Débat militant
Lettre publiée par des militants de la LCR
n°13
15 mai 2002

Sommaire :

Contre la droite et l'extrême-droite, En rupture avec la gauche gouvernementale, l'urgence sociale et démocratique

Un gouvernement Raffarin sous la pression du prochain tour de Le Pen

Lettre de Trotsky à propos de la démocratie bourgeoise, du bonapartisme et du fascisme


Contre la droite et l'extrême-droite,
En rupture avec la gauche gouvernementale,
l'urgence sociale et démocratique.

Le 9 juin nous sommes à nouveau appelés à voter pour élire l'Assemblée nationale. Ce nouveau scrutin sera l'occasion de montrer que nous avons tiré les enseignements de l'élection présidentielle et de ses suites.
Notre vote sera une sanction des partis de droite comme de gauche dont la politique soumise aux intérêts des classes privilégiées, à la finance, a conduit à une dramatique aggravation des inégalités sociales, de l'injustice, qui ont engendré le désespoir dont s'est nourri le vote Le Pen.
L'extrême-droite a reçu le camouflet qu'elle méritait et c'est tant mieux. Ce camouflet, ce sont les jeunes et les travailleurs qui le lui ont donné par leur mobilisation dont l'immense Premier mai a été le point culminant.
La droite comme la gauche voudraient que les électeurs oublient l'avertissement de l'élection présidentielle, elles leur demandent d'effacer leurs responsabilités passées et sollicitent leur vote.
Elles auraient compris le message !
Mais quel projet défendent-elles ?
Utilisant comme un plébiscite les voix que la gauche lui a offertes, Chirac se dépêche de mettre en place une politique réactionnaire libérale, pro-patronale. Il veut rassembler derrière lui la droite et tous les hommes politiques du centre disponibles pour se donner une majorité à la hauteur de son score présidentiel. Il tient un langage populiste, sécuritaire espérant par cette démagogie garder une partie de l'électorat que les partis de gauche lui ont donné tout en flattant l'électorat de droite et d'extrême-droite.
Il veut revenir sur les trente cinq heures, remettre en cause les retraites, diminuer les impôts pour les plus aisés et baisser les charges patronales.

Pour tous ceux qui ont cru se protéger de Le Pen en votant Chirac, ces Législatives seront l'occasion de condamner et de rejeter une politique réactionnaire contraire aux intérêts de la population.
Mais il ne saurait être question pour autant de cautionner la politique de la gauche plurielle reconvertie en " gauche unie ".
Elle n'a d'autre ambition qu'une nouvelle cohabitation. Elle se prépare à continuer la même politique libérale que celle que Jospin a menée pendant cinq ans dans le cadre fixé par le Président Chirac.

Nous n'avons aucune raison de lui accorder notre confiance. Bien au contraire, depuis vingt ans, elle alterne ou cohabite avec la droite pour conduire la même politique soumise à l'économie de marché et à la tyrannie de la finance.

Oui, le 9 juin, nous ferons barrage aux partisans de Le Pen et de Mégret, nous rejetterons la politique de Chirac et de ses amis, nous désavouerons les partis de la gauche gouvernementale.
Par notre vote, nous montrerons à tous les partis gouvernementaux que nous avons tiré les leçons des vingt dernières années comme de l'élection présidentielle.
Nous dirons que nous ne sommes pas dupes. Il n'y a pas de sauveur et nous voterons pour nous-mêmes, pour la défense collective des intérêts du monde du travail, nous voterons pour nos mobilisations et nos luttes.

La présence Le Pen au second tour de l'élection présidentielle est un avertissement que les jeunes et les travailleurs n'oublieront pas.
Nous ne pouvons confier la défense de nos intérêts sociaux et politiques, de nos droits et de notre liberté à des partis qui défendent une société fondée sur le pouvoir de l'argent, la domination d'une minorité qui échappe à tout contrôle. Lutter contre la montée des idées réactionnaires, c'est lutter contre une politique qui engendre les inégalités, le chômage, l'exclusion pour concentrer toujours plus de richesses entre les mains d'une minorité privilégiée.
C'est ce système qui engendre l'insécurité en semant frustration et désespoir, en justifiant l'injustice et l'oppression au nom d'une idéologie qui valorise l'arrivisme, l'individualisme et la concurrence, le chauvinisme et le racisme.

Les idées d'extrême-droite se nourrissent des échecs des partis politiques qui se revendiquent de la démocratie parlementaire mais qui, dans les faits, se plient à ce système où dominent la loi des privilèges et de l'argent, le mépris des plus démunis. L'extrême-droite flatte les rancœurs et les frustrations, les sentiments de revanche et de haine, les préjugés racistes et sexistes, pour s'attaquer à la démocratie afin d'appliquer la loi du plus fort dans toute sa brutalité. Sa démagogie contre le système et les partis est une imposture.

* * *

Nos idées sont à l'opposé.
Nous pensons que la seule issue à la crise sociale et politique que nous connaissons, ce sont des mesures d'urgence sociales et démocratiques.
C'est le programme qu'Olivier Besancenot a défendu durant la campagne présidentielle.
La brusque évolution de la situation politique vient apporter une vivante démonstration de la justesse de notre démarche.
Oui, il faut une autre politique. Cette politique sera mise en œuvre grâce et par la mobilisation du monde du travail. C'est elle qui a, dans le passé, permis les progrès démocratiques et sociaux, comme c'est elle qui a provoqué la défaite de Le Pen dont Chirac voudrait s'approprier le mérite.

Pour enrayer le recul social, nous voulons une autre répartition des richesses.
Il faut interdire les licenciements, garantir à tous un véritable emploi.
Il faut revaloriser l'ensemble des salaires et des retraites.
Il faut donner la priorité aux services publics.
Il faut mettre un coup d'arrêt aux privatisations comme aux fonds de pension et aux attaques contre les retraites par répartition.
Pour contrôler la marche de l'économie comme de l'administration, pour les mettre au service de la population et non d'une minorité qui détourne l'argent public pour son compte privé, nous voulons une réelle démocratie, à tous les niveaux.
L'ensemble des courants d'opinion doit pouvoir être représenté au niveau de l'Assemblée nationale. Au lieu de cette démocratie monarchique, nous voulons une assemblée populaire élue au suffrage universel, à la proportionnelle, désignant un gouvernement directement responsable devant elle.
Tous ceux qui vivent et travaillent dans ce pays doivent avoir le droit de vote à toutes les élections.

La démocratie, c'est que la population elle-même puisse faire prévaloir ses choix.
C'est qu'elle ait les moyens de contrôler et de décider par la mise en place d'assemblées dans les quartiers, les villes, les entreprises, les banques et les administrations.
De telles mesures sont simples et faciles à mettre en œuvre, elles supposent la volonté d'en finir avec les privilèges accordés aux gros actionnaires et aux multinationales, comme au grands partis politiques.
Aujourd'hui, de telles transformations ne peuvent se limiter à ce pays, elles sont nécessaires et possibles à l'échelle de toute l'Europe.
Nous luttons contre la mondialisation au service de la finance et des multinationales, nous voulons une Europe démocratique et sociale fondée sur la coopération des travailleurs et des peuples.

Le 9 juin, par notre bulletin de vote, nous dirons que nous ne voulons plus de la politique libérale, qu'elle soit menée par la droite ou la gauche gouvernementale.
Nous dirons que nous ne voulons plus que les intérêts de la population soient sacrifiés aux profits.
Nous voulons condamner sans appel l'extrême-droite, rejeter la droite tout en désavouant la gauche de cohabitation.
Nous voulons dire notre attachement au progrès et à la démocratie dont le monde du travail et la jeunesse sont porteurs.

Débat militant


Un gouvernement Raffarin sous la pression du prochain tour de Le Pen

" Le bleu marine va redevenir à la mode ". Nouveau ministre délégué aux libertés locales, ancien activiste du groupe d'extrême droite Occident : Patrick Devedjian jubile. Chirac donne de la voix. Le gardien des institutions n'a pas hésité une seule seconde à descendre sur le terrain pour défendre la République mise à mal… par quelques supporters de Bastia au Stade de France. Malgré son grand-guignolesque, la mise en scène de samedi soir ne trompe (doit tromper) personne. Chirac a trouvé là l'occasion de siffler à sa manière la fin d'un match, de se placer en rôle d'arbitre. Au désordre, Chirac oppose la " tolérance zéro ". Le message est clair. Son but explicite. Sous le couvert de la défense de la République et de ses valeurs, Chirac promeut le " tout sécuritaire ". Et ce n'est pas seulement un clin d'œil à l'électorat lepéniste. En réalité, Chirac annonce le rôle dévolu à l'État à l'heure de la mondialisation, où l'État-Providence dépossédé de tous ses attributs, privatisés et démantelés, se réduit à un État-Policier. En quelques mots samedi, le président a dévoilé le traitement de choc que la droite s'apprête à administrer au monde du travail.
À l'Élysée, privé de majorité pendant cinq ans, Chirac a eu tout le loisir d'étudier les leçons du baron Seillière sur la " société du risque " dont le versant sécuritaire est indissociable du volet ultra-libéral. La nomination de Jean-Pierre Raffarin marque suffisamment les priorités assignées à la nouvelle équipe. Le credo est simple : la droite veut moins d'État si on évoque l'éducation ou la santé mais plus d'État - beaucoup plus même - s'il s'agit d'embaucher des policiers ou des matons. Affublé ou non de la référence républicaine, c'est l'ordre qui doit régner. Et le Premier ministre incarne précisément le bon sens populaire de cette " France d'en bas ", aspirant à la tranquillité, mais qui, derrière ses côtés débonnaires, avance des solutions réactionnaires. Pourtant dirigeant de la très droitière Démocratie libérale (DL), Raffarin se présente comme un centriste. Or, DL est justement l'organisation dans laquelle se retrouvent depuis toujours les " ex " de l'extrême droite, Alain Madelin, son président, ancien d'Occident, réprouvant en 1998 l'ostracisme qui frappait ses amis alliés avec le Front national aux élections régionales. Ce monde est petit.
Chirac a la baguette. Raffarin a la matraque. Ne pas perdre une minute à droite est d'autant plus nécessaire que le gouvernement n'a que quelques semaines pour donner la majorité qui manque encore à Chirac à l'Assemblée nationale. Et le score de Le Pen corse l'affaire.

Le Pen-Mégret : l'extrême droite en embuscade
Le soir du premier tour, les commentateurs décrivent un séisme, un raz-de-marée ; à la surprise générale, Jean-Marie Le Pen arrive devant Lionel Jospin : c'est donc le leader du FN qui affrontera le président sortant. À peine le résultat du duel Chirac-Le Pen connu, les mêmes célèbrent l'échec cinglant de l'extrême droite. Et l'on s'empresse de démontrer qu'on ne peut assimiler le score de Chirac à un plébiscite. En quinze jours, le péril fasciste qui menaçait le pays est oublié ! Cet échec de Le Pen au second tour renvoie à une victoire qui n'a pas eu lieu au premier ; et la menace fasciste est d'autant mieux contenue qu'elle n'existait pas : qu'importe ! On se fait peur. Puis, on se rassure. À chaque fois, on se paye de mots, sans chercher à comprendre. On ne peut pourtant évacuer si facilement les 18 % de Le Pen et les 82 % de Chirac : le score du premier témoigne de la consolidation de l'extrême droite ; celui du second sanctionne un déplacement à droite du spectre politique.
Il faut ramener les scores de l'extrême droite à leur juste proportion.
Les résultats de la Présidentielle confirment l'enracinement du vote Le Pen, nullement une poussée de l'extrême droite comme en 1983 à Dreux lors des élections municipales. Avec 5 525 032 voix, Le Pen améliore son score du premier tour de 720 319 voix, celui de l'extrême droite de 53 293. Le Pen ne bénéficie donc pas de la baisse de 8 points de l'abstentionnisme et des quatre millions d'électeurs supplémentaires qui se sont rendus aux urnes. Selon une étude réalisée par l'Ipsos, seulement 3 % des abstentionnistes du premier tour aurait voté Le Pen au second, contre 41 % pour Chirac. En revanche, malgré la campagne de l'entre-deux tours, non seulement, le dirigeant du FN récupère ses voix, mais il progresse légèrement.
Pour l'essentiel, on retrouve les zones d'influence traditionnelles du Front comme le Vaucluse (29,6 %), le Var (28,7 %), les Alpes-Maritimes (28,7 %), les Bouches-du-Rhône (27,5 %) et le Gard (26,7 %). C'est d'ailleurs dans ses fiefs que le lepénisme enregistre généralement ses plus fortes progressions entre les deux tours : 18 408 voix dans les Bouches-du-Rhône, 18 279 dans le Var, 10 461 dans les Alpes-Maritimes ou 3 384 dans le Vaucluse. Le Pen atteint 39,48 % à Marignane, 34,24 % à Orange, 32,08 % à Vitrolles et 26,95 % à Toulon.
Le Nord et le Pas-de-Calais s'affirment également comme des terres d'élections du Front avec respectivement 21,7 % et 22,5 % des suffrages exprimés. En quinze jours, Le Pen engrange là-bas plus de 30 000 voix supplémentaires, 19 682 dans le Pas-de-Calais, 13 960 dans le Nord. À Wingles, dans le Pas-de-Calais, Le Pen comptabilise 33,45 % des exprimés, 30,15 % à Oignies, 23,48 % à Lens, 21,72 % à Calais, etc. Dans le département voisin, le Nord, il progresse fortement à Anzin (29,43 %), à Saint-Pol-sur-Mer (32,30 %), à Maubeuge (28,90 %), à Tourcoing (23,69 %), à Roubaix (19,42 %), etc. Et la liste est encore longue…
Quelles conséquences pour les Législatives ? La loi électorale est stricte : seules figurent au second tour les listes ayant franchi la barre des 12,5 % des inscrits. Partant, si les candidats du Front national et du Mouvement national républicain réalisent le 9 juin des scores comparables à ceux de Le Pen et de Mégret à la Présidentielle, l'extrême droite pourrait se maintenir au second tour dans 237 des 577 circonscriptions. Pour mémoire, en 1988, droite, gauche et extrême droite s'affrontaient dans 8 triangulaires, en 1993 dans 14, sans que cela modifie le rapport de force entre partis gouvernementaux. Personne n'a oublié, en revanche, l'expérience des dernières législatives et la victoire " surprise " de la gauche plurielle. En juin 1997, on dénombrait 76 triangulaires, dont 69 dans des circonscriptions détenues par la droite ; la gauche l'emporte dans 47 cas contre 29 pour la droite.
Raffarin a quatre semaines pour inverser la donne, limiter le nombre des triangulaires et en gagner le maximum.

Vote d'adhésion, vote protestataire : une fausse opposition
La résistance de l'électorat d'extrême droite est l'enseignement principal du scrutin, et ce n'est pas sans incidence pour les élections législatives. Peut-on pour autant suivre tous ceux qui, derrière Le Monde, observent une " consolidation, par le parti d'extrême droite, d'un électorat d'adhésion, dont la volatilité entre les deux tours, s'est considérablement réduite " ? Le journal du soir tire son argument du maigre déplacement de voix vers Le Pen le 5 mai, moins de 55 000. La situation est plus contrastée qu'il n'y paraît. Une comptabilisation nationale masque les mouvements de voix intervenus entre le premier et le second tour, mouvements notamment intéressants pour apprécier la signification du vote d'extrême droite. Il est d'ailleurs frappant que, malgré une progression en voix si réduite, Le Pen dépasse au second tour le total des suffrages réalisés au premier par l'ensemble de l'extrême droite dans 44 départements métropolitains, c'est dire que s'il gagne des milliers d'électeurs ici, il en perd presque autant là.
Il double par exemple ses voix dans les départements et territoires d'outre-mer. À eux seuls, les DOM-TOM apportent 36 724 des 53 293 suffrages glanés par Le Pen entre le 21 avril et le 5 mai. Nous avons déjà évoqué les gains obtenus par le leader du FN dans ses zones de force. Significativement, on note aussi un gonflement appréciable du vote Le Pen sur les terres où Jean Saint-Josse, le candidat des chasseurs, comptabilisait ses meilleurs scores : 13 951 voix en Gironde, 11 869 dans la Somme, 7 579 dans les Pyrénées-Atlantiques, 7 206 en Charente-Maritime et 4 238 dans les Landes. La Vendée, où de Villiers rassemblait 70 735 électeurs et arrivait en tête au premier tour en 1995, donne 17 950 voix de plus à Le Pen et Mégret en 2002 au premier tour - le capital du Front s'érode au second de 69 suffrages.
Inversement, Le Pen subit de sérieux revers dans le Bas-Rhin (- 25 359), le Haut-Rhin (- 16 227) ou le Rhône (- 11 876) alors que l'extrême droite comptabilisait de très bons résultats le 21 avril. La saignée dans le Bas-Rhin et le Haut-Rhin est telle que Le Pen fait moins bien que l'extrême droite au premier tour et moins bien que lui-même au premier tour en 1995. La Seine Saint-Denis est paradoxale : elle fait partie des 44 départements où Le Pen améliore le score de l'extrême droite - ici de 659 voix - ; les résultats additionnés de Le Pen et Mégret enregistrent, néanmoins, une perte sèche de 11 070 électeurs en sept ans.
Au final, l'électorat frontiste apparaît fortement différencié. La comparaison des votes Le Pen-Mégret en 2002 avec ceux de de Villiers aux Européennes de 1995 et à la Présidentielle de 1995 ou ceux de Pasqua-de Villiers aux Européennes en 1999 conforte largement l'idée d'un chevauchement de l'électorat de l'extrême droite et de la droite extrême. À l'évidence, le vote frontiste correspond moins à la carte de l'insécurité et du chômage qu'à celle du vote poujadiste lors des Législatives de 1956… La scission du FN avait dopé les résultats des souverainistes en 1999. L'effacement de Philippe de Villiers puis de Charles Pasqua à la Présidentielle a ramené sur les rives de l'extrême droite une partie de son électorat déboussolé par les rivalités opposant hier Le Pen et Mégret. FN de Le Pen, MNR de Mégret, MPF de de Villiers ou RPF de Pasqua ? Les électeurs se redistribuent aussi en fonction de l'offre politique : c'est ce qu'ont compris les caciques de la droite classique qui s'empressent d'afficher leur " nouvelle " sympathie pour les Millon, Soisson, de Villiers et consort.
Une droite de droite peut minorer le poids de l'extrême droite ; elle peut même précipiter les reclassements au sein du FN et du MNR que la scission avait amorcés en décembre 1998 : c'est du moins le pari cynique de Raffarin et de… Chirac.

Raffarin : une droite extrême contre l'extrême droite ?
D'aucuns à gauche s'étonnent déjà qu'une droite triomphante affiche ses divisions pour la prochaine bataille. Le lancement au surlendemain du premier tour de l'Union pour la majorité présidentielle (UMP) par les proches de Jacques Chirac annonçait l'offensive. Le score de Chirac a précipité les choses. L'entreprise vise à assécher financièrement et politiquement les concurrents centristes, au premier rang desquels la poignée de récalcitrants rassemblés autour de François Bayrou; elle cherche dans le même mouvement à élargir la majorité présidentielle sur sa droite : l'UMP distribue directement ses investitures à ceux, tel Soisson, qui n'avait pas hésité à s'allier à Le Pen en 1998 ; elle s'engage sinon à ne pas présenter de candidats contre ceux, comme Millon, se montrant favorables aux passerelles avec l'extrême droite.
En portant son choix sur Raffarin, le président de la République endosse l'habit de " rassembleur " de la droite populaire et réactionnaire que les gaullistes ont si longtemps incarnée avant qu'un certain Jacques Chirac au cours des années 70 se déleste de cet héritage en créant le RPR. Jouer cette carte peut s'avérer décisif pour l'emporter en juin ; mais c'est, au-delà des échéances électorales, la seule qui puisse permette de conduire jusqu'au bout une politique anti-sociale : la bourgeoisie a besoin d'un gouvernement de combat pour venir à bout des acquis de la classe ouvrière que les nouvelles règles de la compétition internationale imposent. L'heure n'est pas à la cohabitation aux yeux des possédants, mais à l'affrontement.
FN et MNR troubleront-ils ces plans ? Malgré la menace des triangulaires, Carl Lang, le numéro trois du Front, affiche des ambitions modestes : " Au vu du mode de scrutin, il est tout à fait possible que nous n'ayons aucun élu ", concède-t-il. Une douzaine de circonscriptions sont gagnables dans les Alpes-Maritimes, les Ardennes, les Bouches-du-Rhône, le Doubs, le Gard, l'Hérault, la Moselle, le Nord et le Vaucluse. À l'exception du " félon " - Bruno Mégret - qui semble en mesure de l'emporter dans la XIIe circonscription des Bouches-du-Rhône maintenant que Daniel Simonpieri, maire de Marignane, a jeté l'éponge, aucun dirigeant important de l'extrême droite ne devrait entrer au Palais Bourbon. L'échec attendu de l'extrême droite au seuil du Parlement ne peut que relancer le débat stratégique en son sein, et ce d'autant que les exemples, en Europe, de l'Autriche, de l'Italie ou du Danemark où droite et extrême droite gouvernent, crédibilisent les projets d'un Mégret. La perspective d'un contrat de majorité liant les différentes composantes de la droite, classique et extrême, n'est pas inimaginable ; ce qui serait en revanche incroyable, c'est qu'après avoir géré ensemble des régions et des municipalités elles soient incapables de s'entendre à l'Assemblée.
Face à la recomposition des droites en cours, la gauche gouvernementale semble groggy, sans réaction, prête à s'écrouler. Chirac impose à marche forcée l'unité derrière sa bannière ; la gauche tarde à présenter ses candidats. Une victoire des Hollande, Hue et Voynet, à la faveur des triangulaires, viendrait à contretemps. La défaite est déjà intégrée. Les reclassements devraient s'en suivre. Des appareils disparaîtraient. D'autres poindront comme celui dont rêvent la gauche moderne et la droite réformatrice depuis des décennies. C'est la logique de la situation, celle ouverte par le front républicain. Le piège se referme sur ses promoteurs. La gauche plurielle a remis son avenir entre les mains de Jacques Chirac, espérant se retrouver ensuite comme si de rien n'était. Chirac a gagné. Aussi illusoire soit-il, c'est lui le rempart. Et lui seul. C'est la leçon de la Présidentielle. Certains pensaient faire un rempart de papier au fascisme… Chirac et Raffarin développent un programme sécuritaire que goûteront Le Pen et Mégret. Et ils en redemanderont. Pire, Chirac ne manquera pas de le marteler, les électeurs de gauche n'ont plus d'autres solutions que de recommencer en juin à porter leur voix sur les candidats de l'UMP. Ne pas voter pour lui, c'est reconduire la situation qui a nourri le FN : la cohabitation.
Arrêtons. De vrais batailles attendent la classe ouvrière. Il est temps de nous y préparer !
Serge Godard


Les analogies entre la situation que nous connaissons et celle des années Trente n'ont le plus souvent d'autre but que de semer la confusion. Ceci dit, par delà les analogies qui voudraient pallier à l'absence d'analyse, l'expérience des années Trente est riche d'enseignements utiles pour tous ceux qui ne veulent pas être dominés par l'événement, mais anticiper, comprendre pour se préparer et essayer de prendre l'initiative. C'est dans cet esprit que nous publions ce texte de Trotsky et donnons quelques indications bibliographiques concernant d'autres écrits de Trotsky :

Crétinisme parlementaire et diplomatique ( 13 juin 1933 ) ; où va la France ? (octobre 1934 ) dans le Mouvement communiste en France.- éditions de Minuit
Le tournant de l'Internationale communiste et la situation en Allemagne (26 septembre 1930 ) ; lettre à un ouvrier communiste allemand (8 décembre 31) ; la seule voie ( 14 septembre 1932) ; la tragédie du prolétariat allemand ( 14 mars 1933) ; qu'est ce que le national-socialisme ? ( 2 novembre 1933) dans Comment vaincre le fascisme -écrits sur l'Allemagne 1930-1933) éditions de la Passion
Pour resituer ces textes dans leur contexte historique, à lire et à faire lire :
Daniel GUERIN : Sur le fascisme, la peste brune; Fascisme et grand capital - édition la Découverte
Anna SEGHERS : Les morts restent jeunes.- édition Autrement

Lettre de Trotsky à propos de la démocratie bourgeoise, du bonapartisme et du fascisme
(13 janvier 1936)

Cher Ami (2),

La question de notre comportement à l'égard des normes gouvernementales qui sont prétendument dirigées contre le fascisme est extrêmement importante.
Comme la démocratie bourgeoise est historiquement en faillite, elle n'est plus en mesure de se défendre sur son propre terrain contre ses ennemis de droite et de gauche. Cela veut dire que, pour se " maintenir ", le régime démocratique est obligé de se supprimer lui-même peu à peu par des lois d'excep-tion et des mesures administratives arbitraires. Cette auto-sup-pression de la démocratie dans son combat contre la gauche et la droite est précisément ce qui produit le bonapartisme décadent, lequel a besoin pour son existence incertaine, aussi bien du danger de droite que du danger de gauche, afin de les jouer l'un contre l'autre et de s'élever ainsi toujours davantage audessus de la société et de son parlementarisme. Le gouvernement Colijn (3) m'est apparu depuis pas mal de temps déjà comme un régime bonapartiste en puissance.
L'ennemi principal pour le bonapartisme reste naturellement, dans cette période extrêmement critique, l'aile révolution-naire du prolétariat. On peut donc dire avec une certitude absolue que lors d'une aggravation ultérieure de la lutte des classes, toutes les lois d'exception, tous les pleins pouvoirs extraordi-naires, etc. seront utilisés contre le prolétariat.
Après que les socialistes et les staliniens français eurent voté la dissolution administrative des organisations paramili-taires (4), cette vieille canaille de Marcel Cachin (5) écrivit à peu près ceci dans L'Humanité " Une grande victoire [...]. Naturellement, nous savons que, dans la société capitaliste, toutes les lois peuvent être utilisées contre le prolétariat. Mais nous nous efforcerons de l'empêcher, etc. " Le mensonge est évidemment ici dans le mot peuvent. Il aurait fallu dire " Nous savons que toutes ces mesures, lors d'une aggravation ultérieure de la crise sociale, seront appliquées au centuple contre le prolétariat. " D'où l'on peut tirer la conclusion élémentaire que nous ne pouvons pas contribuer de nos propres mains à construire le bonapartisme décadent ni à le doter de chaînes dont il se servira inévitablement pour paralyser l'avant-garde du prolétariat.
Il n'est pas dit pour autant que Colijn ne veuille pas demain ou après-demain dégager son coude droit de l'emprise arrogante des fascistes. La révolution sociale ne semble pas être imminente en Hollande. Le Grand capital espère venir à bout des dangers qui le menacent par les moyens de l'Etat fort, concentré, c'est-à-dire bonapartiste ou semi-bonapartiste. Mais, par peur de laisser l'ennemi véritable, le prolétariat révolutionnaire, prendre trop d'importance, Colijn ne pourra jamais paralyser ou détruire le fascisme tout au plus pourra-t-il le tenir en échec. C'est pourquoi le mot d'ordre de dissolution et de désarmement des bandes fascistes par l'Etat (les social-démocrates allemands criaient "L'Etat doit agir!") et le vote de mesures analogues sont réactionnaires de bout en bout. Cela reviendrait à sacrifier la peau du prolétariat pour en faire un fouet dont l'arbitre bonapartiste de service se servira peut-être pour caresser tout doucement, une fois en passant, le postérieur des fascistes. Or notre maudit devoir et notre responsabilité consistent non à fournir le fascisme en fouets, mais à protéger la peau du prolétariat.
Un autre aspect de la situation me semble encore plus important. La démocratie bourgeoise est de par sa nature même une fiction. Plus elle est florissante, moins elle se laisse utiliser par le prolétariat (voir l'histoire de l'Angleterre et des Etats-Unis). [Mais] la dialectique de l'histoire veut que la démocratie bourgeoise devienne une réalité importante pour le prolétariat précisément à l'époque de sa décomposition. Le fascisme est l'expression de cette décomposition. La lutte contre le fascisme, la défense des acquis de la classe ouvrière dans le cadre de cette démocratie en voie de décomposition peuvent devenir une puissante réalité dans la mesure où est donnée au prolétariat l'occasion de se préparer aux plus durs combats et même de commencer à s'armer. En France, les deux années qui se sont écoulées depuis le 6 février 1934 (6) ont donné aux organisa-tions ouvrières une occasion exceptionnelle (elle ne se renou-vellera pas de sitôt) de rassembler sur une base révolutionnaire le prolétariat et la petite bourgeoisie, de constituer une milice ouvrière, etc. Cette occasion précieuse est offerte précisément par la décomposition de la démocratie, par son incapacité évi-dente à maintenir "l'ordre" par les moyens traditionnels et le danger tout aussi évident qui menace les masses ouvrières. Qui-conque n'exploite pas cette situation, quiconque en appelle à l' "Etat", c'est-à-dire à l'ennemi de classe, en le priant d' " agir ", celui-là vend la peau du prolétariat à la réaction bonapartiste.
Aussi devons-nous voter contre toutes les mesures qui renforcent l'Etat capitaliste-bonapartiste, même s'il s'agit d'une mesure qui peut, sur le moment, causer un désagrément passager au fascisme. Naturellement les social-démocrates et les stali-niens diront que nous défendons le fascisme contre le Père Colijn, lequel serait après tout préférable au méchant Mussert (7). A cela, nous pouvons dès maintenant répondre avec assurance que nous voyons plus loin que les autres et que les événements à venir confirmeront entièrement nos conceptions et nos exigences.
Mais nous pouvons aussi formuler des amendements et des compléments dont le rejet fera clairement apparaître à n'importe quel ouvrier qu'il ne s'agit pas du postérieur des fascistes mais de la peau du prolétariat. Par exemple 1) "Les piquets de grève des ouvriers ne sont nullement concernés par cette loi, même dans le cas où ils doivent s'armer contre les briseurs de grève, les fascistes et autres éléments déclassés ou 2) " Les organisations politiques et syndicales de la classe ouvrière conservent le droit, face au danger fasciste (8), de construire et d'armer leurs organismes d'auto-défense. A leur demande, l'Etat s'engage à les fournir en moyens financiers, armes et munitions Au Parlement, ces amendements paraîtraient plutôt étranges et seraient considérés comme "shocking (9)" par Messieurs les hommes d'Etat (ainsi que par les fanfarons staliniens). Mais n'importe quel ouvrier du rang, non seulement dans le N.A.S. (10), mais aussi dans les syndicats réformistes, les trou-vera tout à fait justifiés.
Naturellement, je ne cite ces documents qu'à titre d'exem-ples. On pourrait peut-être trouver des formulations meilleures et plus précises. Messieurs les social-démocrates et staliniens peuvent bien alors refuser leur soutien ou même voter contre. Mais même s'ils votent pour, les amendements seront de toute manière rejetés et on verra alors avec une clarté parfaite pour quelle raison nous votons contre le projet gouvernemental dans son ensemble, ce que nous devons faire sans la moindre hésitation pour les motifs que j'ai déjà indiqués (même au cas où le parlementarisme à la Colijn ne permettrait pas la présen-tation d'amendements, car ces amendements, qui relèvent de la technique de propagande, ne concernent pas le fond même de l'affaire).
De manière générale, il nous faut être très fermes à l'égard de l'" antifascisme " abstrait qui touche même parfois, hélas, nos propres camarades. L'" antifascisme " n'est rien, c'est un concept vide qui sert à couvrir les canailleries du stalinisme. C'est au nom de l'" antifascisme " qu'on a organisé la colla-boration de classes avec les radicaux (11). Beaucoup de nos camarades désiraient apporter au " front populaire ", c'est-à-dire à la collaboration de classes, un soutien positif du genre de celui que nous nous sommes par exemple disposés à accor-der au front unique, c'est-à-dire à la séparation du prolétariat d'avec les autres classes. Du mot d'ordre totalement erroné de "Front populaire au pouvoir! (12)" , on va plus loin et on se déclare prêt à soutenir le bonapartisme, car le vote en faveur du projet de loi "antifasciste" de Colijn ne signifierait rien d'autre qu'un appui direct au bonapartisme.
Comme le camarade Parabellum (13) - si j'en juge d'après les citations - a développé dans " De Internationale " un point de vue incorrect et dangereux sur le " front populaire ", il est d'autant plus nécessaire d'être ferme dans le parti hollan-dais contre cet "antifascisme" abstrait aux conséquences opportunistes.


(1) Lettre à Sneevliet, Bibliothèque du Collège de Harvard, 10145. Traduite de l'allemand. Cette lettre avait déjà paru dans son texte allemand original dans informations-Dienst, n0 10, février 1936, sous le titre " Caractérisation de la politique de Colijn " Elle constitue une réponse de Trotsky à une lettre du dirigeant du R.S.A.P. hollandais Sneevliet, en conflit avec ses camarades de la direction au sujet de l'atti-tude qu'il devait prendre, en sa qualité de député, face à une proposition de loi dirigée par le gouvernement Colijn contre les groupes paramilitaires du parti nazi hollandais. Sneevliet était en désaccord là-dessus avec le reste de la direction.
(2) Henricus SNEEVLIET (1883-1942), pionnier du mouvement com-muniste en Hollande, en Indonésie et en Chine, secrétaire général du syndicat rouge N.A.S., avait été exclu du P.C. hollandais en 1929 et avait fondé le R.S.P. qui avait rejoint en septembre 1933 l'Opposition de gau-che. Il était devenu alors membre du S.L de la L.C.I. Il était l'un des chefs du R.S.A.P., formé en 1935 par la fusion de R.S.P. et de l'O.S.P.
(3) Hendrijk COLIJN (1869-1944), chef du parti bourgeois protestant " antirévolutionnaire " premier ministre de 1925 à 1926, puis depuis 1933, s'était notamment distingué en février 1934 en livrant à Hitler quatre jeunes militants du S.A.P. que sa police avait arrêtés à la confé-rence de Laren.
(4) Le 6 décembre 1935, à la Chambre des députés française, le député Croix-de-Feu Jean Ybarnegaray avait proposé un " désarmement général " des formations paramilitaires. Les dirigeants du P.C. et de la S.F.I.O. lui avaient emboîté le pas et voté avec la droite la dissolution des milices armées.
(5) Marcel CACHIN (1869-1958) était directeur de L'Humanité et l'un des principaux dirigeants du P.C. Trotsky avait l'habitude de le traiter de < canaille " depuis longtemps Cachin avait été social-patriote en 14-18, avait même accepté des missions gouvernementales officieuses en Italie et en Russie, pour entraîner l'une et maintenir l'autre dans la guerre. il avait été depuis un stalinien zélé.
(6) Le 6 février 1934, une manifestation des < Ligues > fascistes et fascisantes, ainsi que des organisations d'anciens combattants, avait marché sur le Palais-Bourbon et provoqué des heurts très durs avec les forces de police qui le défendaient.
(7) Anton A. MUSSERT (1894-1946) était le chef du mouvement national-socialiste de Hollande qu'il avait fondé en 1931.
(8) Ici, Trotsky a biffé le passage suivant comme ce fut le cas en Italie, en Allemagne et en Autriche > (N.d.T.).
(9) En anglais dans le texte.
(10) Le N.A.S. (Nationaal Arbeids-Secretariaat) était un syndicat indépendant de la centrale réformiste, longtemps lié à l'Internationale syndicale rouge, dont Sneevliet et ses camarades avaient conservé la direction et qui constituait leur véritable base.
(11) Trotsky fait allusion ici à la France et à la conclusion du Front populaire comprenant le parti socialiste, le parti communiste et le parti radical et radical-socialiste.
(12) L'allusion est très précise. Trotsky connaissait et avait annoté de sa main le procès-verbal de la réunion du S.L du 12 juillet 1935 (Bibliothèque du Collège de Harvard, 16484) qui avait discuté la question de l'attitude à prendre vis-à-vis du Front populaire. Tandis que Jean Rous (Clart) et Erwin Wolf (Nicolle) soutenaient tant bien que mal les analyses de Trotsky dans son livre Où va la France?, les deux autres membres du secrétariat international, Alfonso Leonetti (Martin) et Ruth Fischer (Dubois) affirmaient que cette analyse étaient fausse, combat-taient le mot d'ordre < Les radicaux hors du Front populaire > et préconisaient celui de Front populaire au pouvoir "
(13) PARABELLUM était le pseudonyme d'Isaac TCHÉRÉMINSKY, alias Arkadi MASLOW (1891-1941), ancien dirigeant de la gauche du K.P.D. représentant longtemps de son aile " zinoviéviste en même temps que Ruth Fischer. Bien que cette dernière ait fait partie du S.I., ni l'un ni l'autre n'avaient été acceptés dans la section allemande, les I.K.D., et ils avaient fondé en septembre 1935 le groupe < Die Internationale > dont ils étaient le centre et où ils développaient sur le Front populaire la ligne défendue au S.I. par Ruth Fischer.