Débat militant
Lettre publiée par des militants de la LCR
n°24
7 février 2003

Sommaire :

Au lendemain des manifestations du 1er février, mesurer l'importance des enjeux, nos propres responsabilités

Pour combattre la guerre, déjouer les mensonges des tractations diplomatiques et des faux partisans de la paix
De Porto Alegre en passant par Davos, Lula nouveau marchand d'illusions
Répondre à l'urgence sociale et démocratique au Brésil : l'actualité de la révolution permanente

Au lendemain des manifestations du 1er février, mesurer l'importance des enjeux, nos propres responsabilités

Les manifestations du 1er février ont été un succès. " Pas un raz de marée, mais un avertissement " commente Les Echos. Oui, l'unité syndicale a créé une dynamique qui a compensé l'effet démobilisateur de l'acceptation par avance par les directions des grandes confédérations syndicales du cadre de la " réforme " du patronat et du gouvernement. Là est l'ambiguïté des manifestations. Ni Chérèque ni Thibault ni Blondel n'en sortent apparemment contestés, chacun y voit même la légitimation de sa politique, y compris d'ailleurs Raffarin lui-même.
Tous sont cependant prudents et marchent sur des œufs mais avancent leur politique pour opérer leur tour de passe-passe et faire leur mauvais coup après avoir anesthésié la contestation encouragée par le non des salariés d'EDF et qui s'est largement exprimée le 1er février.
En effet, au cœur des manifestations, l'exigence dominante était celle des 37,5 annuités pour tous.
C'est cette même exigence que patronat et gouvernement ont décidé d'étouffer. Ils veulent l'alignement du public sur le privé à 40 annuités. Un tel recul serait une réelle défaite pour l'ensemble des travailleurs. Les directions des grandes confédérations n'ont pas dit non contrairement aux salariés d'EDF. La CFDT donne même pour sa part son adhésion au projet Raffarin.
Le gouvernement a de bonnes raisons de penser qu'une fois ce pas réalisé les pas suivants seront faciles à enchaîner. Il sait les directions syndicales en difficulté et fait tout pour leur éviter des crises trop aiguës. D'où sa prudence dans la forme, les concessions de pure hypocrisie sur l'attachement à la retraite à soixante ans et au régime par répartition. Elles ne coûtent rien puisque l'objectif immédiat de Raffarin est d'obtenir la collaboration des syndicats pour passer le public aux 40 annuités.
Pour le reste, Raffarin aujourd'hui s'en moque, peu lui importent les concessions verbales, il est d'accord avec les manifestants… La souplesse, l'esquive, l'hypocrisie sont chez lui érigées en vertus professionnelles.
Tout le monde sait ce que veut Raffarin, mais les directions syndicales font semblant de ne pas comprendre. Au lendemain du discours du Premier ministre, la CFDT s'est félicitée, " le Premier ministre a entendu le message du premier février ". Blondel s'est dit " rassuré ", les syndicats seront les interlocuteurs du gouvernement. Certes il ne s'agit pas de négociation mais d'un dialogue ce qui en fait semble arranger tout le monde. Thibault, lui, reste inquiet quoique plein d'espoir, " On ne peut pas dire que pour l'instant nous soyons entendus ".
Au regard de l'ampleur de l'attaque qui se déploie, il est difficile d'être plus résigné, plus attentiste, alors que le patronat affiche lui sans retenue sa satisfaction.
Il est clair qu'autour de la question des retraites se joue plus fondamentalement un rapport de force entre le patronat et le gouvernement et les travailleurs et leurs organisations.
Pour Raffarin, il s'agit de relever le défi de faire mieux que la gauche, de plier en douceur les confédérations syndicales à sa politique, de les intégrer dans son " dialogue social " contre les salariés.
Raffarin a quelques raisons d'espérer réussir dans son entreprise. Il agit en continuité avec la politique menée par Jospin. C'est en cela que la droite évolue, devient populiste. Elle prétend ignorer, dépasser les vieux clivages idéologiques au nom du pragmatisme de l'intérêt général et cherche à associer les organisations syndicales à sa politique
Le point autour duquel s'est opéré ce basculement de la gauche plurielle à la nouvelle droite populiste, c'est le 5 mai, le vote Chirac auquel les partis de la gauche gouvernementale et les syndicats se sont ralliés. Cette capitulation que certains, aveuglés par le choc de la présence de Le Pen au second tour, minimisaient, était l'étape indispensable pour qu'aujourd'hui Raffarin puisse mener sa politique contre les salariés.
" L'esprit de mai, qui a surmonté les soubresauts républicains du printemps dernier, m'engage " déclarait Raffarin dans son discours devant le Conseil économique et social. Et réciproquement veut-il signifier à ses partenaires…
Les travailleurs ont devant eux une bataille d'importance. Les éléments du rapport de force se sont disposés.
D'un côté, le patronat dont la rapacité se révèle, ce patronat voyou, pousse le gouvernement en avant, trop content de pouvoir faire diversion. Le gouvernement doit réussir à asseoir une légitimité que, malgré son écrasante majorité parlementaire, il n'a pas encore trouvée. De l'autre, des confédérations syndicales prises à leur propre piège du syndicalisme de proposition, prisonnières de leur propre logique, affaiblies au moment où les salariés d'EDF ont levé par leur " non " l'étendard de la révolte.
Le rapport des forces semble défavorable aux salariés surtout si l'on regarde la bataille uniquement du point de vue des rapports de force entre les appareils.
Ce serait sans compter avec les milliers de femmes et d'hommes qui ont dit " non " avec les salariés d'EDF.
Se pose alors la question de comment donner à ce courant du " non " les moyens de peser plus qu'il n'a pu le faire le premier février pour que la revendication du retour aux 37,5 annuités pour tous devienne la revendication dominante dans le mouvement syndical. Elle est majoritaire de fait et constitue le point d'unification des luttes du public et du privé pour faire céder le gouvernement, lui imposer un recul.
La première chose est de prolonger les débats qui ont animé la vie syndicale ou les discussions d'ateliers et de services les deux semaines qui ont précédé le 1er février. Les salariés ont à s'emparer du débat, c'est leur sort qui se discute, celui des générations à venir, ils ont leur mot à dire et devraient décider au lieu que le gouvernement mandaté par le Medef s'octroie les pleins pouvoir quand tout le monde sait que l'Assemblée nationale n'est qu'une cour d'enregistrement.
Ils ont leur mot à dire dans leurs organisations syndicales, en exigeant le débat. Fillon reçoit les syndicats, il les consulte, les salariés doivent leur faire connaître leur position puisque, eux, ne sont pas consultés.
Partout où c'est possible les militants d'extrême-gauche, les militants du mouvement social sauront prendre les initiatives nécessaires pour que se constituent des collectifs ou comités reprenant à leur compte les principales revendications des salariés, les 37,5 annuités pour tous, le départ à la retraite à 60 ans au plus tard à taux plein, le calcul des pensions sur les 10 dernières années et le maintien des régimes spéciaux. Ils sauront dans chaque entreprise ou localité se donner les moyens de populariser ces revendications pour que chacun s'en empare.
Il s'agit d'organiser, de préparer dans les organisations syndicales ou associations, un mouvement d'ensemble dans le but de faire céder le gouvernement. Cela ne se fera pas spontanément. Les directions syndicales n'y croient pas tellement elles sont aveuglées par l'univers de la concertation.
Nous voulons travailler à créer les conditions d'un puissant mouvement unitaire. Il ne s'agit pas de diviser puisque les revendications que nous avançons sont celles de la majorité des travailleurs qui sont déjà prêts à engager la lutte. Il s'agit de faire en sorte que ces milliers de travailleurs, dans leurs organisations syndicales, deviennent des militants d'un mouvement d'ensemble.
Il faut le préparer.
Les enjeux sont d'une telle importance qu'ils méritent que chacun prenne sur son temps pour apporter ses idées, son énergie, ses relations, son influence au travail pour contribuer à la réussite de la lutte.
Pot de terre contre pot de fer diront certains. Rien n'est écrit, les forces des salariés sont considérables, ils peuvent tout, à condition de croire en eux-mêmes au lieu de laisser des appareils syndicaux sans force les défendre. Ces organisations sont les leurs, c'est eux qui peuvent leur redonner de la force, rompre les divisions et les routines pour faire de la bataille des retraites une première défaite de la bourgeoisie.
Yvan Lemaitre



Pour combattre la guerre, déjouer les mensonges des tractations diplomatiques et des faux partisans de la paix

" La partie est terminée " a déclaré Bush, à la suite de la ridicule démonstration de Powell, pendant que les USA comme la Grande-Bretagne continuent d'envoyer troupes et matériels dans la région du Golfe. Nouvelle rodomontade ou indication sérieuse d'une imminence de l'intervention ? Personne ne saurait le dire. Dans la partie politique qui se joue autour de la guerre en Iraq, les USA ont des objectifs qui dépassent la question de l'Iraq lui-même. La guerre est à strictement parler engagée, elle n'a pas cessé depuis 1991, et dans la lutte que nous menons contre cette guerre, il nous faut intégrer l'hypothèse que les Etats-Unis ne déclenchent pas, dans les semaines qui viennent, l'offensive militaire massive annoncée.
Il ne s'agit pas là de faire un pronostic qui bénéficierait d'une prime d'originalité, mais de comprendre, pour mieux la combattre, la politique aussi bien de l'impérialisme nord-américain que celle de ses alliés-rivaux que sont la " vieille Europe ", la Russie ou la Chine. Un recul apparent des Etats-Unis, aujourd'hui, loin de signifier la paix, ne serait qu'une des phases de la guerre permanente que l'impérialisme nord-américain a engagée, à la faveur des attentats du 11 septembre, pour assurer son hégémonie sur le monde.
A l'opposé des pacifistes, nous savons que la lutte pour la paix est indissociable de la lutte contre l'impérialisme.

Bush a réalisé les objectifs de l'heure
Depuis les lendemains du 11 septembre, Bush et ses proches ne cessent d'affirmer à la face du monde que la guerre " contre le terrorisme " durera des années et se mènera sur tous les fronts. Telle est leur stratégie, ils ont déjà commencé à la mettre en œuvre. On peut même ajouter que l'administration américaine et les experts du Pentagone ont, dans cette phase, rempli tous leurs objectifs, compte tenu des résistances qu'ils n'étaient évidemment pas sans prévoir.
Témoin le déploiement militaire sans précédent opéré depuis le 11 septembre de la Turquie aux Philippines. Face à l'Iraq, les Etats-Unis et la Grande Bretagne ont déjà mobilisé et installé la moitié des effectifs qu'ils avaient engagés lors de la guerre du Golfe en 1991. Ils viennent d'obtenir la promesse d'un appui militaire de la Turquie, quelques jours après avoir reçu l'autorisation d'un transit de leurs troupes par ce pays.
Même si la guerre n'avait pas lieu immédiatement, les troupes et les matériels resteront à demeure quoi qu'il en soit, moyen de pression, menace permanente contre les populations de l'ensemble du Moyen-Orient, de l'Iraq en premier lieu. Tout est en place pour une opération militaire d'envergure, pour le moment où l'Etat américain le jugera nécessaire et possible, en fonction des risques qu'il est prêt à prendre face aux opinions publiques, dont les réactions sont bien ce qu'il craint le plus.
C'est seulement à l'aune des capacités d'émotion et d'indignation de la presse occidentale que la guerre n'est pas là et qu'il est question de " l'éviter ". Cela ne signifie pas qu'une intervention directe en Irak serait indifférente ou sans conséquence. Bien au contraire, elle aurait des conséquences incalculables mettant en cause l'ensemble de l'équilibre mondial. Mais on ne peut lutter contre elle sans entretenir d'illusions qu'à condition de dénoncer et de combattre l'ensemble de la stratégie de redéploiement impérialiste.

Les mensonges de la diplomatie à l'ONU
Un nouveau palier a été franchi dans la militarisation imposée au monde par les Etats-Unis, la première phase de la préparation psychologique des opinions publiques à la guerre est déjà réalisée.
Les tractations menées à l'ONU, à l'initiative de leurs alliés réticents, comme la France, y ont puissamment aidé, comme l'a montré le vote unanime du Conseil de sécurité de la résolution 1441 Dans un éditorial de l'Humanité, le 8 janvier dernier, Claude Cabannes citait les propos, tenus la veille sur France-Inter, d'Anthony Blinken, chef de cabinet de la commission des Affaires étrangères du Sénat et ancien conseiller de Clinton, à propos de ce ballet diplomatique : " Il y a un jeu planifié d'avance entre la France et les Etats-Unis. Et le discours de Jacques Chirac est donc très important. "
En mettant en avant la possibilité que la guerre puisse être évitée par des moyens diplomatiques, Chirac et Villepin ont fait admettre l'éventualité d'une guerre légitime, juste, parce qu'elle se conformerait aux résolutions de l'ONU.
Ces derniers jours ont fourni une nouvelle illustration du rôle des tractations diplomatiques dans la préparation à la guerre. Bush, dans son discours sur l'état de l'Union, a fait monter d'un cran la pression sur l'Iraq. De même Colin Powell, qui n'a pas hésité à présenter des " preuves ", que la presse, dans tous les pays, a présentées comme peu convaincantes, voire carrément mensongères. Ultimatum, injonctions et menaces, telle a été la tonalité de leurs discours. Nulle part, cependant, il n'y a été question du renversement de Saddam Hussein, mais seulement du désarmement de l'Iraq. Il " suffirait " d'ailleurs, selon eux, que l'Iraq montre réellement sa volonté de coopérer avec les inspections en désarmement de l'ONU, qu'il leur laisse par exemple interroger, sans témoin, quelques scientifiques, pour que la guerre soit évitée. Ce que Saddam Hussein pourrait accepter comme le laissent penser plusieurs déclarations de responsables de la dictature irakienne.
Même Wolfowitz, un des conseillers de Bush classés parmi les " faucons " de la Maison Blanche, n'a pas exprimé d'autre exigence, dans une interview qu'il a donnée au Figaro le 30 janvier dernier : " Le président [Bush] n'en est pas encore au point de renoncer à son espoir de paix. Il a dit clairement qu'envoyer des troupes au combat, et peut-être à la mort, est la dernière extrémité. La décision appartient à Saddam Hussein : il doit changer radicalement son comportement. La seule chose qui puisse le convaincre aujourd'hui est la vision de tous ces navires, de tous ces avions qui convergent vers l'Irak avec des troupes américaines résolues. […] Le changement le plus évident, celui auquel nous tenons le plus, serait que les scientifiques irakiens impliqués dans les programmes militaires interdits puissent se confesser librement aux inspecteurs de l'ONU, sans aucune surveillance ni contrainte. "
Pas d'autre exigence, mais est clairement affirmée, à destination de l'opinion publique, la nécessité que des soldats américains puissent mourir au combat.
La continuation des préparatifs militaires et la mise en condition guerrière des populations des pays impérialistes est ainsi légitimée comme un moyen … d'éviter la guerre en faisant entendre raison au dictateur irakien !

Des complices cependant rivaux
Cette fois encore, comme au début janvier, Chirac et Villepin apportent leur contribution dans cette partie politique. Le ministre français des Affaires étrangères, dans son discours de réponse à Colin Powell, le 5 février à l'ONU, n'a certes pas le même ton , il invoque " le respect de la règle de droit et de la justice ", en même temps que la volonté de " rester unis et solidaires ". Mais il s'agit pour lui aussi, d'obtenir le " désarmement de l'Iraq ", une façon de désigner ce dernier comme responsable de la guerre. La solidarité de fond, avec les Etats-Unis, est totale.
Villepin a d'ailleurs rappelé que les Etats-Unis pourraient alors compter sur l'Etat français : " C'est donc une démarche exigeante, ancrée dans la résolution 1441, que nous devons mener ensemble. Si cette voie devait échouer et nous conduire à l'impasse, alors nous n'excluons aucune option, y compris, en dernière extrémité le recours à la force, comme nous l'avons toujours dit. "
En même temps, en réclamant un sursis, la France offre une porte de sortie possible pour les Etats-Unis : Bush pourrait ainsi, sans paraître reculer au regard de ses discours et ultimatums guerriers, se montrer préoccupé d'obtenir un nouveau quitus de l'ONU et de ses principaux alliés. Ce qui donnerait aux Etats-Unis une nouvelle légitimité à la guerre, une façon d'y préparer les opinions publiques dans les pays impérialistes. En même temps qu'un délai supplémentaire pour augmenter la pression militaire, isoler les Etats de " l'axe du mal ", rallier les alliés hésitants en vue de la préparation d'opérations militaires prochaines.
Non que les divergences exprimées par la France au sujet de la guerre ne soient réelles. Les dirigeants de l'Etat français souhaiteraient réellement éviter cette guerre qui compromet, entre autres, les contrats passés par TotalFinaElf avec l'Iraq. Mais c'est aussi la raison pour laquelle ils sont déterminés à s'engager dans les opérations militaires, aux côtés des Etats-Unis, quand celles-ci auront lieu. Il en va des mêmes intérêts, ceux de TotalFinaElf comme d'autres trusts français.
Ces divergences ne sont que des rivalités, elles se situent sur le même terrain, celui de la concurrence impérialiste pour exploiter les ressources et le travail des peuples. C'est pourquoi les Etats-Unis, qui jouissent encore d'un rapport de force écrasant en leur faveur, peuvent les utiliser à leurs propres fins.
Dans ces conditions, penser trouver, dans la lutte contre la guerre, le moindre point d'appui dans la position des Chirac et Villepin, conduit à accorder du crédit aux manœuvres diplomatiques mêmes par lesquelles les dirigeants impérialistes s'emploient à tromper les populations et à désarmer le mouvement anti-guerre, bien plutôt qu'à le renforcer.
Galia Trépère


De Porto Alegre en passant par Davos, Lula nouveau marchand d'illusions

Le 24 janvier, lors du troisième Forum social mondial de Porto Alegre au Brésil, Lula a fait le même discours que le dimanche 26, devant le gratin de chefs d'entreprises et d'hommes politiques réunis à Davos. Et son discours à Davos a été retransmis sur écran géant au stade Gigantinho à Porto Alegre. Tout un symbole : Lula se veut le lien entre deux mondes, celui de la contestation du capitalisme du point de vue des opprimés, et celui qui assume la responsabilité de la mondialisation contre les opprimés.
Si Lula ne s'était pas invité à Davos, ce rassemblement annuel de capitalistes serait passé inaperçu face au succès du FSM de Porto Alegre qui a réuni deux fois plus de participants que l'année précédente et a été l'occasion d'une manifestation contre la guerre regroupant 150 000 personnes.
Sa présence à Davos n'a pas manqué de susciter des oppositions, comme en témoignent les paroles de Joao Pedro Stedile, un des dirigeants du mouvement des Sans terre, "Aller à Davos, c'est de la perte de temps. Le FSM est apparu pour s'opposer à Davos et non pour croire que la coalition des hommes d'affaires et des capitalistes avait intérêt à ce que le monde change ".
Le capitalisme est en crise, la récession frappe de plein fouet les salariés victimes de licenciements massifs, la menace de la guerre contre l'Irak et ses conséquences dramatiques pèsent sur les populations, alors même que l'opposition à la guerre gagne du terrain et que se révèle le véritable visage de la mondialisation financière contre les besoins sociaux et démocratiques des peuples et des salariés.
Alors, le nouveau président du Brésil, de par son passé d'ancien métallurgiste et l'espoir que suscite son élection auprès des masses déshéritées brésiliennes, est celui qui peut apporter une nouvelle crédibilité à la vieille rengaine comme quoi il serait possible de réformer le système, de donner à la mondialisation un visage plus humain.
" Le professeur Lula doit être écouté " disait Le Monde dans un éditorial du 27 janvier. Que dit Lula aux privilégiés de Davos : il a lancé un " appel à un nouveau modèle de développement… au renforcement du libre commerce mondial… je propose, a t-il dit, de créer un fonds international pour combattre la misère, la faim et la pauvreté dans les pays du Tiers monde " qui serait pris en charge par les sept pays les plus industrialisés et les investisseurs internationaux. Un programme qui ne serait en rien incompatible avec les intérêts des grands de ce monde qui consacrent déjà quelques subventions pour pallier aux ravages destructeurs de leur système. Ils ont tellement conscience de la menace d'une révolte des peuples qu'ils se disent aujourd'hui partisans d'une mondialisation " modulée ", d'un marché " régulé ". Ils tentent de ressusciter les illusions qu'ils se sont eux-mêmes employés à détruire et qui, en partie, ne sont plus là pour faire écran entre leur pouvoir et les aspirations de l'immense majorité de la population.
José-Marie Figueres, directeur du forum de Davos, ne disait rien d'autre au sommet de septembre dernier à Johannesburg, " le Brésil traverse une violente turbulence financière causée par la simple peur des investisseurs étrangers de voir Lula arriver au pouvoir. Quelle que soit l'opinion que l'on a de lui, il est profondément choquant que " le marché " décide aveuglément de punir par anticipation le Brésil, une démocratie, parce qu'elle risque d'élire un président de gauche ".
Reconnaître la loi aveugle du marché, c'est faire l'aveu de l'impuissance de la bourgeoisie à exercer le moindre contrôle sur la fuite en avant de son propre système tout à fait dérégulé !
Lula quels que soient ses talents ne réconciliera pas les pauvres et les Sans terre avec les milliardaires de Wall Street. Ses acrobaties politiques convaincront mieux que tous nos discours qu'il n'y a pas de juste milieu possible. Il se démultiplie d'autant plus que ses marges de manœuvres concrètes sont étroites. La concurrence fait rage dans le cadre de la mondialisation financière, il n'y pas d'espoir de progrès dans le cadre de ce système pour les travailleurs et les pauvres. Le réformisme ne pourra se redonner une crédibilité que ses capitulations et renoncements ont ruinée.
L'expérience que fait aujourd'hui le Brésil servira à l'ensemble des opprimés du monde entier. Notre tâche est d'aider chacun à en tirer les leçons.
Valérie Héas

Répondre à l'urgence sociale et démocratique au Brésil :
l'actualité de la révolution permanente

Où va le Brésil ? Depuis l'élection le 27 octobre de Luiz Inacio " Lula " da Silva à la tête du pays, la question est sur toutes les lèvres. Aux quatre coins du monde, on s'interroge sur la portée d'un succès obtenu avec le soutien d'une partie de la bourgeoisie locale. L'espoir soulevé est, lui, immense dans le prolétariat des villes et des campagnes. La grande fête populaire qui a suivi la cérémonie d'investiture du nouveau président, le 1er janvier, à Brasilia, en témoigne. La foule accompagnant chacun des déplacements de Lula confirme cette attente d'un changement radical.
Que va faire le Parti des travailleurs (PT) de sa victoire ? D'aucuns soulignent déjà le lourd contexte international et régional, comme pour justifier par avance l'impossibilité de s'attaquer réellement à la misère qui gangrène le pays. On invoque d'abord la dette qui restreint les marges de manœuvre de la nouvelle équipe. On rappelle ensuite la récession qui menace l'économie mondiale et qui frappe l'Argentine voisine. Tout cela n'est pas faux… Mais s'en tenir à cela révèle uniquement l'incapacité à penser autrement que dans le cadre du capitalisme qui domine dans la " gauche internationale ", et parfois jusque dans les rangs des révolutionnaires. Comme si la dette, la récession et les guerres s'imposaient à l'humanité sans possibilité de les balayer. Comme si le rapport des forces entre bourgeoisie et prolétariat ne pouvait être inversé.

Un autre monde est possible… au Brésil comme ailleurs
Venir à bout de la faim et de la misère ne pose aucune réelle difficulté dans un pays agricole grand comme quinze fois la France, dès lors qu'on assume une rupture complète avec l'oligarchie foncière et le capitalisme financier. Défendre aujourd'hui une perspective socialiste est autrement plus réaliste que de miser sur une alliance conflictuelle avec les garants des intérêts des grands propriétaires terriens et de l'agrobusiness dont une partie des revenus est liée à la dette nationale qui étrangle le tiers des Brésiliens.
Depuis son élection, Lula ne manque aucune occasion pour rappeler l'objectif de sa présidence : " éradiquer la famine ". " Si, au terme de mon mandat, insiste-t-il, chaque Brésilien peut faire trois repas par jour, j'aurai accompli la mission de ma vie. " En ouverture du premier conseil des ministres de la nouvelle équipe gouvernementale, le 3 janvier, à Brasilia, Lula a solennellement réaffirmé que la " priorité du gouvernement était de combattre la misère ". Et c'est l'argument que son ministre de la défense, José Viegas, a invoqué pour justifier la première mesure du gouvernement : le report à 2004 du renouvellement d'une partie de la flotte de chasseurs supersoniques de l'armée de l'air brésilienne. " Il faut concentrer les ressources dans la lutte contre la faim ", renchérit Viegas. Les militaires, dont la flotte actuelle de Mirage est opérationnelle jusqu'en 2005, peuvent aisément patienter une année ; la lutte contre la pauvreté, elle, ne peut attendre. Le message se veut fort. La mesure est pourtant symbolique. Les 760 millions de dollars prévus pour la fourniture de 12 chasseurs bombardiers ne seront évidemment pas de trop pour venir en aide aux 54 millions de Brésiliens sur 175 millions vivant avec moins de 1 dollar par jour. Au-delà de l'effet d'annonce du ministre de la défense, ces 760 millions de dollars représentent à peine plus de 1 dollar par mois et par individu sur l'année, une misère.
La " caravane de la faim " qui a emmené Lula et l'essentiel de son équipe gouvernementale - vingt-neuf ministres et secrétaires État - pendant deux jours, les 10 et 11 janvier, dans trois zones parmi les plus misérables du pays, a confirmé ce souci d'afficher sur tous les fronts l'ambition du nouveau pouvoir. " Comme homme politique, comme chrétien, je crois que tout être humain a droit à un petit déjeuner, à un déjeuner et à un dîner chaque jour ", a lâché Lula devant la foule des déshérités en liesse qui se pressait à sa rencontre. Il s'est bien gardé, en revanche, de préciser ses intentions, repoussant de quelques jours l'officialisation du programme " Faim zéro " censé apporter une première réponse à un problème qui touche un tiers de la population du Brésil. Ce voyage était voulu par le nouveau président afin que ses ministres " voient de près la faim ", nombre de ceux-ci, issus de formations de droite et appartenant à la grande bourgeoisie du pays, n'ayant à l'évidence pas connu la misère qui a contraint Lula, encore enfant, à vendre dans les rues du tapioca et des oranges pour survivre. José Dirceu, ancien président du PT et actuel ministre chargé des relations avec le Parlement, vante les vertus pédagogiques de ce déplacement très médiatique : il aura servi à ce que " chacun de nous, quand nous prendrons une décision à Brasilia, ayons un pied ici, dans ces zones pauvres ", une manière d'attirer l'attention des ministres qu'ils auront à mettre les formes pour faire passer toutes les mesures anti-populaires pour tenter de désamorcer le mécontentement du prolétariat des campagnes et des villes impatient de voir son sort changer. Mieux vaut prévenir, que guérir.
Car l'opération " Faim zéro " inaugurée début février est loin de répondre aux besoins. Elle ne pare même pas au plus urgent. D'ici à la fin de l'année, le plan vise 959 localités du Nordeste, frappé par la sécheresse. Au total 1,5 million de familles seulement sont concernées, laissant en suspens l'avenir de la grande majorité des pauvres du pays. Et chaque famille ne recevra pas plus de 50 réaux - moins de 15 euros - par mois pendant un an. De retour à Brasilia, l'équipe Lula est entrée de plein pied dans le jeu du FMI ; elle a suivi à la lettre la prescription de son créancier qui conditionne toute aide future au pays au strict respect d'un budget pour " Faim zéro " ne dépassant pas 500 millions d'euros. Antonio Palocci, le ministre des Finances de Lula, avait d'ailleurs singulièrement rabaissé l'ambition du projet, et ce dès son arrivée aux affaires. " Réduire des deux tiers la misère extrême qui touche actuellement 15 % de la population exige une croissance des revenus des Brésiliens de 3 % par an pendant 25 ans ", avait-il prévenu. " Notre économie est aux urgences, j'ai donc besoin d'un médecin aux Finances ", claironnait Lula. Le docteur Palocci a ramené le discours du président à sa juste mesure : un slogan de campagne.

Vingt-cinq ans pour s'attaquer à la " misère extrême ", et encore aux " deux tiers " ?
Des solutions simples et aux effets immédiats existent pourtant. Un plan d'urgence sociale et démocratique pourrait répondre aux problèmes les plus criants dans les plus brefs délais. La première mesure d'un gouvernement défendant réellement les intérêts des opprimés serait de dénoncer la dette colossale qui saigne le pays, une dette contractée par la bourgeoisie et qui lui assure de juteux profits : les créanciers sont majoritairement des banques, des investisseurs et des fonds de pensions brésiliens. L'endettement cumulé de l'État atteint la somme astronomique de 255 milliards de dollars. À lui seul, le service de la dette publique accapare plus de 32,7 milliards d'euros par an. En 1995, le paiement des intérêts de la dette absorbait 24,9 % des recettes courantes de l'État ; il en rançonne aujourd'hui 55,1 %. Et les conséquences sont palpables pour les masses brésiliennes : l'ensemble des dépenses d'éducation et de santé est désormais inférieur au montant des intérêts de la dette. Accepter le paiement de la dette, c'est donc tenir pour légitime des mesures qui ont accru la pauvreté, c'est ni plus ni moins se solidariser des gouvernements précédents, et c'est en dernière analyse en accepter toutes les conséquences : la rigueur budgétaire. Il ne peut s'agir d'un simple moratoire : l'annulation pure et simple de l'ardoise est une revendication minimum.
" Le budget 2003 voté par le Congrès est le plus serré des dix dernières années. Nous n'avons pas d'argent pour les investissements ", s'inquiétait Lula à la veille de la première réunion de son gouvernement. Pourtant, de l'argent, il y en a. Il suffit de se retourner vers les 1 % de la population qui concentre entre ses mains 53 % des richesses nationales. La levée du secret bancaire apporterait la preuve qu'au Brésil comme en Argentine la bourgeoisie prospère sur la misère. L'ouverture des livres de comptes confirmerait, qu'ici comme ailleurs, les entreprises industrielles, commerciales et agricoles misent sur les investissements spéculatifs plutôt que sur la production. L'expropriation sans compensation des entreprises dont la comptabilité ferait apparaître un enrichissement basé sur la spéculation financière ne serait que justice : ce serait le premier pas vers le remboursement des milliards de dollars volés aux prolétaires des villes et des campagnes, souvent au prix de conditions de vie et de travail épouvantables. Les travailleurs et les paysans ne doivent rien à la bourgeoisie. C'est l'inverse.
La nationalisation des multinationales et des grandes entreprises s'impose, à commencer par les affameurs de l'agrobusiness. Le Brésil retire d'énormes bénéfices de son agriculture, mais les Brésiliens souffrent de malnutrition. Quelle aberration ! L'opération " Faim zéro " pourrait ainsi résoudre immédiatement le problème en promouvant une véritable réforme agraire, accompagnant la redistribution des bonnes terres d'un plan de mécanisation écologiquement viable. Au Brésil, la réforme agraire est au programme de tous les gouvernements - celui de Lula n'y échappe pas -, sans que rien ne change. Les chiffres sont explicites : 1 % des propriétaires règne sur la moitié des terres cultivables, soit 400 millions d'hectares, quand 50 % des paysans se partagent 2,1 % de l'ensemble des terres parmi les moins bonnes. La solution n'est évidemment pas la déforestation de l'Amazonie. Ce n'est pas prioritairement non plus les quelques 90 millions d'hectares de terres en friche dénombrés par l'agronome Gerson Teixeira, principal responsable technique du programme agraire du PT.
L'installation de paysans dans des exploitations viables tournées vers la satisfaction des besoins exprimés par les masses implique de s'attaquer à l'agrobusiness, notamment dans un contexte de surproduction et de prix bas sur le marché mondial. La liquidation des grands propriétaires fonciers pose la question de la position sociale qu'ils occupent dans les vingt-six États brésiliens, élus dans les provinces, entretenant des milices privées n'hésitant pas à défendre l'arme à la main leurs propriétés. Elle pose crûment la question de la nature du gouvernement Lula où cohabitent un ministre de l'Agriculture, Roberto Rodrigues, représentant les grands propriétaires et un ministre du développement agraire, Miguel Rosseto, membre de Démocratie socialiste soutenu par le Mouvement des Sans-terre (MST). La réforme agraire " pacifique et planifiée " qu'appelle de ses vœux Lula est désarmante. Des centaines de paysans Sans-terre ont payé de leur vie leur combat. Pour l'équipe gouvernementale, aucune véritable réforme n'est à l'ordre du jour, sinon à la réduire à l'installation de 100 000 familles comme le suggère Gerson Teixeira. Un signe parmi d'autres : Rodrigues a fait adopter par le gouvernement de Cardoso une loi visant à interdire toute réforme dès lors que les terres étaient occupées par des Sans-terres. Les bourgeois ne tolèrent aucune incursion dans le droit bourgeois… Les révolutionnaires visent eux l'expropriation des terres et revendiquent en conséquence l'autodéfense des masses contre les escadrons des oligarques comme ceux de l'armée dirigée par Lula.
La mise en place de l'ensemble de ces mesures d'urgence serait un véritable défi au capitalisme, et ne laisserait pas sans réaction les impérialistes, notamment étasunien, toujours prompt à opposer ses bandes d'hommes armés aux exigences populaires. Mais quel espoir pour les masses d'Argentine et de la région qui seraient autant d'alliées pour la population brésilienne !
Lula et son gouvernement ont choisi une autre voie. Le nouveau président préfère un compromis avec les représentants des couches les plus réactionnaires de la bourgeoisie plutôt que de s'en remettre à la mobilisation des masses. Si une contradiction existe bel et bien au Brésil, elle ne traverse pas le gouvernement dont les intentions ne faisaient aucun doute avant même sa constitution. La contradiction se situe entre les aspirations de ceux qui ont porté Lula au pouvoir et la politique anti-sociale d'ajustement structurel commandée par le FMI et la Banque mondiale que le gouvernement du PT et de ses alliés défendent.
Dans les prochains mois, les révolutionnaires peuvent jouer un rôle décisif au Brésil. Pas en cautionnant la politique de Lula en participant, même de manière critique, à son gouvernement, comme Miguel Rosseto : les intérêts de la bourgeoisie et ceux des prolétaires des villes et des campagnes sont inconciliables. Les arbitrages ministériels imposent de s'incliner devant des mesures qui tournent le dos aux intérêts du plus grand nombre, de se soumettre à la domination bourgeoise. La solidarité gouvernementale oblige, au mieux, à se taire devant des attaques contre les acquis ouvriers et paysans, mais se taire c'est déjà les accepter. Aujourd'hui, il faut contrecarrer la tentative de division des travailleurs et des paysans qu'entretient le programme " Faim zéro " en réclamant implicitement que les travailleurs se serrent la ceinture pour que les paysans puissent manger. Cette pression deviendra chaque jour plus forte que s'approchera le moment de lancer la politique de réduction des dépenses publiques qu'impose le FMI. Les retraites des fonctionnaires sont déjà menacées. Unifier l'action des masses autour d'un plan d'urgence : c'est l'unique perspective pour toutes celles et ceux qui n'entendent pas que Lula finisse le travail de Cardoso.
Il y a plus de 70 ans Léon Trotsky dans La révolution permanente expliquait que rien de progressiste n'était à attendre de la bourgeoisie des semi colonies, qu'elle n'avait pas même la capacité de conduire à son terme une révolution bourgeoise en vue d'un développement national. La réponse la moins utopique n'était pas de chercher des secteurs de la bourgeoisie sur lesquels s'appuyer mais bel et bien d'inscrire à l'ordre du jour la révolution prolétarienne, des ouvriers, des paysans et des pauvres. Cela n'a jamais été aussi vrai.
Serge Godard