une fuite en avant pour disputer à son rival
et allié américain la mainmise sur les richesses de la région
et imposer sa domination, tant politique qu'économique, concrétisée
par le fait qu'au Kosovo, comme au Monténégro, l'euro est la monnaie
officielle. Comme par le passé, les grandes puissances ont été
bien incapables de satisfaire les droits démocratiques des populations.
Si aujourd'hui, elles affichent une belle unanimité pour condamner le
dictateur Milosevic, c'est pour couvrir leur responsabilité dans la situation
en Croatie, en Bosnie et au Kosovo. Les méthodes barbares de la purification
ethnique que le TPIY dénonce ont été reconnues lorsque
le partage de la Bosnie, sous l'égide des Occidentaux et des Américains,
s'est fait, par le traité de Dayton en 1995, en respectant le découpage
opéré en fonction de territoires auparavant " ethniquement
purifiés " par la barbarie nationaliste, serbe, croate, et musulmane.
Mais alors, Milosevic avait la faveur des grandes puissances, il était
l'homme-clé de la situation, l'interlocuteur privilégié
et incontournable et il était de surcroît à la tête
de l'armée la plus puissante de la région. Qu'il pratique l'épuration
ethnique, défende le chauvinisme serbe, arme le bras des assassins serbes
Karadzic et Mladic, quadrille militairement le Kosovo, ne gênait pas le
camp des démocraties occidentales qui pensaient le tenir bien en main.
Pour imposer leur ordre mondial, les grandes puissances ont besoin d'avoir des
dictateurs à leur solde qu'elles peuvent manipuler en fonction de leurs
intérêts concurrents, mais toujours pour les jouer contre les peuples.
Milosevic a été l'un de ces sbires. Il est arrivé alors
ce qui est arrivé à d'autres créatures qui échappent
parfois à leurs maîtres, en s'avisant de vouloir, à leur
tour, jouer leur carte personnelle en remettant en cause à leur profit
l'équilibre précaire du rapport de force international. En déchaînant
la violence contre les Kosovars en 1998, Milosevic menaçait le fragile
équilibre des forces laborieusement mis en place par les puissances impérialistes
dans les Balkans.
Ainsi, Saddam Hussein, reconnu comme un représentant des intérêts
impérialistes au moment de la guerre Iran-Irak, est devenu " un
démon " lorsqu'il a porté atteinte à la mainmise des
grandes puissances sur le pétrole du Koweït et est le prochain homme
à abattre. Les taliban, hier encore soutenus par les Etats-Unis, sont
devenus un obstacle à la mainmise sur la région.
Sous prétexte de s'en prendre à Milosevic, aux taliban, et demain
à Saddam Hussein, ce sont toujours les peuples qui sont mis à
genoux.
En faisant sanctionner par la justice leur contrôle sur les peuples acquis
par la force des armes et des capitaux, les Etats-Unis créent un précédent
en cherchant à intimider tout dirigeant d'un pays pauvre qui tenterait
un tant soit peu de s'opposer à leur hégémonie. Comme ils
mentent sur leur ordre mondial, ils mentent sur l'objectif du TPIY qui est de
créer un précédent.
Au lieu d'aller vers l'affaiblissement des contradictions de classes, vers des
relations pacifiques, vers plus de justice internationale, comme la propagande
bourgeoise mensongère, relayée par les gouvernements, voudrait
nous le faire croire, c'est l'inverse qui est à l'ordre du jour. Après
les attentats du 11 septembre, Colin Powell avait prévenu que la riposte
serait " large, politique, économique, diplomatique, militaire,
elle sera non conventionnelle ".
Valérie Héas
NOTES DE LECTURE
La question nationale et l'autonomie - Rosa Luxembourg (éd. Le temps des cerises)
La publication
de ce que Claudie Weill appelle dans son introduction " le chaînon
manquant ", c'est-à-dire cinq textes sur la question des relations
entre le droit des nations et la lutte de classe du prolétariat, vient
comme un secours pour tous ceux qui refusent de se soumettre au dogme du jour,
le droit à l'autodétermination, qui, invoqué sans référence
aux luttes de classe réelles, ne manque pas de servir de justification
à la capitulation devant les préjugés nationalistes. Ces
textes datent de 1908-1909. L'un d'entre eux, La Question nationale et l'autonomie,
fut l'objet, en 1914, d'une critique de Lénine dans Du droit des nations
à disposer d'elles-mêmes.
Dans la période actuelle où la désagrégation de
l'ex-URSS et du bloc de l'Est, dont la crise yougoslave a été
un épisode aigu, comme la crise permanente des nations nées de
la révolution coloniale ou la crise des vieilles nations européennes,
font à nouveau de la question nationale une question de première
importance, les écrits de Rosa Luxembourg viennent comme une force de
contestation : le refus de s'incliner devant les formules toutes faites, les
impératifs catégoriques moraux qui tiennent lieu de pensée
politique.
Chaque ligne est écrite et pensée en fonction des intérêts
de la lutte de classe du prolétariat et constitue ainsi un appel, un
encouragement à reconstruire une pensée, une politique indépendante
de tous les préjugés bourgeois et petits bourgeois, une politique
de classe. Appel et point d'appui.
Rosa Luxembourg craint que la reconnaissance du droit des nations à disposer
d'elles-mêmes ne devienne une formule creuse couvrant une politique nationaliste
par défaut d'intervention du prolétariat. Pour Lénine,
la reconnaissance d'un droit ne veut nullement dire s'incliner devant ce droit
et abdiquer d'une politique visant à unifier par delà les frontières
la politique des exploités. Pour lui, la reconnaissance de ce droit est
une des conditions de cette unité, le moyen de désarmer les démagogues
nationalistes. Le prolétariat des pays opprimés n'a pas à
craindre, selon lui, de défendre ce droit, de s'en emparer comme d'une
revendication démocratique afin de ne pas l'abandonner aux démagogues.
Pour lui, le droit à disposer de soi-même jusqu'à la séparation
est un droit démocratique sans lequel l'unité entre la classe
des travailleurs de la nation oppressive et celle de la nation opprimée
ne peut se réaliser.
Il n'est pas question pour Lénine d'en faire le fond de la politique
révolutionnaire, de vider cette revendication de son contenu révolutionnaire
pour en faire une revendication adressée aux grandes puissances responsables
de l'oppression. Cette question démocratique s'inscrit dans une politique
révolutionnaire.
Le droit des nations à l'autodétermination " ce n'est pas
une formule métaphysique
" écrit Rosa Luxembourg en
plein accord avec Lénine. Ce dernier lui retourne l'argument d'être
" tombée dans ce péché d'abstraction et de métaphysique
".
Elle critique le caractère formel du mot d'ordre pour écrire :
" Un 'droit des nations' valable pour tous les pays et en tout temps n'est
rien de plus qu'un cliché métaphysique du type des 'droits de
l'homme' et 'des droits du citoyen'. Le matérialisme dialectique qui
est le fondement du socialisme scientifique a rompu une fois pour toutes avec
les formules 'éternelles' de ce type... Car la dialectique historique
a montré qu'il n'y avait pas de vérités 'éternelles',
qu'il n'y a pas de 'droits'. [
] Le matérialisme historique nous
a enseigné que le contenu réel de ces vérités, de
ces droits, de ces formules 'éternels' est déterminé uniquement
par les conditions sociales matérielles d'un contexte et d'une époque
donnés. " Elle fustige : " l'arsenal de clichés démocratiques
et de métaphysique idéologique hérité de la bourgeoisie
". Et ajoute : " le socialisme de la classe ouvrière moderne,
c'est-à-dire le socialisme scientifique, ne se complaît pas à
énoncer les mots d'ordre les plus radicaux et les plus généreux
pour les questions sociale et nationale ; il examine surtout leur condition
réelle. " Ce à quoi Lénine répond que le fond
du problème est " dans l'expérience des mouvements nationaux
du monde entier. " A l'opposé, Rosa Luxembourg écrit : "
A côté de quelques nations très puissantes qui sont les
gérants du développement capitaliste car elles disposent des moyens
matériels et intellectuels indispensables pour préserver leur
indépendance économique et politique, l'autodétermination,
l'existence indépendante des mini- et micro-nationalités est illusoire
et le sera de plus en plus. ". Elle oppose à la question des nationalités
la division fondamentale de la société en classes : " Dans
la société de classes, il n'y a pas de nations en tant qu'entité
socio-politique homogène, en revanche dans chaque nation, il y a des
classes aux intérêts et aux 'droits' antagonistes. " Elle
en conclut : " La social-démocratie a donc vocation, non pas à
réaliser le droit des nations à l'autodétermination mais
seulement le droit à l'autodétermination de la classe ouvrière,
de la classe exploitée et opprimée - du prolétariat. C'est
de ce point de vue que la social-démocratie examine toutes les questions
sociales et politiques sans exception et c'est de ce point de vue qu'elle formule
ses exigences programmatiques ". Vérité qui n'écarte
pas comme par automatisme la reconnaissance du droit démocratique à
l'autodétermination.
Dans le texte L'Autonomie du royaume de Pologne, Rosa écrit " tout
comme les différentes formes constitutionnelles et républicaines
constituent pour le prolétariat des instances plus ou moins susceptibles
d'être utiles pour une lutte de classe offensive et visible, l'autonomie
territoriale peut, à différents degrés, constituer un atout
du même ordre, selon les différentes formes que prendront les institutions
de gouvernement local. Tout comme les intérêts et les objectifs
qui incitent nos partis bourgeois et notre prolétariat révolutionnaire
à avancer la revendication de l'autonomie sont antagonistes, leurs objectifs
et leurs exigences pour la réalisation détaillée de cette
revendication sont nécessairement, par principe, contradictoires. "
Ce qu'écrit Rosa Luxembourg de l'autonomie peut être appliqué
au droit des nations à disposer d'elle-même. La pensée de
Lénine était plus conséquente et plus radicale, il agissait
en démocrate conséquent poussant jusqu'au bout le refus de l'oppression
nationale, c'est-à-dire jusqu'à la reconnaissance du droit à
disposer de soi-même.
L'un et l'autre se situaient du même point de vue de classe, subordonnaient
leurs raisonnements aux conditions de l'émancipation des opprimés.
Ce recueil constitue une véritable bouffée d'air tonique et vivifiant.
Loin de céder aux bons sentiments et aux idées toutes faites de
l'opinion petite bourgeoise, ces textes prennent la réalité à
bras le corps pour la critiquer du point de vue de la lutte et non de la morale.
Quelle saine vigueur critique vis à vis du préjugé national
concentré de tous les préjugés bourgeois et petit bourgeois,
de leur suffisance et de leur bêtise, de leur horizon étriqué
et borné.
Un riche apport pour tous ceux qui veulent se réapproprier le marxisme
révolutionnaire, l'internationalisme militant.
Yvan Lemaitre
Les trotskysmes, Daniel Bensaïd, (éd. PUF, Coll. " Que sais-je ? ", 2002, 127 p., 6,50 euro).
" Comment
rester 'révolutionnaire sans révolution' ? " C'est à
travers cette question que Daniel Bensaïd appréhende l'" histoire
tumultueuse des trotskysmes " dans son dernier livre publié dans
une collection grand public à vocation encyclopédique, la collection
Que sais-je ?. Dirigeant et théoricien de la LCR et de la IVe Internationale,
Daniel Bensaïd assume pleinement une " part de subjectivité
" et ne prétend nullement avoir rédigé " une
thèse savante sur les trotskysmes ". " Il s'agit plus modestement,
revendique-t-il, de proposer un éclairage et de donner sens aux controverses
politiques et théoriques jalonnant cette histoire tourmentée.
" À la différence de la kyrielle d'ouvrages parus récemment
sur les trotskystes, Daniel Bensaïd ne relate pas une histoire désincarnée
où prévalent les luttes de personnes, une histoire tapageuse où
les révélations sensationnelles remplacent l'analyse. Il ne présente
pas plus une histoire héroïque, gommant tout ce qui pourrait écorner
l'image des héritiers de Trotsky. Daniel Bensaïd restitue, au contraire,
le combat difficile d'une poignée de révolutionnaires pris dans
les turbulences de ce " court XXe Siècle ", cherchant coûte
que coûte à sortir de la marginalité dans laquelle le poids
du stalinisme les a enfermés après la Seconde Guerre mondiale.
Daniel Bensaïd justifie, dès les premières lignes, son choix
de parler de trotskysmes au pluriel. " Si le trotskysme au singulier renvoie
à une origine historique commune, le mot a trop servi pour être
utilisé sans un prudent pluriel, note-t-il. À partir du bagage
programmatique constitué par Trotsky pendant l'entre-deux-guerres, les
événements majeurs du siècle ont produit des différenciations
telles que ce qui distingue et oppose les différents courants issus du
'trotskysme' est souvent aussi ou plus important que ce qui les apparente. "
Qu'est-ce qui a nourri ces différenciations ? L'auteur évoque
les " acclimatations culturelles ", mais la clé tient fondamentalement
dans le caractère inédit de la période ouverte en 1944.
Les trotskystes sont " armés d'un héritage précieux
mais sans mode d'emploi " résume Daniel Bensaïd. Les "
hypothèses stratégiques " émises par Trotsky, et sur
lesquelles s'étaient fondés tous les espoirs de révolution
dans les pays impérialistes et de renversement de la bureaucratie stalinienne,
sortent globalement infirmées de la Seconde Guerre mondiale. La contre-révolution
stalinienne assoit son emprise sur le mouvement ouvrier international et étend
sa domination aux pays de l'Est. Le capitalisme entame quant à lui une
longue phase d'expansion. La IVe Internationale doit donc faire face à
une " situation imprévue " ; et elle tarde à en percevoir
la nouveauté. Les débats des années 30 avaient déjà
suscité de nombreuses scissions. Elles vont se multiplier dans l'après-guerre.
La désunion qui gagne les rangs trotskystes puise ses origines dans ce
contexte politique et social défavorable aux révolutionnaires,
non dans des rivalités de personnes comme pourrait le faire croire la
cristallisation des débats autour de quelques figures emblématiques
(Pablo, Mandel, Lambert, Cliff, etc.). Cette propension des trotskystes à
trancher leurs désaccords par la création de nouvelles organisations
découlent directement de l'incapacité dans laquelle ils se trouvent
de mettre à l'épreuve leurs orientations, défend Daniel
Bensaïd. " Bien des polémiques entre trotskystes peuvent [
]
apparaître, avec le recul du temps, excessives ou dérisoires. Leur
noyau rationnel fait cependant écho aux grands problèmes de l'époque
" explique-t-il. Et il insiste : " La disproportion entre l'activité
théorique et les possibilités de vérifications pratiques
pousse à l'exacerbation des querelles doctrinales et au fétichisme
dogmatique de la lettre. " Il n'y a aucune fatalité à la
dispersion des forces. Mais les conditions objectives l'encouragent. Daniel
Bensaïd remarque que " la faiblesse même de l'organisation fait
que chaque composante est soumise à la tentation de mettre en pratique
ses idées sans craindre de perdre grand-chose en échange ".
Cet aspect est accentué par une mauvaise interprétation du constat
que fait Trotsky dans le Programme de transition, à savoir que "
La crise historique de l'humanité se réduit à la crise
de la direction révolutionnaire ". Trotsky insiste ici sur la contradiction
qui caractérise les années 30 entre la maturité des conditions
objectives de la révolution et la présence de directions réformistes
à la tête des masses. Il ne s'agit nullement à ses yeux
d'une " généralité atemporelle ", comme le rappelle
Daniel Bensaïd. À maintes reprises, le fondateur de la IVe Internationale
souligne que c'est le caractère pré-révolutionnaire de
la situation qui rend d'autant plus urgent de lutter programme contre programme
avec les réformistes qui encadrent le prolétariat. En ne prenant
pas toute la mesure des changements intervenus après-guerre, les trotskystes
survalorisent leurs désaccords programmatiques : " si des conditions
objectives décrétées excellentes n'aboutissent pas à
des succès significatifs, il faut en chercher la raison dans les capitulations
ou les trahisons de l'avant-garde. La politique du soupçon, la hantise
de la trahison, le procès d'intention systématique produisent
alors des effets dévastateurs. " Et Daniel Bensaïd égraine
toutes ces crises qui ont pendant des décennies déchiré
les " tribus " trotskystes, affaiblissant à chaque fois un
peu plus le camp des révolutionnaires.
Quelle est l'actualité du trotskysme dix ans après l'effondrement
de l'URSS et du bloc de l'Est ? La collection Que sais-je ? ne se prête
évidemment pas à de longs développements sur le bilan et
les perspectives des formations se réclamant de Trotsky ; aussi Daniel
Bensaïd laisse-t-il ouverte toute une série de questions qui intéressent
de nombreux militants, au premier rang desquelles celle de l'unité des
révolutionnaires. La conclusion intitulée fort à propos
" Fin ou suite " laisse entrevoir néanmoins les termes de l'alternative
: " La séquence dans laquelle s'inscrit l'histoire des trotskysmes
s'achève-t-elle avec celle du stalinisme qu'ils ont, les premiers, combattu
au nom du marxisme révolutionnaire ? Certains courants issus de ce combat
sauront-ils réinvestir leur expérience et leur mémoire
dans une situation nouvelle dont les contours émergent à peine
? Sauront-ils mobiliser leur expérience pour enrichir les mouvements
sociaux renaissants ? Sauront-ils constituer un trait d'union entre 'déjà
plus' et 'pas encore'. " L'enjeu est bel et bien de se projeter dans la
nouvelle période. La perspective est au regroupement des forces pour
féconder le regain de combativité qui s'exprime depuis 1995. Et
ce sans préjuger des " courants issus de ce combat " à
même ou non de participer à la construction du parti des luttes
que la chute du stalinisme inscrit à l'ordre du jour.
" Fin ou suite " interroge Daniel Bensaïd. Fin et suite, pourrait-on
lui répondre. Il s'agit tout à la fois d'en finir avec un passé
où l'isolement justifiait la désunion et de poursuivre dans des
conditions nouvelles le combat de ces irréductibles qui à contre-courant
ont refusé de taire leur critique sur le stalinisme, de mettre entre
parenthèse la révolution mondiale. Le bilan des trois grandes
familles qui ont structuré l'extrême gauche en France en témoigne
: aucune ne peut prétendre imposer aux autres sa solution. Les quelques
centaines de militants que chaque organisation peut aligner ne peuvent suffire
à convaincre les centaines de milliers de travailleurs et de jeunes,
qui s'apprêtent à porter leur suffrages sur les candidats de LO,
du PT ou de la LCR dans quelques semaines, de les rejoindre. C'est une toute
autre ambition que le simple grossissement des organisations déjà
existantes qui doit clairement apparaître pour que l'extrême-gauche
puisse espérer capitaliser la sympathie pour ses idées, avancer
dans la construction d'un parti ouvrier de masse. Ne pas militer pour l'unité
des trotskystes, voire postuler qu'elle est impossible, reviendrait ni plus
ni moins à nier le projet d'un parti élargi à d'autres
courants que la perspective du parti des travailleurs présuppose. Chaque
courant a cherché à sa manière à maintenir vivante
la tradition de Trotsky et du bolchevisme. L'apport de chacun doit être
apprécié et discuté, sans a priori. L'alliance LO-LCR lors
des Européennes en 1999 a confirmé que l'on tranche mieux les
questions en marchant, plutôt qu'en ressassant les désaccords du
passé. On évite ainsi de se focaliser sur des points mineurs qui
masquent un accord sur l'essentiel. On limite surtout l'incompréhension
inhérente à la confrontation purement théorique, notamment
dans le cas de formations ayant développé des interventions et
des pratiques différentes. C'est une des leçons du livre de Daniel
Bensaïd.
Les trotskysmes renvoient à une période révolue, une période
qui, malgré nos faiblesses, transmet un riche capital politique et humain,
indispensable et irremplaçable. L'actualité est précisément
de renouer avec le trotskysme, avec le marxisme-révolutionnaire, c'est-à-dire
de penser un projet socialiste, communiste, pour le siècle qui s'ouvre.
" L'effondrement du 'socialisme réellement inexistant' a libéré
la nouvelle génération d'antimodèles qui tétanisaient
l'imaginaire et compromettaient l'idée même du communisme. Mais
l'alternative à la barbarie du capital ne se dessinera pas sans un bilan
sérieux du siècle terrible qui s'est achevé. En ce sens
au moins, un certain trotskysme, ou un certain esprit des trotskysmes, n'est
pas dépassé. Son héritage sans mode d'emploi est sans doute
insuffisant, mais non moins nécessaire pour défaire l'amalgame
entre stalinisme et communisme, libérer les vivants du poids des morts,
et tourner la page des désillusions. "
Serge Godard