Débat militant
Lettre publiée par des militants de la LCR
n°8
17 mars 2002

Sommaire :

Moment de vérité…

Le point sur la campagne : l'avenir est à un projet révolutionnaire, unitaire et démocratique

Le Tribunal Pénal International de La Haye : de la mondialisation financière et militaire à la mondialisation judiciaire

Notes de lecture :
La question nationale et l'autonomie - Rosa Luxembourg
Les trotskysmes - Daniel Bensaïd

Moment de vérité…

Arlette troisième homme, la presse tout étonnée du paradoxe de la formule s'étonne encore plus d'une situation qu'elle a bien du mal à comprendre voire surtout à accepter.
Nous, nous nous en réjouissons et parce que cela atteste du progrès de nos idées, celles de l'ensemble de l'extrême-gauche, autant que de la rupture d'une large fraction de l'électorat ouvrier et populaire avec les partis de la gauche gouvernementale et aussi parce que cela vérifie nos propres analyses et raisonnements.
C'est le retour du balancier politique.
Au décours des années Mitterrand, le mécontentement populaire s'était, pour une large part, exprimé à travers la poussée de Le Pen favorisée par les manœuvres cyniques de Mitterrand.
Aujourd'hui, le mécontentement populaire s'exprime dans son propre camp, celui des salariés. L'écœurement, la démoralisation ont cédé la place à la colère et à la révolte, à une nouvelle combativité. Le mouvement entamé en 95, tant sur le plan électoral que dans les luttes, s'est approfondi.
C'est la conclusion des vingt dernières années, années charnières qui ouvrent une nouvelle période. La restauration de la propriété privée dans l'ex-URSS sous la pression de l'offensive du libéralisme impérialiste ont abouti à l'effondrement du stalinisme et à la transformation de la social-démocratie en social-libéralisme.
Une large fraction du monde du travail a pris la mesure de ces évolutions, commence à en tirer les conclusions voire les enseignements.
La campagne électorale en cours doit permettre de prendre la mesure de ces évolutions en permettant certes de les comptabiliser, mais aussi de les amplifier par la campagne elle-même comme par l'effet retour des résultats, un encouragement pour tous ceux qui résistent et qui luttent.
Elle les amplifiera aussi par les révélations qu'elle apporte sur les autres candidats, " moments de vérité " disait il y a peu Jospin. Certes, vérité sur le programme de Jospin et du PS, vérité sur les verts, vérité sur le PC…
Moments de vérité qui nous mettent devant notre propre vérité. Et nous nous en réjouissons.
Au lendemain de 95, la direction de Lutte Ouvrière disait à ceux qui pensaient qu'il fallait faire de l'appel à un parti des travailleurs une politique, c'est à dire se donner les moyens de construire un cadre qui permettrait à tous ceux qui rompraient avec les partis de la gauche plurielle de trouver une place où militer et faire son expérience, que seul un score proche des 10% aurait permis de faire un pas important en avant.
Le débat pour savoir si cela était ou non possible en 95 est caduc, il est certain cependant, et c'est ce que nous voulions, qu'il était possible de se préparer à ce qui est en train d'advenir.
Probablement, l'extrême-gauche est en train de réaliser ce score de 10 %.
Ce ne sont encore que des sondages mais c'est à cette hypothèse qu'il nous faut nous préparer dés maintenant.
Oui, ce que la direction de LO refusait et refuse toujours d'intégrer dans ses raisonnements devient une évidence, nous sommes dans une nouvelle période, de nouvelles perspectives se dessinent.
Ces élections sont indiscutablement un moment de vérité, moment de vérité sur les évolutions des différents acteurs, dirigeants, partis, électeurs, moment de vérité qui prend la mesure de ces évolutions mais ne préjuge en rien de la suite.
La situation est ouverte, la question de l'émergence d'un nouveau parti des travailleurs est concrètement posée. De ce point de vue, la présence de trois candidats se réclamant du courant du trotskisme est, malgré les divisions que cela reflète, tout à fait positif.
Elle l'était, de fait, en 95 et par les élections et par le mouvement de décembre. Aujourd'hui, toute politique qui n'y répondrait pas, qui ne développerait pas une stratégie dans ce sens serait condamnée à la faillite.
Une telle stratégie doit partir de la compréhension des raisons pour lesquelles Arlette Laguiller recueille sur son nom la grande majorité de ces suffrages d'extrême-gauche. C'est le point de départ.
Ces raisons peuvent se résumer en une image : ni elle ni les militants de Lutte ouvrière n'étaient à la Bastille le 10 mai 81 pour se réjouir de la victoire d'un des hommes politiques responsables des guerres coloniales, dont la guerre d'Algérie, un adversaire des travailleurs.
Arlette recueille sur son nom l'essentiel des suffrages d'extrême-gauche parce que c'est elle qui, au mieux, avec le plus de cohérence et de continuité, a su exprimer l'indépendance de classe vis à vis du monde politique réformiste, social-démocrate ou stalinien, sans céder au suivisme voire à l'opportunisme.
Oui, c'est de là qu'il faut partir pour formuler une politique.
Ceci dit, l'auto-proclamation ne saurait suffire. Développer une stratégie signifie avoir une politique vis à vis des différentes forces qui participent de par leur passé, leur composition sociale, leur programme de l'opposition à la politique de la bourgeoisie et de son Etat.
Avoir une stratégie condamne les raisonnements d'auto-proclamation du genre " je suis le seul… ". pour mettre en œuvre une politique de regroupement, d'unité de toutes ces forces en définissant les points de convergences et de clivage.
Aider à l'émergence d'un nouveau parti, c'est appeler les travailleurs, la jeunesse ouvrière et aussi intellectuelle à se regrouper dans un cadre démocratique où chacun pourra trouver les armes pour se battre et dans le même temps s'éduquer, faire son expérience politique.
La presse attaque Arlette parce qu'elle est pour la révocabilité des élus, ce que la presse bourgeoise juge comme une dictature ! Oui, nous sommes pour la révocabilité, nous sommes des partisans de ce que Lénine appelait " l'Etat-commune " en faisant référence à la commune de Paris de 1871, ce qui est devenu en russe l'Etat des soviets, ce qui est pour nous l'Etat des assemblées populaires où chacun doit rendre des comptes à ceux qui l'ont mandaté.
C'est la dictature du prolétariat, au sens où cette démocratie des classes populaires, des travailleurs s'oppose à la dictature de l'argent et de la minorité qui détient le pouvoir économique et politique aujourd'hui.
C'est cette idée du contrôle qui révulse les bourgeois. Leur idéologie et leur morale reposent sur les droits de la propriété privée, ce qui s'exprime dans l'individualisme, le " tout m'est permis " et le mépris de la collectivité.
Les conceptions socialistes et communistes s'y opposent point par point.
Ce contrôle, c'est pour nous, la démocratie des classes travailleuses opposée à la démocratie bourgeoise où se tranchent les rivalités d'intérêts au sein des classes dominantes et entre leurs représentants.
Le parti que nous voulons construire, représentant authentique des intérêts politiques des travailleurs, s'inspire de cette philosophie démocratique. Il ne peut naître que d'une stratégie qui s'appuie sur la confrontation démocratique des idées et des hommes, l'éducation à travers la vie publique, la transparence des idées et des actes, seules méthodes pour mobiliser les énergies, les organiser, leur donner la force d'elles-mêmes comme les moyens d'apprendre, de se transformer, d'élever constamment leur niveau d'activité.
Il ne peut se construire à partir d'une politique d'auto-construction. Cette étape, sorte d'accumulation primitive du militantisme, est dépassée à partir du moment où s'exprime le besoin d'un parti révolutionnaire de masse.
Le fait que des centaines de milliers de travailleuses et de travailleurs se tournent vers l'extrême-gauche donne au débat son caractère réel, public, suscite émulation et confrontation. C'est très bien.
La vie reprend ses droits. Les mœurs de petit groupe où les mauvais coup peuvent se faire à l'abri du silence et dans l'ombre sont révolues, chacun doit justifier de ses actes et de ses idées non dans le microcosme des chapelles mais publiquement.
C'est ce que nous voulions au lendemain de 95, c'est ce que la direction de LO a refusé en excluant les militants de l'ancienne tendance Voix des travailleurs. La vie nous rattrape et c'est tant mieux. C'est le fruit de la fécondité de nos idées.
C'est aussi ce qui donne sa signification et sa portée de la candidature d'Olivier Besancenot.
Yvan Lemaitre


Le point sur la campagne :
l'avenir est à un projet révolutionnaire, unitaire et démocratique

Le déroulement de la campagne depuis l'entrée en lice officielle de Chirac et Jospin a confirmé à quel point le choix de s'affirmer en rupture avec les partis de la cohabitation est un choix juste pour la campagne de la LCR.
74 % de la population, selon un sondage publié auparavant, jugeaient identiques ou quasi identiques leurs programmes. Il est peu probable que cette tendance de l'opinion s'inverse. Au contraire, tous les efforts des prétendants rivaux pour se différencier l'un de l'autre contribuent à faire ressortir plus clairement encore cette identité. D'où leur campagne de faux semblants, chacun accusant l'autre de défendre un programme et des idées qui n'osent pas se dire. Celui du Medef pour Chirac, dit Jospin, un programme socialiste pour Jospin, dit Chirac. Et la presse a beau ausculter leurs discours et leurs plaquettes électorales, elle n'y trouve que des nuances sans importance, des " clivages artificiels ", comme disait il y a peu Nicole Notat à propos de la façon dont l'un et l'autre s'apprêtent à introduire les fonds de pension.
Au sommet européen de Barcelone, il n'y a eu ni artifice ni faux semblants. C'est main dans la main, et dans l'accord le plus parfait, qu'ils ont approuvé l'ouverture à la concurrence des marchés du gaz et de l'électricité, prélude à la privatisation d'EDF et de GDF. " Entre Chirac et Jospin, affirme le titre d'un article du Monde le 15 mars, les marchés n'affichent plus leurs préférences ". Ils sont en effet persuadés que les vainqueurs des élections présidentielle et législatives feront une politique au service de leurs intérêts.

La campagne électorale est ainsi un révélateur supplémentaire, aux yeux de l'opinion, de la politique menée en commun par le Parti socialiste et la droite pendant les années de cohabitation. Quel que soit le vainqueur de l'élection, c'est cette politique qui sera massivement rejetée.
C'est ce qu'ont bien compris Robert Hue et Noël Mamère, qui ont choisi de faire une campagne qui les démarque de Jospin. Mais ils ne parviennent pas à faire oublier que les Verts et le PC ont été pendant cinq ans au gouvernement et que leurs députés ont permis de faire passer à l'Assemblée nationale - soit en votant pour, soit en s'abstenant - les mesures les plus opposées aux intérêts de la population.

Ce rejet des partis de la cohabitation, Chevènement espérait en tirer partie, en prétendant s'élever au-dessus d'eux. Mais il semble que le phénomène du petit Bonaparte ait été bien éphémère. Après lui avoir attribué jusqu'à 14 % des intentions de vote, les sondages le donnent à la baisse. Car loin d'apparaître réellement en opposition à celle de Chirac et de Jospin, la politique de Chevènement ne s'en distingue que par une démagogie nationaliste rétrograde et par une surenchère sécuritaire encore plus réactionnaire. Il n'aura réussi à rallier à ses ambitions que quelques souverainistes du PC et des vieilles barbes de l'extrême droite.
La désaffection à l'égard de Chevènement est parallèle à la progression des intentions de vote, à 8 ou 9 %, dont est créditée la candidature d'Arlette Laguiller. C'est là l'événement le plus important de la campagne. Mais les deux sont un indice des transformations profondes qui se sont opérées dans les consciences d'une large fraction de la population. C'est ce que révèle également la remontée des luttes. L'heure n'est plus à la démoralisation, les désillusions ont fait place à une nouvelle lucidité.

Les révolutionnaires sauront-ils et pourront-ils offrir une perspective politique qui soit à la hauteur de ces transformations de consciences ? Tel est l'enjeu des élections et des mois à venir.
De ce point de vue, notre position sur le deuxième tour n'est pas une question tactique : comment pourrions nous rendre crédible le projet de construction d'une " nouvelle force politique ", si nous disions de quelque façon aux travailleurs qu'après avoir sanctionné les partis de la gauche plurielle, il n'y a plus qu'à s'en remettre à eux ?
Reste à définir les contours de cette perspective politique. Nous ne répondrions pas aux aspirations et aux besoins des travailleurs qui ont rompu avec les partis de gauche au gouvernement, si nous n'avions pas autre chose à leur proposer qu'une " bonne " gauche ou une " vraie gauche ". Ce serait laisser entendre qu'il est possible de changer le sort de la grande masse de la population sans s'en prendre de façon radicale aux intérêts de la bourgeoisie. Ils en ont déjà fait l'expérience, ils ont vu comment les partis social-démocrate et stalinien se sont intégrés au système politique de la bourgeoisie au point de sacrifier les liens privilégiés qu'ils pouvaient encore avoir avec le monde du travail. La méfiance de beaucoup à l'égard de la politique vient précisément de là.
Faire le bilan de 20 ans de cohabitation, c'est aussi faire le bilan des partis sociaux-démocrates et staliniens et des idées réformistes. Au moment où les 300 000 manifestants de Barcelone défilent derrière une banderole " Non à l'Europe du capital et de la guerre ", ce sont bien les idées révolutionnaires qui sont à l'ordre du jour.

Après la présidentielle, nous serons dans une situation où l'extrême gauche aura recueilli de 6 à 10 % des voix, voire plus. C'est à partir de là qu'il nous faut envisager la dernière phase de la campagne de façon à ce que le score de l'ensemble de l'extrême-gauche soit un point d'appui pour la construction d'un parti révolutionnaire et démocratique.
La candidature d'Olivier prend en compte la nouvelle situation marquée, depuis 1995, par un renouveau des mobilisations et une remontée des luttes des salariés. Elle sera d'autant plus utile qu'elle mettra clairement en avant le projet politique que LO est incapable d'avancer : la perspective du regroupement de toutes les forces qui entendent défendre les intérêts des salariés, des jeunes, des femmes, des exclus, en rupture avec la politique de la bourgeoisie. Ce projet unitaire est d'autant plus d'actualité que l'hypothèse que le PC soit dans l'opposition en juin n'est pas à exclure bien au contraire. Il vise à mettre en place un cadre démocratique permettant la franche collaboration de nos deux tendances révolutionnaires, et, au delà, permettant à tous ceux qui veulent prendre leur place dans notre travail de le faire.
La gauche désigne les vieilles forces parlementaires réformistes aujourd'hui convaincues du libéralisme comme hier elles étaient convaincues de " l'étatisme " parce que c'était la politique de la bourgeoisie, ses intérêts. La vraie gauche est bien celle qu'une large fraction des classes populaires rejette et il n'est jamais bon du point de vue de la lutte de classe de flatter les illusions des masses.
Les voix que peut recueillir la candidature d'Olivier Besancenot pèseront de cette façon plus lourd que sur le seul plan arithmétique. Nous pouvons permettre que s'exprime le fait qu'une part non négligeable de l'électorat d'extrême gauche a conscience des possibilités de la période, et par là même, des responsabilités de tous les révolutionnaires. Nos voix seront un point d'appui pour répondre à ceux qui cherchent les moyens d'agir et d'intervenir politiquement, en contribuant à jeter les bases d'un réel parti de lutte de classe.
Cela signifie affirmer une politique de classe en toute indépendance pour tracer la perspective d'un parti des travailleurs instrument d'un projet démocratique et révolutionnaire.
Galia Trépère


Le Tribunal Pénal International de La Haye : de la mondialisation financière et militaire à la mondialisation judiciaire

Le 12 février dernier, Carla Del Ponte, procureur du Tribunal Pénal International pour l'ex-Yougoslavie (TPIY), a ouvert le procès de Slobodan Milosevic, qui doit durer deux ans, par ces mots : " aujourd'hui, comme jamais auparavant, la justice internationale est à l'œuvre ". Son adjoint, Graham Blewitt a surenchéri : " c'est l'événement le plus significatif que connaîtra jamais ce tribunal. C'est un grand jour pour l'humanité ". Milosevic, l'ancien dictateur de Serbie, est accusé de " crimes de guerre, crimes contre l'humanité et génocide ", depuis 1991, en Croatie, en Bosnie et au Kosovo. Que ces faits soient réels, que Milosevic ait mis en route la barbarie de la purification ethnique au nom d'une Grande Serbie, nul ne le niera mais doit-on pour autant se réjouir de ce procès, y voir un pas en avant vers plus de justice pour les peuples ?
On voudrait nous faire croire qu'il y aurait une évolution positive dans les relations entre les grandes puissances, que les bombardements de l'OTAN sur l'ex-Yougoslavie, de mars à juin 1999, étaient justifiés puisqu'ils auraient débouché sur une nouvelle ère de paix, des droits pour les peuples, la fin de la dictature de Milosevic. Et les Nations-unies, qui, jusqu'ici n'ont jamais jugé aucun des dictateurs de la planète, seraient désormais garants d'une justice que certains n'hésitent pas à qualifier d'universelle.
Milosevic a dénoncé un " procès politique ", une " justice des vainqueurs ", la " guerre absurde " de l'OTAN et a réclamé que Clinton, Chirac et d'autres dirigeants des pays fauteurs de guerre soient appelés à témoigner devant le tribunal. Ce qui serait bien la moindre des choses… s'il était question dans ce procès de justice pour les peuples. Mais ce n'est pas la justice qui dirige le monde, pas plus que les idées de liberté, égalité, fraternité, qui ne sont que le masque de la dictature de la bourgeoisie qui, en leur nom, mène sa politique de classe.
Le jugement de Milosevic par le TPIY s'inscrit dans l'offensive menée par les maîtres du monde, les Etats-Unis parce qu'ils sont le premier d'entre eux, mais aussi tous les représentants des pays qui composent le TPIY - dont le président est français - pour la justifier au nom de grands principes mensongers.

Le procès contre Milosevic, une des pièces contre " l'axe du mal "
A la Haye, le juge portugais, Almiro Rodriguès, s'est adressé au général bosno-serbe, Radislav Krstic, en déclarant : " en juillet 95, général Krstic, vous avez adhéré au mal. C'est pour cela qu'aujourd'hui cette chambre vous condamne et prononce à votre encontre une peine de 46 ans d'emprisonnement ".
Le procès contre Milosevic a lieu au moment même où l'intervention contre l'Afghanistan, avec l'opération " Anaconda ", s'éternise, où les Etats-Unis font peser la menace d'une intervention militaire prochaine contre l'Irak, voire la Corée du Nord et l'Iran, pays baptisés représentants de " l'axe du mal ", et où les relations se tendent à l'échelle internationale avec des pays comme la Libye, la Syrie, la Chine, qualifiés d'" Etats-voyous " pour les besoins de la cause impérialiste. Même la Russie, désormais pourtant fidèle alliée des USA, est désignée dans le rapport du Pentagone remis récemment au Congrès qui envisage de banaliser le recours à l'arme nucléaire. La redistribution des rapports de forces mondiaux, au nom de la lutte contre le terrorisme, après les attentats du 11 septembre qui ont servi de prétexte, est en cours ; elle pose bien des problèmes dont le moindre n'est pas de légitimer l'offensive de grande ampleur contre les peuples aux yeux d'une opinion qui vérifie à une large échelle les contradictions entre ce que les grandes puissances prétendent représenter, la démocratie, la liberté, la paix, et la réalité.
L'intervention de l'OTAN contre l'un des pays pauvres de l'Europe, la Serbie, avait trouvé sa justification dans la soi-disant volonté de se débarrasser de Milosevic ; l'intervention contre l'un des pays les plus pauvres d'Asie, l'Afghanistan, s'est faite au nom de la nécessité de se débarrasser du régime des taliban. La prochaine intervention contre l'Irak dont la population est victime de frappes aériennes permanentes, se prépare au nom de celle d'en finir avec le régime de Saddam Hussein… Mais pas plus les peuples des Balkans, que ceux d'Afghanistan, n'ont connu une amélioration de leur situation matérielle ni des droits démocratiques. Et la situation inhumaine imposée à la population irakienne, c'est bien l'impérialisme qui en porte la plus grande responsabilité.
Après le recours à la force brutale qui n'a jamais été une solution pour les peuples, il faut tenter de contrôler la situation de façon à ce que la chute des dictateurs ne soient pas une victoire des populations. Pour les vainqueurs, il s'agit de passer de la mainmise par la force des armes, à celle par le pouvoir des capitaux. C'est le rôle de l'ONU de servir de couverture à l'offensive contre les peuples et de fournir un cadre international qui légitime un état de fait, tout en accréditant la fiction du progrès. Le TPIY qui en est l'émanation sert à l'échelle internationale à propager les mensonges dont la bourgeoisie couvre sa domination et à affirmer l'hégémonie américaine.

Le " mal ", c'est aujourd'hui Milosevic, demain Saddam Hussein… toujours les peuples
Mais l'hégémonie des Etats-Unis privés de leur alliée, l'ex-URSS depuis son effondrement en 1990, est précaire, instable. Ils ne peuvent être les gendarmes du monde qu'en tentant d'élargir la coalition des pays qui se rangent, volontairement ou non, derrière eux.
La guerre contre les Balkans leur a permis de mobiliser militairement, l'Europe - pour l'Allemagne, c'était la première fois -, et d'associer la Chine et la Russie au maintien de l'ordre. Pour mener la guerre contre les peuples et contre les travailleurs, l'impérialisme même le plus puissant de la planète a eu besoin d'enrôler ses partenaires européens, pour faire en quelque sorte une répétition générale.
" L'Europe est née au Kosovo, celle des droits de l'homme, de la fraternité, celle que nous aimons " avait proclamé Kouchner, alors qu'il était gouverneur civil de l'ONU au Kosovo en1999. L'Europe avait répondu présente pour prendre toute sa place dans l'offensive militaire, puis contribuer à la reconstruction d'un appareil d'Etat qui puisse contrôler les peuples pour que la situation soit aussi sûre que possible pour que les groupes capitalistes puissent investir sans trop de risques. Incapable de réaliser son unité politique, elle s'est alors engagée dans une fuite en avant pour disputer à son rival et allié américain la mainmise sur les richesses de la région et imposer sa domination, tant politique qu'économique, concrétisée par le fait qu'au Kosovo, comme au Monténégro, l'euro est la monnaie officielle. Comme par le passé, les grandes puissances ont été bien incapables de satisfaire les droits démocratiques des populations.
Si aujourd'hui, elles affichent une belle unanimité pour condamner le dictateur Milosevic, c'est pour couvrir leur responsabilité dans la situation en Croatie, en Bosnie et au Kosovo. Les méthodes barbares de la purification ethnique que le TPIY dénonce ont été reconnues lorsque le partage de la Bosnie, sous l'égide des Occidentaux et des Américains, s'est fait, par le traité de Dayton en 1995, en respectant le découpage opéré en fonction de territoires auparavant " ethniquement purifiés " par la barbarie nationaliste, serbe, croate, et musulmane. Mais alors, Milosevic avait la faveur des grandes puissances, il était l'homme-clé de la situation, l'interlocuteur privilégié et incontournable et il était de surcroît à la tête de l'armée la plus puissante de la région. Qu'il pratique l'épuration ethnique, défende le chauvinisme serbe, arme le bras des assassins serbes Karadzic et Mladic, quadrille militairement le Kosovo, ne gênait pas le camp des démocraties occidentales qui pensaient le tenir bien en main.
Pour imposer leur ordre mondial, les grandes puissances ont besoin d'avoir des dictateurs à leur solde qu'elles peuvent manipuler en fonction de leurs intérêts concurrents, mais toujours pour les jouer contre les peuples. Milosevic a été l'un de ces sbires. Il est arrivé alors ce qui est arrivé à d'autres créatures qui échappent parfois à leurs maîtres, en s'avisant de vouloir, à leur tour, jouer leur carte personnelle en remettant en cause à leur profit l'équilibre précaire du rapport de force international. En déchaînant la violence contre les Kosovars en 1998, Milosevic menaçait le fragile équilibre des forces laborieusement mis en place par les puissances impérialistes dans les Balkans.
Ainsi, Saddam Hussein, reconnu comme un représentant des intérêts impérialistes au moment de la guerre Iran-Irak, est devenu " un démon " lorsqu'il a porté atteinte à la mainmise des grandes puissances sur le pétrole du Koweït et est le prochain homme à abattre. Les taliban, hier encore soutenus par les Etats-Unis, sont devenus un obstacle à la mainmise sur la région.
Sous prétexte de s'en prendre à Milosevic, aux taliban, et demain à Saddam Hussein, ce sont toujours les peuples qui sont mis à genoux.
En faisant sanctionner par la justice leur contrôle sur les peuples acquis par la force des armes et des capitaux, les Etats-Unis créent un précédent en cherchant à intimider tout dirigeant d'un pays pauvre qui tenterait un tant soit peu de s'opposer à leur hégémonie. Comme ils mentent sur leur ordre mondial, ils mentent sur l'objectif du TPIY qui est de créer un précédent.
Au lieu d'aller vers l'affaiblissement des contradictions de classes, vers des relations pacifiques, vers plus de justice internationale, comme la propagande bourgeoise mensongère, relayée par les gouvernements, voudrait nous le faire croire, c'est l'inverse qui est à l'ordre du jour. Après les attentats du 11 septembre, Colin Powell avait prévenu que la riposte serait " large, politique, économique, diplomatique, militaire, elle sera non conventionnelle ".
Valérie Héas

NOTES DE LECTURE

La question nationale et l'autonomie - Rosa Luxembourg (éd. Le temps des cerises)

La publication de ce que Claudie Weill appelle dans son introduction " le chaînon manquant ", c'est-à-dire cinq textes sur la question des relations entre le droit des nations et la lutte de classe du prolétariat, vient comme un secours pour tous ceux qui refusent de se soumettre au dogme du jour, le droit à l'autodétermination, qui, invoqué sans référence aux luttes de classe réelles, ne manque pas de servir de justification à la capitulation devant les préjugés nationalistes. Ces textes datent de 1908-1909. L'un d'entre eux, La Question nationale et l'autonomie, fut l'objet, en 1914, d'une critique de Lénine dans Du droit des nations à disposer d'elles-mêmes.
Dans la période actuelle où la désagrégation de l'ex-URSS et du bloc de l'Est, dont la crise yougoslave a été un épisode aigu, comme la crise permanente des nations nées de la révolution coloniale ou la crise des vieilles nations européennes, font à nouveau de la question nationale une question de première importance, les écrits de Rosa Luxembourg viennent comme une force de contestation : le refus de s'incliner devant les formules toutes faites, les impératifs catégoriques moraux qui tiennent lieu de pensée politique.
Chaque ligne est écrite et pensée en fonction des intérêts de la lutte de classe du prolétariat et constitue ainsi un appel, un encouragement à reconstruire une pensée, une politique indépendante de tous les préjugés bourgeois et petits bourgeois, une politique de classe. Appel et point d'appui.
Rosa Luxembourg craint que la reconnaissance du droit des nations à disposer d'elles-mêmes ne devienne une formule creuse couvrant une politique nationaliste par défaut d'intervention du prolétariat. Pour Lénine, la reconnaissance d'un droit ne veut nullement dire s'incliner devant ce droit et abdiquer d'une politique visant à unifier par delà les frontières la politique des exploités. Pour lui, la reconnaissance de ce droit est une des conditions de cette unité, le moyen de désarmer les démagogues nationalistes. Le prolétariat des pays opprimés n'a pas à craindre, selon lui, de défendre ce droit, de s'en emparer comme d'une revendication démocratique afin de ne pas l'abandonner aux démagogues. Pour lui, le droit à disposer de soi-même jusqu'à la séparation est un droit démocratique sans lequel l'unité entre la classe des travailleurs de la nation oppressive et celle de la nation opprimée ne peut se réaliser.
Il n'est pas question pour Lénine d'en faire le fond de la politique révolutionnaire, de vider cette revendication de son contenu révolutionnaire pour en faire une revendication adressée aux grandes puissances responsables de l'oppression. Cette question démocratique s'inscrit dans une politique révolutionnaire.
Le droit des nations à l'autodétermination " ce n'est pas une formule métaphysique… " écrit Rosa Luxembourg en plein accord avec Lénine. Ce dernier lui retourne l'argument d'être " tombée dans ce péché d'abstraction et de métaphysique ".
Elle critique le caractère formel du mot d'ordre pour écrire : " Un 'droit des nations' valable pour tous les pays et en tout temps n'est rien de plus qu'un cliché métaphysique du type des 'droits de l'homme' et 'des droits du citoyen'. Le matérialisme dialectique qui est le fondement du socialisme scientifique a rompu une fois pour toutes avec les formules 'éternelles' de ce type... Car la dialectique historique a montré qu'il n'y avait pas de vérités 'éternelles', qu'il n'y a pas de 'droits'. […] Le matérialisme historique nous a enseigné que le contenu réel de ces vérités, de ces droits, de ces formules 'éternels' est déterminé uniquement par les conditions sociales matérielles d'un contexte et d'une époque donnés. " Elle fustige : " l'arsenal de clichés démocratiques et de métaphysique idéologique hérité de la bourgeoisie ". Et ajoute : " le socialisme de la classe ouvrière moderne, c'est-à-dire le socialisme scientifique, ne se complaît pas à énoncer les mots d'ordre les plus radicaux et les plus généreux pour les questions sociale et nationale ; il examine surtout leur condition réelle. " Ce à quoi Lénine répond que le fond du problème est " dans l'expérience des mouvements nationaux du monde entier. " A l'opposé, Rosa Luxembourg écrit : " A côté de quelques nations très puissantes qui sont les gérants du développement capitaliste car elles disposent des moyens matériels et intellectuels indispensables pour préserver leur indépendance économique et politique, l'autodétermination, l'existence indépendante des mini- et micro-nationalités est illusoire et le sera de plus en plus. ". Elle oppose à la question des nationalités la division fondamentale de la société en classes : " Dans la société de classes, il n'y a pas de nations en tant qu'entité socio-politique homogène, en revanche dans chaque nation, il y a des classes aux intérêts et aux 'droits' antagonistes. " Elle en conclut : " La social-démocratie a donc vocation, non pas à réaliser le droit des nations à l'autodétermination mais seulement le droit à l'autodétermination de la classe ouvrière, de la classe exploitée et opprimée - du prolétariat. C'est de ce point de vue que la social-démocratie examine toutes les questions sociales et politiques sans exception et c'est de ce point de vue qu'elle formule ses exigences programmatiques ". Vérité qui n'écarte pas comme par automatisme la reconnaissance du droit démocratique à l'autodétermination.
Dans le texte L'Autonomie du royaume de Pologne, Rosa écrit " tout comme les différentes formes constitutionnelles et républicaines constituent pour le prolétariat des instances plus ou moins susceptibles d'être utiles pour une lutte de classe offensive et visible, l'autonomie territoriale peut, à différents degrés, constituer un atout du même ordre, selon les différentes formes que prendront les institutions de gouvernement local. Tout comme les intérêts et les objectifs qui incitent nos partis bourgeois et notre prolétariat révolutionnaire à avancer la revendication de l'autonomie sont antagonistes, leurs objectifs et leurs exigences pour la réalisation détaillée de cette revendication sont nécessairement, par principe, contradictoires. "
Ce qu'écrit Rosa Luxembourg de l'autonomie peut être appliqué au droit des nations à disposer d'elle-même. La pensée de Lénine était plus conséquente et plus radicale, il agissait en démocrate conséquent poussant jusqu'au bout le refus de l'oppression nationale, c'est-à-dire jusqu'à la reconnaissance du droit à disposer de soi-même.
L'un et l'autre se situaient du même point de vue de classe, subordonnaient leurs raisonnements aux conditions de l'émancipation des opprimés.
Ce recueil constitue une véritable bouffée d'air tonique et vivifiant. Loin de céder aux bons sentiments et aux idées toutes faites de l'opinion petite bourgeoise, ces textes prennent la réalité à bras le corps pour la critiquer du point de vue de la lutte et non de la morale. Quelle saine vigueur critique vis à vis du préjugé national concentré de tous les préjugés bourgeois et petit bourgeois, de leur suffisance et de leur bêtise, de leur horizon étriqué et borné.
Un riche apport pour tous ceux qui veulent se réapproprier le marxisme révolutionnaire, l'internationalisme militant.
Yvan Lemaitre

Les trotskysmes, Daniel Bensaïd, (éd. PUF, Coll. " Que sais-je ? ", 2002, 127 p., 6,50 euro).

" Comment rester 'révolutionnaire sans révolution' ? " C'est à travers cette question que Daniel Bensaïd appréhende l'" histoire tumultueuse des trotskysmes " dans son dernier livre publié dans une collection grand public à vocation encyclopédique, la collection Que sais-je ?. Dirigeant et théoricien de la LCR et de la IVe Internationale, Daniel Bensaïd assume pleinement une " part de subjectivité " et ne prétend nullement avoir rédigé " une thèse savante sur les trotskysmes ". " Il s'agit plus modestement, revendique-t-il, de proposer un éclairage et de donner sens aux controverses politiques et théoriques jalonnant cette histoire tourmentée. " À la différence de la kyrielle d'ouvrages parus récemment sur les trotskystes, Daniel Bensaïd ne relate pas une histoire désincarnée où prévalent les luttes de personnes, une histoire tapageuse où les révélations sensationnelles remplacent l'analyse. Il ne présente pas plus une histoire héroïque, gommant tout ce qui pourrait écorner l'image des héritiers de Trotsky. Daniel Bensaïd restitue, au contraire, le combat difficile d'une poignée de révolutionnaires pris dans les turbulences de ce " court XXe Siècle ", cherchant coûte que coûte à sortir de la marginalité dans laquelle le poids du stalinisme les a enfermés après la Seconde Guerre mondiale.
Daniel Bensaïd justifie, dès les premières lignes, son choix de parler de trotskysmes au pluriel. " Si le trotskysme au singulier renvoie à une origine historique commune, le mot a trop servi pour être utilisé sans un prudent pluriel, note-t-il. À partir du bagage programmatique constitué par Trotsky pendant l'entre-deux-guerres, les événements majeurs du siècle ont produit des différenciations telles que ce qui distingue et oppose les différents courants issus du 'trotskysme' est souvent aussi ou plus important que ce qui les apparente. " Qu'est-ce qui a nourri ces différenciations ? L'auteur évoque les " acclimatations culturelles ", mais la clé tient fondamentalement dans le caractère inédit de la période ouverte en 1944. Les trotskystes sont " armés d'un héritage précieux mais sans mode d'emploi " résume Daniel Bensaïd. Les " hypothèses stratégiques " émises par Trotsky, et sur lesquelles s'étaient fondés tous les espoirs de révolution dans les pays impérialistes et de renversement de la bureaucratie stalinienne, sortent globalement infirmées de la Seconde Guerre mondiale. La contre-révolution stalinienne assoit son emprise sur le mouvement ouvrier international et étend sa domination aux pays de l'Est. Le capitalisme entame quant à lui une longue phase d'expansion. La IVe Internationale doit donc faire face à une " situation imprévue " ; et elle tarde à en percevoir la nouveauté. Les débats des années 30 avaient déjà suscité de nombreuses scissions. Elles vont se multiplier dans l'après-guerre.
La désunion qui gagne les rangs trotskystes puise ses origines dans ce contexte politique et social défavorable aux révolutionnaires, non dans des rivalités de personnes comme pourrait le faire croire la cristallisation des débats autour de quelques figures emblématiques (Pablo, Mandel, Lambert, Cliff, etc.). Cette propension des trotskystes à trancher leurs désaccords par la création de nouvelles organisations découlent directement de l'incapacité dans laquelle ils se trouvent de mettre à l'épreuve leurs orientations, défend Daniel Bensaïd. " Bien des polémiques entre trotskystes peuvent […] apparaître, avec le recul du temps, excessives ou dérisoires. Leur noyau rationnel fait cependant écho aux grands problèmes de l'époque " explique-t-il. Et il insiste : " La disproportion entre l'activité théorique et les possibilités de vérifications pratiques pousse à l'exacerbation des querelles doctrinales et au fétichisme dogmatique de la lettre. " Il n'y a aucune fatalité à la dispersion des forces. Mais les conditions objectives l'encouragent. Daniel Bensaïd remarque que " la faiblesse même de l'organisation fait que chaque composante est soumise à la tentation de mettre en pratique ses idées sans craindre de perdre grand-chose en échange ".
Cet aspect est accentué par une mauvaise interprétation du constat que fait Trotsky dans le Programme de transition, à savoir que " La crise historique de l'humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire ". Trotsky insiste ici sur la contradiction qui caractérise les années 30 entre la maturité des conditions objectives de la révolution et la présence de directions réformistes à la tête des masses. Il ne s'agit nullement à ses yeux d'une " généralité atemporelle ", comme le rappelle Daniel Bensaïd. À maintes reprises, le fondateur de la IVe Internationale souligne que c'est le caractère pré-révolutionnaire de la situation qui rend d'autant plus urgent de lutter programme contre programme avec les réformistes qui encadrent le prolétariat. En ne prenant pas toute la mesure des changements intervenus après-guerre, les trotskystes survalorisent leurs désaccords programmatiques : " si des conditions objectives décrétées excellentes n'aboutissent pas à des succès significatifs, il faut en chercher la raison dans les capitulations ou les trahisons de l'avant-garde. La politique du soupçon, la hantise de la trahison, le procès d'intention systématique produisent alors des effets dévastateurs. " Et Daniel Bensaïd égraine toutes ces crises qui ont pendant des décennies déchiré les " tribus " trotskystes, affaiblissant à chaque fois un peu plus le camp des révolutionnaires.
Quelle est l'actualité du trotskysme dix ans après l'effondrement de l'URSS et du bloc de l'Est ? La collection Que sais-je ? ne se prête évidemment pas à de longs développements sur le bilan et les perspectives des formations se réclamant de Trotsky ; aussi Daniel Bensaïd laisse-t-il ouverte toute une série de questions qui intéressent de nombreux militants, au premier rang desquelles celle de l'unité des révolutionnaires. La conclusion intitulée fort à propos " Fin ou suite " laisse entrevoir néanmoins les termes de l'alternative : " La séquence dans laquelle s'inscrit l'histoire des trotskysmes s'achève-t-elle avec celle du stalinisme qu'ils ont, les premiers, combattu au nom du marxisme révolutionnaire ? Certains courants issus de ce combat sauront-ils réinvestir leur expérience et leur mémoire dans une situation nouvelle dont les contours émergent à peine ? Sauront-ils mobiliser leur expérience pour enrichir les mouvements sociaux renaissants ? Sauront-ils constituer un trait d'union entre 'déjà plus' et 'pas encore'. " L'enjeu est bel et bien de se projeter dans la nouvelle période. La perspective est au regroupement des forces pour féconder le regain de combativité qui s'exprime depuis 1995. Et ce sans préjuger des " courants issus de ce combat " à même ou non de participer à la construction du parti des luttes que la chute du stalinisme inscrit à l'ordre du jour.
" Fin ou suite " interroge Daniel Bensaïd. Fin et suite, pourrait-on lui répondre. Il s'agit tout à la fois d'en finir avec un passé où l'isolement justifiait la désunion et de poursuivre dans des conditions nouvelles le combat de ces irréductibles qui à contre-courant ont refusé de taire leur critique sur le stalinisme, de mettre entre parenthèse la révolution mondiale. Le bilan des trois grandes familles qui ont structuré l'extrême gauche en France en témoigne : aucune ne peut prétendre imposer aux autres sa solution. Les quelques centaines de militants que chaque organisation peut aligner ne peuvent suffire à convaincre les centaines de milliers de travailleurs et de jeunes, qui s'apprêtent à porter leur suffrages sur les candidats de LO, du PT ou de la LCR dans quelques semaines, de les rejoindre. C'est une toute autre ambition que le simple grossissement des organisations déjà existantes qui doit clairement apparaître pour que l'extrême-gauche puisse espérer capitaliser la sympathie pour ses idées, avancer dans la construction d'un parti ouvrier de masse. Ne pas militer pour l'unité des trotskystes, voire postuler qu'elle est impossible, reviendrait ni plus ni moins à nier le projet d'un parti élargi à d'autres courants que la perspective du parti des travailleurs présuppose. Chaque courant a cherché à sa manière à maintenir vivante la tradition de Trotsky et du bolchevisme. L'apport de chacun doit être apprécié et discuté, sans a priori. L'alliance LO-LCR lors des Européennes en 1999 a confirmé que l'on tranche mieux les questions en marchant, plutôt qu'en ressassant les désaccords du passé. On évite ainsi de se focaliser sur des points mineurs qui masquent un accord sur l'essentiel. On limite surtout l'incompréhension inhérente à la confrontation purement théorique, notamment dans le cas de formations ayant développé des interventions et des pratiques différentes. C'est une des leçons du livre de Daniel Bensaïd.
Les trotskysmes renvoient à une période révolue, une période qui, malgré nos faiblesses, transmet un riche capital politique et humain, indispensable et irremplaçable. L'actualité est précisément de renouer avec le trotskysme, avec le marxisme-révolutionnaire, c'est-à-dire de penser un projet socialiste, communiste, pour le siècle qui s'ouvre.
" L'effondrement du 'socialisme réellement inexistant' a libéré la nouvelle génération d'antimodèles qui tétanisaient l'imaginaire et compromettaient l'idée même du communisme. Mais l'alternative à la barbarie du capital ne se dessinera pas sans un bilan sérieux du siècle terrible qui s'est achevé. En ce sens au moins, un certain trotskysme, ou un certain esprit des trotskysmes, n'est pas dépassé. Son héritage sans mode d'emploi est sans doute insuffisant, mais non moins nécessaire pour défaire l'amalgame entre stalinisme et communisme, libérer les vivants du poids des morts, et tourner la page des désillusions. "
Serge Godard