Débat militant
Lettre publiée par des militants de la LCR
n°12
3 mai 2002

Sommaire :

Les jeunes et les travailleurs ont voté, dans la rue !

Présidentielle 2002 : les résultats en trompe l'œil de Le Pen


Les jeunes et les travailleurs ont voté, dans la rue !

Prés de 1,5 million de jeunes et de travailleurs sont descendus dans la rue pour le Premier mai participant à plus de 400 manifestations.
Le vote de la rue est sans appel, face aux quelques 10 000 personnes que Le Pen et Jeanne d'Arc ont rassemblées.
Unanimes dans leur élan républicain, les médias trop contentes elles aussi de se refaire une vertu en jouant le grand acte de la démocratie ont fait de cette riche diversité de manifestants un flot convergent vers une seule idée, un seul objectif : sauver la République et la France de la honte, voter Chirac !
Subjuguées par la grandeur du moment, elles ont non seulement effacé des manifestations les cortèges d'extrême-gauche mais surtout oublié de voir le mécontentement social et politique qui s'y exprimait au delà du rejet de l'extrême-droite.
Certains s'en inquiètent cependant. La Tribune écrit : " cette manifestation du 1er mai ne sonne donc pas seulement comme un rejet politique des idéaux néo-fascistes du Front national. Elle a été aussi l'occasion pour nombre de Français d'exprimer au gouvernement sortant leur mécontentement, et de brosser le décor social dans lequel devra travailler la future équipe qui sortira des urnes après le second tour des législatives, le 16 juin. "
Cette inquiétude des milieux politiques et dirigeants éclaire le sens du front républicain au nom duquel on voudrait faire taire les jeunes et les travailleurs.
Voter blanc ou nul, voire s'abstenir, c'est voter Le Pen, tel est le leitmotiv qui revient dans tout le discours officiel, parfois brutalement, parfois en filigrane mais omniprésent.
Face à cette pression organisée du monde politique bourgeois, les militants du mouvement ouvrier, du mouvement social, devraient s'unir pour refuser de se plier à ce chantage inacceptable qui vise à leur faire plébisciter une politique qui est hostile à leur classe. Les révolutionnaires devraient eux aussi s'unir pour répondre et manifester leur solidarité, combattre les calomnies dont ils sont l'objet, en particulier Arlette Laguiller.
Les dirigeants des partis politiques qui, depuis vingt ans, ont fait le lit de l'extrême-droite voudraient tout effacer, gommer leurs responsabilités, faire du 5 mai une grande opération de blanchiment politique au nom de l'unité de la nation.
Le réveil sera brutal. Chirac élu s'appuiera sur l'union nationale que la gauche lui offre pour mener une politique réactionnaire mettant en application son programme, celui du Medef. Il accomplira son rêve gaullien, populiste et réactionnaire, drapé dans sa toge de sauveur de la république. Ridicule certes, mais dangereux.
Quelle politique restera-t-il à cette gauche de capitulation ? Se battre pour… une nouvelle cohabitation, c'est-à-dire reconduire la politique dont s'est nourri Le Pen.
Chirac le providentiel réussira-t-il seulement à obtenir une majorité dans ses propres rangs ? Cette majorité, si elle existe, sans rapport avec le plébiscite annoncé, sera menacée d'éclatement sous la pression de l'extrême-droite et surtout des ambitions qui la divisent. Dans ce cas de figure aussi, l'extrême-droite aura tout loisir d'utiliser les difficultés de la droite pour se renforcer.
Le vote Chirac conduit à un déplacement de toute la vie politique à droite au moment même où le monde du travail et la jeunesse relèvent la tête.
La seule force qui peut enrayer l'évolution en cours, c'est l'intervention du monde du travail et de la jeunesse sur leur propre terrain, avec leurs propres armes. C'est cette mobilisation massive qui a provoqué l'effondrement de Le Pen dont témoigne le fiasco de son meeting de Marseille. Le vote Chirac vient voler leur victoire aux jeunes et aux travailleurs.
Ceux qui veulent préparer cette contre-offensive sociale et politique seule capable de faire barrage à Le Pen par delà les échéances électorales, s'appuient sur cette victoire pour appeler les travailleurs et les jeunes à résister à la pression pour se donner les moyens de faire entendre leur propre voix, d'agir pour leurs propres intérêts.
L'enjeu de la bataille n'est pas électorale, il est de vaincre les idées réactionnaires, nationalistes et chauvines dont la gauche et la droite nous abreuvent. " Nous sommes tous des enfants d'immigrés ", ce slogan ne plaît ni à la gauche ni à la droite !
Nous comprenons ceux qui sincèrement ne voient pas d'autre moyen de faire barrage à Le Pen que de voter Chirac, mais ils ont tort de croire que ce geste ne se retournera pas contre eux, qu'il ne sera pas utilisé demain, comme il l'est aujourd'hui, pour faire taire les voix discordantes, c'est-à-dire les voix de celles et de ceux qui entendront s'opposer à la politique libérale que mènera le futur gouvernement quel qu'il soit.
Quoiqu'il en soit nous ferons ensemble l'expérience. Elle ouvrira les yeux, elle affranchira les consciences de ces curieuses dialectiques qui veulent nous convaincre qu'il est de notre intérêt de voter pour notre ennemi.
Elle apprendra à la jeunesse ouvrière et intellectuelle à acquérir son indépendance politique et aux générations plus âgées à tirer les leçons du passé, pour que se forge une saine conscience de classe indispensable pour mener à bien nos mobilisations.
Nous ne nous laisserons pas diviser par les provocations, le terrorisme intellectuel et moral de ceux qui voudraient nous faire oublier que leur République, c'est la république de l'argent, de la Bourse, de l'exploitation, des inégalités et de la misère comme de la guerre.
Passée la mauvaise comédie à laquelle on nous convie dimanche, nous saurons discuter sur les lieux de travail, les quartiers des réelles responsabilités, nous saurons en tirer les leçons, nous saurons discuter des moyens de nous organiser pour préparer notre défense.
L'élection présidentielle est un coup de semonce, un avertissement, les questions posées sont sérieuses, l'avenir lourd de danger. Le mouvement ouvrier, le mouvement social, va s'y préparer avec calme et méthode.
Il est le seul à pouvoir apporter des réponses à l'urgence sociale et à l'urgence démocratique à laquelle toute la société est confrontée.
Il formulera et mettra en œuvre ses réponses par la lutte et la démocratie, dans la solidarité, en se donnant sa propre représentation politique, son propre parti.
Dès dimanche soir, nombreux sont ceux qui souhaitent reprendre le chemin des manifestations. Nous serons avec eux mais nous n'applaudirons ni ne nous réjouirons de la victoire d'un ennemi.
Nous dirons non au front républicain, et préparerons le front uni du monde du travail et de la jeunesse.
Yvan Lemaitre


Présidentielle 2002 : les résultats en trompe l'œil de Le Pen

Un " séisme " pour les uns, une " bombe " pour les autres : les qualificatifs semblaient manquer aux médias pour décrire les résultats du premier tour de la présidentielle. À suivre les observateurs patentés, la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour face à Jacques Chirac occulterait la réalité des résultats électoraux. Et depuis le 21 avril, télévision, radios, journaux présentent un pays gangrené par le Front national (FN), sous la menace du fascisme. Hors du front républicain point de salut !
L'analyse cède le pas à la panique, une panique orchestrée et par Chirac et par la gauche plurielle. Mais si séisme il y a, il tient dans l'effondrement électoral des partis gouvernementaux, de gauche comme de droite. En réalité, on enregistre au premier tour un effet extrême-gauche plutôt qu'un effet Le Pen. C'est aussi ce qu'il s'agit de masquer.
La classe ouvrière n'est pas défaite, atomisée ; mieux, elle reprend l'offensive. Le dégoût qu'inspire un Le Pen distillant depuis des semaines sa haine raciste et un populisme nauséabond a été décuplé par le battage médiatique amplifié par l'égalité des temps de paroles à la télévision et à la radio. Le Pen s'est effondré devant sa propre image. Cet effondrement sous la pression des travailleurs et de la jeunesse est aussi la mise en accusation de la politique qui a enfanté le monstre.
Comprendre ce qui s'est passé est indispensable pour tirer les leçons du premier tour et de ces deux semaines afin de nous donner ainsi les meilleures chances de prévenir les mauvais coups contre les salariés, les jeunes et les immigrés que les Le Pen et les Chirac préparent.
Revenons aux faits.

Premier tour : au-delà du résultat, les chiffres
Le 21 avril, 4 804 713 voix se sont portées sur Le Pen, soit un gain de 234 469 voix par rapport aux présidentielles de 1995 où il enregistrait une progression de 195 000 voix par rapport au scrutin de 1988. Partant, Le Pen doit moins sa présence au second tour à un afflux de suffrages sur son nom qu'au reflux électoral de Lionel Jospin. Comparé au scrutin de 1995, le candidat socialiste perd 2 299 514 voix. Alors que le taux d'abstention progresse de plus de six points sur le scrutin présidentiel précédent, Le Pen consolide ses positions et porte son influence à 16,86 % au premier tour quand Jospin voit lui son électorat fondre de 30 % et tombe à 16,18 % des suffrages exprimés. Tout est là. Et le président sortant peut difficilement pavoiser : il comptabilise, en 2002, 428 450 voix de moins qu'en 1995.
Si l'on compare l'ensemble des suffrages réunis par les candidats de la gauche et de la droite parlementaire en 1995 et en 2002, on s'aperçoit que les premiers perdent 3 millions de voix et les seconds 4 millions - 2,5 millions si on retranche celles de Philippe de Villiers présent en 1995). Pour prendre la pleine mesure de l'effondrement de la droite et de la gauche, il est éclairant de confronter les scores additionnés de Le Pen et de Mégret en 2002 à ceux réalisés par les différents candidats en 1995 : l'extrême droite reste derrière les trois ténors des partis gouvernementaux arrivés alors en tête (Jospin, Chirac et Balladur). Le million de voix gagnées par Le Pen et Mégret en 2002 n'aurait pas suffit à changer la donne en 1995. Aujourd'hui, les 234.469 voix supplémentaires de Le Pen suffisent à le placer au second tour. Il n'y a donc pas de raz-de-marée de l'extrême droite comme on voudrait nous le faire croire, mais un effet mécanique sur les pourcentages de la perte par la gauche plurielle et par la droite classique de plusieurs millions de suffrages au premier tour. La situation présente n'est pas sans rappeler d'ailleurs celle des régionales de 1998 où, malgré un recul de 125 000 voix par rapport au même scrutin de 1992, le FN progressait pourtant de 1,3 points et obligeait la droite à conclure des alliances avec lui pour présider les régions.
L'actuelle consolidation des positions de Jean-Marie Le Pen et de l'extrême droite n'est d'ailleurs nullement surprenante si l'on s'en tient à l'offre politique à la droite de la droite parlementaire. Ni de Villiers, ni Pasqua n'étant en lice, Le Pen apparaissait en quelque sorte comme le candidat naturel de secteurs de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie désarçonnés face aux transformations du capitalisme mais aussi de la classe ouvrière déboussolée par vingt ans de politique antisociale conduite alternativement par la droite et la gauche. Mégret ne pouvait jouer les trouble-fête dans une élection aussi personnalisée et dans laquelle Le Pen et son parti ont toujours réalisé leurs meilleurs scores.
Les révolutionnaires ne peuvent s'étonner de la sanction infligée aux partis gouvernementaux, même si son ampleur dépasse toutes leurs prévisions. Ils peuvent d'autant moins s'en inquiéter qu'ils bénéficient de très bons résultats électoraux et se trouvent en pointe dans les manifestations anti-FN, augurant de la place nouvelle qu'ils sont en mesure d'occuper dans les luttes ouvrières.

L'extrême droite n'a jamais disparu de la scène électorale
La surprise de voir Le Pen au second tour doit beaucoup à l'impression qui prévalait jusqu'au soir du 21 avril que la scission du FN en décembre 1998 avait fait disparaître la menace de l'extrême droite. La surprise nourrit la panique. Le danger semble d'autant plus grand qu'on le croyait disparu. Malheureusement, la scission du Front n'a eu finalement que peu d'influence sur son électorat. Lors des élections européennes de 1999, les déchirements entre partisans de Le Pen et de Mégret valurent à l'extrême droite un sérieux revers puisqu'elle rassemblait 1.576.000 voix soit 9 % des suffrages exprimés (5,7 % pour Le Pen, 3,3 % pour Mégret) contre 2.130.000 voix (11,7 %) en 1989 et 2.050.000 (10,5 %) en 1994. Rapportée à la déperdition du vote Jospin en 2002, la sanction infligée aux Le Pen et Mégret est relative… Elle l'est d'autant plus que l'électorat frontiste se reporte en parti sur la liste Pasqua-de Villiers qui avec ses 2.295.000 voix totalise 13,1 % des suffrages exprimés. Pire, aux Européennes, FN et MNR progressent dans 8 départements métropolitains et dans l'ensemble des DOM-TOM ; ils comptabilisent plus de 10 % des suffrages dans des dizaines de villes dont 33,7 % des voix à Marignane, 26,89 % à Vitrolles, 22,71 % à Orange, 17,57 % à Toulon, etc.
Les élections municipales de 2001 ont souligné que FN et Mouvement national républicain (MNR) faisaient mieux que résister. Présents dans moins de villes qu'en 1995 faute d'un nombre suffisant de militants pour constituer des listes, le FN était en lice dans 131 communes de plus de 10.000 habitants et le MNR dans 161. Les lepénistes obtiennent dans ces villes en moyenne 6,7 % des suffrages contre 5,1 % pour les mégrétistes. Les effondrements très médiatisés de Toulon où l'extrême droite passe de 31 % à 15 %, de Dreux où elle chute de 36 % à 9 % ne peuvent masquer que FN et MNR améliorent leurs résultats dans les zones où le Front était traditionnellement fort (Bouches-du-Rhône, Gard, Nord, banlieue parisienne, Alsace, Isère, etc.) mais également dans des endroits où il n'avait jamais réussi à percer comme Blois, Niort, Limoges, Clermont-Ferrand ou Angers. Et faut-il le rappeler : Marignane, Orange et Vitrolles demeurent dans l'escarcelle de l'extrême droite. Lors des élections cantonales de 2001, où les effets de la scission pesaient moins, les scores de l'extrême droite sont en progression : le FN recule de 2,7 points, mais le MNR arrive à 3 % ; ensemble, ils réunissent 10,1 % des suffrages exprimés contre 9,9 en 1994.
Aux municipales comme aux cantonales, FN et MNR s'affrontent souvent, ils se heurtent également à la concurrence du RPF de Charles Pasqua qui laboure sur les terres où le Front prospérait. Atteints par leur scission, et malgré l'appétit de Pasqua, lepénistes et mégrétistes conservent l'essentiel de leurs voix. Le Pen et Mégret peuvent l'un et l'autre compter sur un réseau d'élus et de militants implantés localement, offrant au FN comme au MNR les moyens de leur survie politique voire de jeter les bases d'une reconquête. Et le danger est d'autant moins à négliger que les éléments qui avaient contribué à la progression du FN et de ses idées n'ont nullement disparu en décembre 1998 : cinq ans de cohabitation Chirac-Jospin vont donner à l'extrême droite l'occasion de se développer, la politique sécuritaire défendue de part et d'autre tout au long des dernières semaines de campagne confortant encore le discours lepéniste.

Le Pen à front renversé
Dimanche soir, Jacques Chirac entamera son second mandat de chef d'État, c'est l'unique certitude. Qui de la droite ou de la gauche gouvernera le pays au lendemain du 16 juin, personne ne se risque à le prédire. Les scores de l'extrême droite au premier tour et la présence de Le Pen au second rendent tout pronostique sur l'issue des prochaines élections législatives impossibles. Y aura-t-il simplement une majorité absolue au soir du deuxième tour des législatives ? Les résultats n'obligeront-ils pas plutôt à en constituer une dans la précipitation ? La polarisation de deux camps à droite - droite parlementaire et l'extrême droite - annonce un nombre record de triangulaire droite-extrême droite-gauche, sinon de quadrangulaire avec des candidats révolutionnaires, plus important encore qu'aux élections régionales de 1998 qui avaient vu la droite classique multiplier les accords avec le parti de Jean-Marie Le Pen. La droitisation du discours d'un Chirac invitant à la tribune les artisans des alliances d'alors avec l'extrême droite, les Millon, Soissons et consort, dessinent à grands traits les choix du locataire de l'Élysée : soit il gouvernera seul en reprenant une partie du programme lepéniste ; soit il nouera alliance avec le FN et le MNR. Au final, ce sont les rapports de force à l'Assemblée qui en décideront ; en revanche, la politique à conduire est, elle, déjà arrêtée. L'Autriche, l'Italie ou le Danemark sont autant d'exemples en Europe pour rappeler que la collusion droite-extrême droite est non seulement possible mais souhaitable pour développer un programme de régression sociale ; elle exprime le mieux, aux yeux de la bourgeoisie, la défense de ses intérêts.
Paradoxalement, Le Pen et le FN se trouve devoir rééditer la politique d'alliance qui avait valu l'exclusion de Mégret. Cela ne va pas aller sans poser de problème. Revenir à la scission de décembre 1998 permet de mieux comprendre les contradictions dans lesquelles le succès de l'extrême droite l'a placé depuis 1983. La lutte à mort entre Le Pen et Mégret qui a abouti à l'implosion du FN découle évidemment de l'impossibilité que deux dirigeants revendiquent le premier rôle dans un parti précisément organisé autour de la figure du chef. Le conflit entre lepénistes et mégrétistes dépasse cependant la simple querelle de chefaillons en manque de reconnaissance. Elle traduit également l'affrontement continuel depuis plusieurs années entre deux stratégies pour arriver au pouvoir, l'une incarnée par Le Pen misant sur ses seules forces, l'autre défendue par Mégret privilégiant les alliances. Plus fondamentalement, la bataille de chiens de Le Pen et Mégret renvoie à la contradiction existant d'une part entre le projet constitutif du FN qui était de construire une organisation de masse autour d'un noyau de militant capable le jour venu de se transformer en véritable parti fasciste et d'autre part l'inactualité pour la bourgeoisie de faire appel à l'extrême droite pour défendre ses intérêts face aux exigences ouvrières. Partant, la crise du FN s'explique essentiellement par le succès de l'entreprise Le Pen dans une situation politique n'impliquant pas le recours au fascisme. Par conséquent, le parti lepéniste est constamment écartelé entre la volonté de maintenir son objectif initial et le désir de plus en plus fort de transformer le Front afin d'en faire une force gouvernementale.
Le Pen et le FN se trouve aujourd'hui dans la situation de Fini et du MSI en Italie dans les années 90, non dans celle de Hitler et du NSDAP dans les années 30.

Le projet constitutif du FN en question
Le FN rassemble lors de sa création en octobre 1972 l'essentiel des composantes de l'extrême droite française. Depuis Mai-68, elles constatent que leur division en une myriade de groupes différents entrave leur développement. Le 5 octobre 1972, tout ce que le pays compte de fascistes et de pétainistes s'unissent au-delà des divergences idéologiques dans une " fédération nationaliste unitaire ". L'objectif affiché est explicite : sortir l'extrême droite du ghetto et redonner sa " juste " place à ses idées. La stratégie définie pour donner une audience de masse à ce front fasciste est simple : présenter des candidats aux élections qui défendront un discours raciste et populiste expurgé de toute référence au fascisme.
Pendant plus de dix ans, les partisans de Le Pen ont maintenu cette politique avant qu'elle apporte ses premiers résultats. À Dreux, en septembre 1983, la liste conduite par Jean-Pierre Stirbois rassemble au premier tour 16,7 % des électeurs. Le dirigeant du FN a mené tambour battant une campagne musclée, distillant un discours raciste et sécuritaire, exigeant même le départ des immigrés de cette ville marquée par un fort taux de chômage. Au deuxième tour, le RPR et l'UDF local fusionnent leur liste avec celle du Front ouvrant les portes de la mairie aux élus lepénistes.
Quelques mois plus tard, les élections européennes confirment la percée : avec 10,95 % des suffrages exprimés et 2 204 961 voix, le FN talonne le PCF. Le visage de Le Pen s'impose partout, durablement. Non seulement le FN conjugue la permanence de scores élevés ce qui est déjà inédit pour l'extrême droite depuis l'après-guerre, mais qui plus est le vote lepéniste est important quelle que soit la nature du scrutin : national ou local. Cette progression ne doit rien au hasard. Elle prend appui sur les effets désastreux de la politique des deux septennats de François Mitterrand pendant lesquels PS et PCF s'avèrent incapable de résoudre la question du chômage et organisent une austérité généralisée : salaires bloqués et budgets sociaux rognés. Le FN profite pleinement de la vague raciste et sécuritaire que fait grossir la politique anti-ouvrière du PS et du PCF. Le PS sème, le FN récolte.
Les succès additionnés par le FN à partir de 1984 masquent pourtant un problème auquel le parti de Le Pen se confronte. Avant les européennes de 1984, le Front ne pose la question du pouvoir qu'en théorie. Les dirigeants lepénistes comptent arriver au pouvoir seul, à la faveur d'une victoire de Le Pen à la présidentielle. Les résultats électoraux ne modifient pas l'orientation du parti. La vieille garde des fondateurs du FN n'a pas varié sur cette question jusqu'à nos jours, encore moins Le Pen qui se présente encore aujourd'hui comme l'ultime " recours " ! Selon lui, la progression du FN vérifie qu'une accession au pouvoir par ses propres forces est possible.
Cet avis n'est pas partagé par la génération de cadres qui ont adhéré comme Mégret après les premiers succès. Arrivés pour beaucoup d'entre eux de formations de la droite classique, pétries des idées de la Nouvelle droite, à la recherche d'un parti capable de diffuser leur projet raciste et anti-égalitaire, les amis de Mégret estiment que l'union est un préalable. À la différence des lepénistes, ils refusent de rester devant les marches de l'Assemblée nationale en attendant une hypothétique victoire de Le Pen à la présidentielle. À leurs yeux, l'essentiel est de privilégier l'implantation locale du mouvement afin de peser sur la droite et l'obliger ainsi à conclure des accords de désistements. En effet, si 35 députés FN s'assoient sur les bancs de l'Assemblée nationale en 1986 grâce au scrutin proportionnel mis en place par Mitterrand pour gêner le RPR et l'UDF, en revanche en 1988, 1995 et 1997 le fiasco est presque total, soulignant l'impasse stratégique dans laquelle s'enferme le FN d'autant que la proportionnelle pour les Législatives est abandonnée après 1986.


Reclassement et recomposition de la droite, de l'extrême droite française mais aussi de la gauche
Chirac et la droite sont devant des choix décisifs. En 1998, l'élection de cinq présidents de région de droite avec les voix des élus du FN n'était pas une péripétie sans lendemain de la vie politique française mais bel et bien la première expression d'une alliance possible entre droites classique et extrême. Et les tentations de mettre en œuvre une telle politique ne sont pas récentes à droite. Jean-Claude Gaudin - UDF, aujourd'hui maire de Marseille - avait passé, en 1992, un " accord technique " avec le FN en Provence-Alpes-Côte d'Azur. De même, Robert Pandraud (RPR) n'avait pas hésité, en 1988, à signer une plate-forme électorale avec le FN pour préparer les municipales. Les rapprochements sont d'ailleurs d'autant moins étonnant que dans l'après-guerre les gaullistes ont accueilli en leur sein nombre des cadres de l'extrême droite française, le sauveur de la République n'ayant jamais hésité à faire parti commun avec les vichystes et autres collabos de tout poil.
Une majorité absolue de droite en juin limiterait la tentation d'une alliance parlementaire avec les probables députés FN ou MNR. Elle placerait à nouveau l'extrême droite en embuscade. La droite repousserait seulement les échéances. Qui peut imaginer qu'un Premier ministre appelé par Chirac puisse mettre en œuvre le programme de Le Pen afin de le marginaliser tout en maintenant l'unité de la droite, du RPR à l'UDF ? Les positions de François Bayrou contre le parti du président ces derniers jours indiquent jusqu'où les centristes sont prêts à aller… La victoire de Chirac risque donc d'être de courte durée en 2002 comme en 1995. Et la prochaine réplique du séisme du 21 avril pourrait bien annoncer l'émergence au centre d'un vaste rassemblement liant une partie des amis de Bayrou et les larges secteurs du Parti socialiste gagnés au blairisme. Le caractère explosif de la situation tient précisément dans l'absence de toutes solutions crédibles à court terme.
L'intérêt des travailleurs ne se situe pas sur ce terrain.
Une des principales leçons de 1995, c'est justement la situation de marginalité dans laquelle l'extrême droite s'est retrouvée dès lors que la classe ouvrière s'est mise en branle. Pendant le mouvement de grèves de novembre-décembre, les Le Pen et Mégret étaient relégués à leur place, dans les poubelles de l'histoire. Des millions de travailleurs déjà se mobilisaient contre les plans concoctés par Chirac pour casser le système de protection sociale, notamment les retraites. À l'évidence, c'est le principal dossier en attente, c'est sur ce terrain que l'offensive contre les acquis ouvriers sera lancée. Nous devons entendre l'écho de 1995, sans tarder. L'heure est au tous ensemble.
Serge Godard