Débat militant
Lettre publiée par des militants de la LCR
n°26
12 mars 2003

Sommaire :

Non à l'union sacrée

Gouverner sans prendre le pouvoir ? Les révolutionnaires, l'État et la révolution
Notes de lecture :

La pensée politique de Léon Trotsky d'Ernest Mandel

Capital contre nature


Non à l'union sacrée

"Nous avons constaté une authentique unité nationale pour la paix", s'est réjoui Balladur à l'issue d'une réunion d'information organisée par Matignon avec l'ensemble des groupes parlementaires le lendemain de l'intervention télévisée de Chirac.
C'est en effet peu dire que les dirigeants de la gauche parlementaire ont approuvé le discours de Chirac. Ils se sont répandus en déclarations toutes aussi patriotiques et serviles les unes que les autres. Du " je suis fier de la France " de Bocquet pour le PC, à l'assurance, donnée par le président du groupe des députés socialistes, Ayrault, que Chirac " a été le porte-parole de tout un pays qui refuse le recours à la guerre préventive ", les dirigeants du PS et du PC ont trouvé là l'occasion de justifier le soutien qu'ils avaient apporté à Chirac lors du deuxième tour de la Présidentielle.
Après avoir été érigé en rempart contre l'extrême droite, Chirac se voit maintenant élevé au rang de combattant contre la guerre américaine en Irak. Lors de son intervention télévisée, lundi soir, il s'est dit prêt à se rendre lui-même à New-York, pour éventuellement, opposer le " non " de la France à la résolution que pourraient présenter à l'ONU les Etats-Unis et la Grande-Bretagne.
Un homme de la paix, Chirac ? Allons donc, il a été parfaitement clair à ce sujet lundi soir : " Les Américains sont nos alliés. Nous ne sommes pas d'accord avec eux sur une guerre immédiate dans cette région du monde, en Iraq, cela ne veut pas dire que nous ne sommes pas des alliés. Si les Américains ont besoin de survoler notre territoire, il va de soi qu'entre alliés ce sont des choses qui se font. " Comme il l'avait déjà indiqué dans une interview à un journal américain, il s'est félicité du déploiement de l'armada rassemblée par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, aux frontières de l'Irak. " Il est hautement probable que, si les Américains et les Anglais n'avaient pas déployé ces forces, aussi importantes l'Iraq n'aurait pas donné cette coopération plus active qu'exigeaient les inspecteurs, qu'ils ont constatée et que, probablement, elle a été obtenue à cause de cette pression. "
Chirac n'est pas " pacifiste ", et il ne cesse de le rappeler. Les dirigeants du PS ne le sont pas non plus, comme l'avait bien indiqué Hollande, lors du débat à l'Assemblée nationale sur la question irakienne le 26 février dernier. Il avait alors justifié toutes les guerres auxquelles l'Etat français avait apporté sa participation ou son soutien, de la première guerre du Golfe en 1991 à celle contre l'Afghanistan l'an dernier, en passant par celle du Kosovo en 1999. Il y a bel et bien un accord sur le fond entre Chirac et les dirigeants de la gauche parlementaire, qui se retrouvent dans la " lutte contre le terrorisme " et la même volonté de " désarmer l'Irak ".
En apportant leur soutien à Chirac sur la question irakienne, le PS, le PC et les Verts lui offrent une nouvelle occasion de s'élever au-dessus des clivages traditionnels et de pouvoir prétendre incarner la volonté de la population, autant d'atouts que Chirac et Raffarin vont utiliser contre le monde du travail pour faire passer leurs mauvais coups.
De nouveaux plans de licenciements sont annoncés tous les jours et le gouvernement lui-même a été contraint de revoir à la baisse ses prévisions de croissance économique. Raffarin, le 28 février dernier, à Rouen, a clairement annoncé que la réduction obligée des dépenses publiques passe par la réduction des effectifs de la Fonction publique, assimilée à une bureaucratie pesante, inefficace et dispendieuse. Les fonctionnaires partant à la retraite ne seront pas tous remplacés et les attaques contre la Fonction publique vont s'accélérer par le biais de la décentralisation.
Voilà qui s'ajoute à l'offensive déjà engagée sur la question des retraites, à propos de laquelle, quoique feignent encore de l'ignorer les directions syndicales, le gouvernement a précisé clairement ses intentions.
Une nouvelle dégringolade des marchés financiers, la publication par les grandes entreprises, de pertes colossales, après celle de monceaux de dettes, ont donné un coup d'accélérateur à la crise désormais mondiale de l'économie, qui plonge dans la récession. Partout, et dans tous les secteurs, les trusts se sont engagés dans un violent mouvement de restructurations, qui vise à faire payer aux salariés l'assainissement de leurs comptes, la limitation de leurs pertes, le maintien de leurs profits, et à se préparer pour une nouvelle foire d'empoigne à l'échelle internationale.
Cyniquement, le gouvernement utilise la situation internationale pour accentuer son offensive contre les salariés. Il compte bien sûr sur la démoralisation que peut entraîner la vague de licenciements, l'inquiétude suscitée par le sentiment, tout à fait justifié, qu'avec la guerre contre l'Irak, le monde est en train de basculer vers un avenir de chaos et de barbarie. Mais surtout, il met à profit le soutien sans faille que les partis de gauche lui apportent sur la question irakienne.
" Certains peuvent se dire que manifester deux fois de suite son soutien à Chirac, c'est un peu lourd à digérer, mais la situation est trop grave pour faire des calculs ", avait déclaré, en guise de justification, lors du débat parlementaire du 26 février, le responsable au PS des questions internationales, Passerieux. Il y a aura d'autres " occasions de s'opposer à Chirac, à sa politique inexistante et à sa politique sociale régressive ".
Si l'occasion n'est pas déjà là, on se demande quand elle le sera. Face à l'offensive menée par le patronat et le gouvernement contre le monde du travail, " l'opposition " est toujours aussi silencieuse, car elle n'a, sur le fond, pas d'autre politique à proposer sur les questions sociales que celle qu'elle a mise en œuvre lorsqu'elle était au pouvoir, que celle exigée par la bourgeoisie.
Même silence et même inertie des directions syndicales qui évitent, autant que faire se peut, toute initiative qui permettrait que les luttes qui se multiplient dans nombre de secteurs ou d'entreprises et le mécontentement général puissent se conjuguer pour déboucher sur un mouvement d'ensemble du monde du travail.
Il est d'autant plus important que les révolutionnaires offrent à tous ceux qui ne se laissent pas anesthésier par le climat d'union sacrée créé par les partis de la gauche parlementaire derrière Chirac la possibilité de se rassembler dans une unité pour la lutte.
Galia Trépère


Gouverner sans prendre le pouvoir ? les révolutionnaires, l'Etat et la révolution

" Participer ou non au gouvernement ? Débat abstrait ! ", assurait Olivier Besancenot dans Le Monde, le 25 septembre 2002. En effet, si les résultats réalisés par l'extrême gauche à la Présidentielle et aux Législatives témoignent du renouveau des idées révolutionnaires qui s'affirment depuis le milieu des années 90 et de l'audience croissante des organisations s'en réclamant, ils n'ouvrent pas, pour autant, les portes du pouvoir !
Le renforcement des rangs révolutionnaires offre dorénavant la possibilité de contester aux réformistes la direction du mouvement ouvrier, et on voit, de plus en plus, en pointe, dans les grèves, dans les manifestations, des travailleurs et des jeunes reprenant les mesures d'urgences sociales et démocratiques avancées par les organisations trotskystes. L'émergence d'une extrême gauche militante et populaire est une des conditions à la sortie de la crise de représentation du monde du travail ; mais elle ne pourrait peser sans une convergence des luttes, un mouvement d'ensemble, sans des victoires contre les attaques qui fusent.
Les révolutionnaires sont évidemment candidats au pouvoir, mais au pouvoir du monde du travail. Est-il besoin de le dire : la question d'une révolution ne se pose pas à brève échéance. Combler l'écart entre les responsabilités nouvelles qui incombent désormais à l'extrême gauche dans les luttes et le mouvement social et ses moyens politiques, organisationnels et militants pour y faire face aujourd'hui : c'est actuellement la principale question posée à la LCR comme à LO et, au delà, à tous ceux qui entendent inverser réellement le rapport de force entre capital et travail.
Et de ce point de vue, la question de la participation au gouvernement n'est pas si abstraite que cela ; elle définit une orientation politique et trace une ligne de démarcation.

Un débat de moins en moins abstrait…
Dans sa tribune au Monde, Olivier Besancenot s'est pourtant employé à répondre. " Le problème est de savoir quelle politique on y mène, indiquait-il. Nous refusons de soutenir un gouvernement, même de gauche, lorsqu'il fait une politique de droite. Mais nous sommes nombreux à souhaiter un gouvernement de rupture avec le capitalisme, enfin aussi fidèle à la défense de nos vies que la droite à la défense des profits, mettant en œuvre les exigences portées par les mobilisations populaires ! " Le 19 décembre 2002, dans Politis, notre camarade abordait de nouveau la question : " Répondons donc sans détours ! Il est légitime de vouloir traduire en actes gouvernementaux les aspirations du mouvement social. Nous avons certes combattu la gauche plurielle et ne saurions participer à des gouvernements d'union de la gauche qui géreraient le système économique et les institutions actuelles. Mais nous sommes, au contraire, candidats à une transformation radicale de la société. Et disponibles pour un gouvernement du monde du travail, appuyé sur les mobilisations sociales, appliquant un programme anticapitaliste, ouvrant la voie à un socialisme démocratique. " Le 8 janvier 2003, dans Libération, il réaffirme que " contrairement aux accusations répétées, la LCR est bien candidate à exercer des responsabilités au sein d'un gouvernement de transformation radicale de la société qui appliquerait effectivement un programme de rupture anticapitaliste. "
L'insistance des journalistes à revenir sur cette question lui donne de fait un caractère politique très concret.
Le socialiste Jean-Christophe Cambadélis, l' " inventeur " de la " gauche plurielle " ne s'y est pas trompé. Celui-ci dénonce depuis le 21 avril les partisans d'Olivier Besancenot et d'Arlette Laguiller, la " gauche protestataire ". Il accuse principalement la LCR de refuser " de mettre les mains dans le cambouis ". La participation au Brésil de Miguel Rosseto, membre de Démocratie socialiste, un courant du Parti des travailleurs lié à la Quatrième internationale, au gouvernement de Luiz Inacio " Lula " da Silva a relancé la polémique en janvier. D'abstrait, le débat devient plus concret. " Le cas Lula porte une interrogation pour toute la gauche et notamment pour l'extrême gauche ", se réjouit Cambadélis. " Comment peut-on dire, pas de participation au gouvernement, sauf si celui-ci adopte un programme de rupture anticapitaliste, en France, comme l'a fait Olivier Besancenot […], et le faire au Brésil ? ", interroge-t-il. Et le député de Paris ne manque pas de rappeler que, transposée à l'hexagone, l'équipe Lula irait des sociaux-libéraux à… la LCR. Certes, le Brésil n'est pas la France, le PT pas le PS. En revanche, là-bas où ici, une politique social-libérale est une politique social-libérale. Et les dispositions anti-ouvrières arrêtées par le gouvernement pétiste sur les retraites et les salaires ne vont pas stopper mais alimenter au contraire le débat. Et le pire est encore à venir : " Je n'hésiterai pas, si nécessaire, à monter la société contre les fonctionnaires ", a prévenu Lula fin février.
Pour ne pas se laisser prendre au piège d'un " débat abstrait ", les révolutionnaires ont besoin d'une politique claire, en accord avec les fondements programmatiques de notre courant.

…de plus en plus de portée stratégique
Le débat sur le gouvernement ouvrier (ou gouvernement ouvrier et paysan) n'est pas nouveau. Il a traversé, au début du siècle précédent, les polémiques, souvent âpres, entre Lénine et Trotsky sur la nature de la révolution russe à venir : démocratique bourgeoise ou ouvrière. Février et Octobre 1917 ont clarifié la discussion. L'Internationale communiste en 1922 puis la Quatrième internationale en 1938 en ont généralisé l'expérience. Au yeux de l'IC, un gouvernement ouvrier est d'abord un gouvernement de combat contre la bourgeoisie, et pas seulement au sens figuré. " Le programme le plus élémentaire d'un gouvernement ouvrier doit consister, estime-t-elle, à armer le prolétariat, à désarmer les organisations bourgeoises contre-révolutionnaires, à instaurer le contrôle de la production, à faire tomber sur les riches le principal fardeau des impôts et à briser la résistance de la bourgeoisie contre-révolutionnaire " ou encore " […] la naissance d'un gouvernement véritablement ouvrier et le maintien d'un gouvernement faisant une politique révolutionnaire doivent mener à la lutte la plus acharnée et, éventuellement, à la guerre civile contre la bourgeoisie. "
" La création d'un tel gouvernement par les organisations ouvrières traditionnelles est-elle possible ?, interroge Trotsky. L'expérience antérieure nous montre, comme nous l'avons déjà dit, que c'est pour le moins peu vraisemblable. " Aussi importante soit-elle, on le voit, la revendication de gouvernement ouvrier occupe une importance conditionnée par l'étape de la mobilisation révolutionnaire : son recours est lié à " une combinaison tout à fait exceptionnelle de circonstances " ; et, en toute hypothèse, son éventuelle application " ne représenterait qu'un court épisode dans la voie de la véritable dictature du prolétariat. "
Le mot d'ordre de gouvernement ouvrier est indissociable de la perspective de la dictature du prolétariat. Lénine le notait d'ailleurs explicitement dans L'État et la révolution : " 1 Les formes d'États bourgeois sont extrêmement variées, mais leur essence est une : en dernière analyse, tous ces États sont, d'une manière ou d'une autre, mais nécessairement, une dictature de la bourgeoisie. Le passage du capitalisme au communisme ne peut évidemment manquer de fournir une grande abondance et une large diversité de formes politiques, mais leur essence sera nécessairement une : la dictature du prolétariat. " " Les deux […] types de gouvernement ouvrier auxquels peuvent participer les communistes, d'après l'IC, ne sont pas encore la dictature du prolétariat ; ils ne constituent pas encore une forme de transition nécessaire vers la dictature, mais ils peuvent constituer un point de départ pour la conquête de cette dictature. "
La mise en place d'un gouvernement ouvrier vise donc à rapprocher le moment où le pouvoir tombera aux mains des masses. C'est tellement vrai que, selon Trotsky, le gouvernement ouvrier apparaît comme " une dénomination populaire de la dictature du prolétariat ". C'est un mot d'ordre transitoire ; il couronne, en quelque sorte, ajoute-t-il, l'ensemble des revendications du programme de transition, posant de plus en plus concrètement aux travailleurs s'auto-organisant dans leurs propres structures de classe - des comités de grève aux soviets - la question décisive du pouvoir. Partant, sa défense par les révolutionnaires renvoie au degré de maturation de la conscience ouvrière.
On le pressent, avancer la perspective d'un gouvernement ouvrier n'est pas une question simple. Il s'agit d'une forme transitoire amalgamant, certes sur un programme anticapitaliste radical, des courants ne partageant pas entièrement les vues des révolutionnaires. Dès lors, un tel gouvernement peut s'avérer un frein après avoir été un accélérateur de la prise de conscience révolutionnaire des masses. " Pour parer à ces dangers, les partis communistes ne doivent pas perdre de vue que, si tout gouvernement bourgeois est en même temps un gouvernement capitaliste, il n'est pas vrai que tout gouvernement ouvrier soit un gouvernement vraiment prolétarien, c'est-à-dire un instrument révolutionnaire de pouvoir du prolétariat ", insistait l'IC.
Ces débats peuvent sembler datés d'une autre époque non seulement dans l'emploi de certaines formules, comme dictature du prolétariat, mais aussi quant au fond, parce que la question d'une transformation révolutionnaire de la société a, dans les décennies passées, perdu tout caractère concret et vivant. Mais, discuter de la question gouvernementale c'est, de fait, nous reposer la question du pouvoir.

Leur débat et le nôtre
" Alors, encore un effort Olivier Besancenot ", s'amusait Cambadélis dans Libération en janvier, espérant sans doute arrimer, à son projet de nouvelle mouture de la gauche plurielle, une partie de la gauche révolutionnaire. La tentative est vaine, évidemment. En revanche, on ne peut sous-estimer l'influence négative que peuvent avoir les hésitations de l'extrême gauche à clarifier sa position sur l'État et sa conquête : les ruptures à l'œuvre au sein de la classe ouvrière avec les réformistes ne conduiront pas nécessairement à une rupture avec le réformisme ; et ce résultat sera d'abord tributaire de la capacité ou non des révolutionnaires à définir une perspective anticapitaliste radicale et de masse. S'élargir sans s'affadir en est la condition première. Diluer notre programme aboutirait au résultat inverse, remettant en selle des courants aujourd'hui discrédités par vingt années de politique antisociale. L'enjeu est d'avancer une formule qui pose de façon compréhensible la question du pouvoir sans lien avec la mobilisation des travailleurs et de la jeunesse contre les ravages du capitalisme.
Partant, on ne peut discuter de l'architecture institutionnelle indépendamment de la nature de classe de l'État - bourgeoise ou ouvrière -, et ce n'est pas une question de pure forme : elle renvoie à des tâches concrètes, à commencer par la brisure de l'État bourgeois et son remplacement par un demi-État prolétarien amené à s'éteindre, jusqu'à sa disparition complète avec l'avènement du communisme. Faire autrement nous placerait immanquablement sur le terrain des réformistes, toujours prompts à se référer à la perspective d'un changement de société, jamais pressés de s'attaquer au pouvoir de classe de la bourgeoisie.
L'article de Christian Picquet, " Changer la gauche pour changer de République ", paru dans Politis le 27 février, souffre de cette ambiguïté. " Oui, une nouvelle République doit reposer sur une 'démocratie délibérante', pour parler à la manière d'Arnaud Montebourg, explique-t-il. Mais cela implique la restitution de la totalité des pouvoirs à une Assemblée à laquelle l'exécutif se trouverait strictement subordonné. Et cela doit s'accompagner d'une démocratisation radicale de la démocratie ". Christian Picquet défend que " Loin de n'être qu'une dimension annexe des logiques à partir desquelles se confrontent radicalité et social-libéralisme, la question des institutions revêt une importance capitale. Parce qu'elle recouvre celle de la démocratie. " À aucun moment, il n'est fait référence à la nature de classe de la démocratie, au fait que " La république démocratique est la meilleure forme politique possible du capitalisme ", selon la formule de Lénine.
Nous défendons une perspective de démocratie révolutionnaire, c'est-à-dire d'intervention directe de la population en rupture avec les institutions bourgeoises. Cette perspective s'oppose aux illusions dites démocratiques du mouvement ouvrier, par trop enclin à donner sa confiance à des partis qui se placent dans le cadre bourgeois.
Toute l'histoire du siècle passé en témoigne : " anticapitalisme ", " rupture " et " révolution " changent de sens, dès lors que s'efface la frontière entre État bourgeois et État ouvrier, que disparaît la référence à la destruction de l'un et son remplacement par l'autre.
À l'heure où la guerre de classe impose son ordre, notre objectif doit être à la fois plus modeste et plus ambitieux qu'une participation gouvernementale. Réunir un front révolutionnaire, rassembler largement la classe ouvrière, face à la barbarie menaçante : voilà une tâche urgente. Et plus, si affinités…

Serge Godard

ÉLEMENTS BIBLIOGRAPHIQUES POUR ALLER PLUS LOIN
o Lénine (V.I.), " Au sujet des compromis (septembre 1917) ", Œuvres, t. 25, p. 333-339.
o Lénine (V.I.), L'État et la révolution, Œuvres, t. 25, p. 413-531.
o Lénine (V.I.), " Les Bolcheviks garderont-ils le pouvoir ? (octobre 1917) ", Œuvres, t. 26, p. 81-134. [v. en particulier
p. 96-114]
o " Thèses de Lénine sur la démocratie bourgeoise et la dictature prolétarienne (Ie Congrès de l'IC, mars 1919) ", in Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès mondiaux de l'Internationale communiste 1919-1923, La Brèche-SELIO, 1984, p. 6-10.
o " Discours de Lénine sur ses thèses (Ie Congrès de l'IC, mars 1919) ", in Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès mondiaux de l'Internationale communiste 1919-1923, La Brèche-SELIO, 1984, p. 11-13.
o " Le Parti communiste et le parlementarisme (IIe Congrès de l'IC, juillet 1920) ", in Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès mondiaux de l'Internationale communiste 1919-1923, La Brèche-SELIO, 1984, p. 66-69.
o " Résolution sur la tactique de l'IC (IVe Congrès de l'IC, novembre 1922) ", in Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès mondiaux de l'Internationale communiste 1919-1923, La Brèche-SELIO, 1984, p. 155-159.
o Trotsky (L.), " Le gouvernement ouvrier en France (30 novembre 1922) ", in Le mouvement communiste en France, Les Éditions de Minuit, 1967, p. 214-217.
o Programme de transition. L'agonie du capitalisme et les tâches de la IVe Internationale (novembre 1938), La Brèche, 1977.


La pensée politique de Léon Trotsky

Ernest Mandel - La découverte/Poche - 7 Euros

Il s'agit de la réédition d'un ouvrage publié en 1980. Sa réédition est d'autant mieux venue que le cinquantenaire de la mort de Staline a été une nouvelle occasion pour les médias de répandre la confusion dans les esprits pour combattre les idées de l'émancipation sociale.
Dans son introduction, Ernest Mandel situe le cadre historique général dans lequel se formera la pensée de Trotsky : ces vingt années du début du vingtième siècle où le développement du capitalisme aboutit à l'impérialisme et à la guerre dont naîtra la vague révolutionnaire de 1917 et la victoire d'Octobre.
A la fin du XIXème siècle, le mouvement ouvrier confronté à un puissant développement se divise en trois grandes tendances : une aile réformiste qui s'adapte à la routine de la résistance quotidienne des salariés et des élections, un centre marxiste qui fait de la révolution une perspective lointaine, pour demain, sans lien avec l'activité concrète des travailleurs et une aile gauche dont les principales figures sont Lénine, Rosa Luxembourg, Trotsky.
Mandel voit dans l'œuvre de Trotsky " une tentative de fournir une explication cohérente de toutes les tendances fondamentales de notre époque, une tentative d'explication du XXème siècle ". Oui, et pour reprendre la formule de Marx, une explication en vue de le transformer.
Mandel conclut son introduction en écrivant : " la stature de Trotsky ne cessera de croître avec le temps ". On souscrit d'autant plus aisément que Mandel aide à comprendre comment, à travers la lutte contre le stalinisme, Trotsky a dégagé une synthèse de la riche pensée de la gauche révolutionnaire du début du XXème siècle et qui est en fait aujourd'hui l'élément, l'apport essentiel pour toute renaissance du marxisme révolutionnaire.
On regrette cependant qu'en choisissant une forme d'exposé par thèmes, Mandel ne permette pas de comprendre à travers quelle dialectique de la lutte la pensée de Trotsky n'a cessé de s'enrichir de tous ces apports qu'il sut, en révolutionnaire, s'approprier.
On est aussi déçu de la façon dont Mandel développe l'idée de la théorie de la révolution permanente qui est certainement l'élément le plus moderne de la pensée de Trotsky à l'heure de la mondialisation. Il développe l'idée en trois chapitres : les révolutions socialistes dans les payés arriérés, les limites des révolutions socialistes dans les pays sous-développées, la révolution mondiale.
Cette façon d'exposer la question donne une compréhension mécanique de la théorie de la révolution permanente que Mandel résume ainsi : " soit le prolétariat conquérait le pouvoir, établissant un Etat ouvrier en alliance avec la paysannerie, soit la contre-révolution triomphait. " Cette compréhension mécanique explique les analyses de la IVème Internationale qui verra de nouveaux Etats ouvriers émerger, par transcroissance, des luttes de libération nationale. Mandel retranscrit les analyses de Trotsky au travers de ses propres analyses. Il parle même à propos des conclusions de Bilan et perspectives écrit en 1906 et discutant de la révolution en Russie, de " prédiction " comme si Trotsky avait prédit les révolutions coloniales des lendemains de la deuxième guerre mondiale et venait ainsi confirmer les analyses de la Quatre. Le mot fait sursauter quant on sait à quel point anticiper sur les évolutions pour pouvoir agir était pour les marxistes un art étranger à tout esprit de prédiction ! Le titre même des chapitres souligne cet aspect " prédiction ", puisque Trotsky aurait prédit les - je souligne le pluriel - révolutions socialistes dans les pays arriérés.
Comme l'explique par ailleurs Mandel, Trotsky reprend le raisonnement formulé par Marx de " la révolution en permanence " pour l'appliquer à une époque nouvelle, celle de la formation de l'impérialisme qui modifie l'ensemble des rapports entres les classes et les nations, comme aujourd'hui le fait le libéralisme impérialiste à travers la mondialisation.
L'ensemble des raisonnements de Trotsky suppose une classe ouvrière se battant sous son propre drapeau internationaliste et non soumise, dominée par les préjugés nationalistes du maoïsme ou du mouvement de libération nationale.
Pour Trotsky la révolution russe a toujours été pensée comme un élément de la révolution mondiale, la théorie de la révolution permanente c'est la théorie de la révolution mondiale. Mandel cite à ce propos Trotsky :
" la révolution internationale […] est une chaîne - de plus non continue - de révolutions nationales, chacune nourrissant les autres de ses succès et, en retour, souffrant de leurs échecs. " Ce processus est concret et conscient.
On retrouve cette même confusion à propos de la théorie de la révolution permanente dans le chapitre " Contre l'impérialisme ". Pour Mandel, la conquête de l'indépendance nationale par Mao à la tête d'armées paysannes s'intègre mécaniquement dans un processus de révolution permanente alors que, dès 1929, Trotsky mettait en garde contre le fait que, derrière le drapeau du communisme, pouvaient s'avancer des intérêts sociaux bourgeois, nationalistes. La suite de l'histoire devait confirmer son analyse.
Trotsky avait pleinement conscience, comme le souligne Mandel, que la lutte des peuples coloniaux était inséparable de la rupture des prolétariats des pays oppresseurs avec leur propre impérialisme. Mandel cite Trotsky : " Le développement de l'influence des idées socialistes et communistes, l'émancipation des masses laborieuse des colonies, l'affaiblissement de l'influence des partis nationalistes peuvent être assurés non pas tant par le noyau communiste indigène que par la lutte révolutionnaire du prolétariat des centres métropolitains pour l'émancipation des colonies. "
Le raisonnement de Trotsky comme l'ensemble de sa pensée repose sur " l'hypothèse de base du socialisme scientifique, à savoir qu'une société sans classe ne peut voir le jour qu'à travers la fusion du programme du marxisme révolutionnaire et des intérêts sociaux (y compris matériels) d'une classe sociale (une force sociale) ayant un pouvoir et des capacités suffisantes pour rendre une telle entreprise objectivement possible. "
Les développements sur la direction révolutionnaire, le parti révolutionnaire de masse, les organes démocratiques de pouvoir, les conseils ouvriers illustrent différents points d'approche de cette hypothèse dans sa réalisation concrète et historique.
Au fil de la lecture, on se réjouit quand Mandel rappelle : " la lutte pour le front unique est aussi une lutte visant à créer les conditions favorables pour qu'un nombre croissant d'ouvriers rompent avec les illusions réformistes, gradualistes, électoralistes et la politique de conciliation et de collaboration de classe. " Cette lutte a été tellement utilisée pour justifier des ouvertures à des courants réformistes qu'il est bien utile de rappeler qu'elle est indissociable d'une politique révolutionnaire, qu'elle exclut tout " pacte de non-agression idéologique ".
" C'est là, rappelle Mandel, une approche dialectique du front unique ouvrier et du problème de gagner une majorité de la classe ouvrière à l'idée de la révolution socialiste à travers des actions et des mobilisations de masse. "
Introduisant le chapitre sur la lutte contre le stalinisme, Mandel cite Lénine : " Nous avons toujours dit que nous nous considérions comme un des contingents de l'armée internationale du prolétariat, un contingent qui est venu à l'avant-scène, non pas à cause de son degré de développement et de préparation, mais à cause des conditions exceptionnelles de la Russie. " C'est de ce point de vue que Trotsky et l'Opposition de gauche critiquent, analysent et combattent l'imposture bureaucratique. C'est en se situant du point de vue du prolétariat révolutionnaire que Trotsky saisit la nature contradictoire du stalinisme, cette contre-révolution qui s'opère dans le cadre même des fondations posées par la révolution elle-même. C'est la dégénérescence de l'Etat ouvrier qui ne peut se résoudre que dans une nouvelle révolution politique ou par la restauration de la propriété privée capitaliste. Cette analyse est la seule qui prend en compte l'ampleur de la dégénérescence, sa nature contradictoire, qui servit de boussole et qui permit qu'à travers les décennies de réaction se perpétue au sein même du mouvement ouvrier, malgré la police stalinienne, le courant marxiste révolutionnaire.
L'aboutissement de ce travail politique et théorique fut la fondation de la Quatrième Internationale qui reste comme un acte d'audace révolutionnaire, un défi à la réaction et au militarisme dont la fécondité trouve sa force dans la vitalité même de la révolution d'Octobre dont elle transmet jusqu'à nous le rayonnement.
Le petit livre d'Ernest Mandel y contribue. Il est à lire et à faire lire pour aider chacun à reconstruire le fil conducteur de notre combat quotidien pour se construire une boussole.

Yvan Lemaitre

Capital contre nature

ouvrage collectif sous la direction de Jean Marie Haribey et Michel Löwy
ActuelMarx PUF

Ce livre se propose d'" examiner les conséquences catastrophiques pour la nature de la logique prédatrice et destructrice du capital ", selon les termes de l'introduction de JM Haribey et M Löwy, et de " discuter du projet socialiste d'une nouvelle civilisation, fondée sur la valeur d'usage et non la valeur d'échange ". L'ensemble des articles s'articule autour " d'une problématique commune à la plupart des auteurs : dans la mesure où la production capitaliste s'insère nécessairement dans un environnement matériel naturel, la question écologique est une question sociale, c'est à dire qu'elle doit s'intégrer à la transformation des rapports sociaux car les contradictions entre le capital et la nature sont au cœur de la crise des rapports sociaux capitalistes. "
Il est dommage que cette conscience de la nécessité d'intégrer l'écologie dans une critique globale et révolutionnaire du capitalisme se sente obligé d'aborder le problème en négatif, comme si l'inévitable critique de Marx était un passage obligé. Il y a là un besoin de justification qui ne concerne ni les révolutionnaires ni Marx. Il s'agit plutôt de désigner sans ambiguïté l'utilisation du marxisme pour justifier des politiques productivistes bourgeoises comme une imposture.
Que des intellectuels se soient laissés duper par les mensonges staliniens, maoïstes ou autres ne relèvent en rien de la responsabilité politique de Marx. Critiquer Marx en lui donnant d'une certaine façon une paternité dans ces politiques d'accumulation primitive au service d'un développement national et bourgeois est une déformation de Marx.
Les marxistes révolutionnaires récusent l'idée que l'idéologie réactionnaire de la dictature stalinienne ou maoïste puisse avoir d'une façon ou d'une autre quelque rapport que ce soit avec la science de la lutte émancipatrice. Ils ont à se libérer de " l'hypothèque que le " socialisme réel " faisait peser sur la réflexion marxiste " pour reprendre une formulation de l'introduction.
Cette remarque me semble avoir une portée plus générale. Nous vivons une période de renaissance des idées révolutionnaires en rupture avec une longue période de réaction durant laquelle les idées des révolutionnaires, ceux de 1848, de 1871, ou de 1917 ont servi de justification aux usurpateurs, aux imposteurs. Lénine dès les premières phrases de son ouvrage L'Etat et la révolution, pointait du doigt cette utilisation des révolutionnaires. " On essaie d'en faire des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire…On refoule, on altère le côté révolutionnaire de la doctrine, son âme révolutionnaire.."
La réaction stalinienne et les mouvements bourgeois d'émancipation nationale ont fait bien pire, ils ont fait du marxisme un dogme au service de dictatures sanglantes.
Nous n'avons ni à défendre ni à justifier Marx, mais à libérer le marxisme des impostures, c'est à dire libérer les marxistes eux-mêmes de l'imposture stalinienne. Voir dans cette idéologie réactionnaire qui a résulté de la transformation du marxisme en un dogme d'Etat ou de parti, " le courant principal de la pensée marxiste " comme l'écrit Ted Benton (p 24) est une façon de perpétuer l'imposture au-delà de sa propre ruine. La pensée révolutionnaire a besoin de briser tout ce qui peut survivre des carcans imposés par le prétendu " socialisme réel " pour être en mesure de se réapproprier Marx qui nous apporte toute la fraîcheur et la vigueur d'une pensée pleinement libre.
Dire cela ne signifie pas prétendre que Marx a tout dit ou même qu'il resterait hors d'atteinte de toute pensée critique, critique au sens révolutionnaire, c'est à dire de dépassement. Mais un dépassement critique de la pensée de Marx ne saurait résulter de la simple capacité d'individus mais d'un essor général de la pensée révolutionnaire résultat d'un essor de l'activité pratique révolutionnaire des travailleurs eux-mêmes.
Ted Benton écrit : " il y a un hiatus capital entre les prémisses matérialistes de Marx et d'Engels dans le domaine de la philosophie et de la théorie de l'histoire d'une part et quelques uns des concepts fondamentaux de la théorie économique d'autre part." Cette critique tient d'une interprétation des écrits de Marx et d'Engels, sous l'effet conjugué d'une volonté de prendre acte des critiques par les Verts du marxisme et de préjugés qui construisent un lien entre les idées et conceptions de Marx et ce que le même auteur appelle " les sociétés de socialisme d'Etat ". Le même auteur en réalité nous convainc que c'est bien chez Marx et Engels que l'on trouve les idées clés pour intégrer les acquisitions de la science écologique (qui n'a rien à voir avec le mouvement politique des Verts) dans une théorie évolutionniste de l'histoire des sociétés humaines et plus largement dans une conception matérialiste de la nature, de l'homme et de leurs rapports réciproques. " Vers un matérialisme historique vert ", écrit Ted Benton. Il souligne sa propre confusion entre écologie et mouvement des Verts tout en soulignant que la conception philosophique et pas seulement historique de Marx relève d'une démarche écologique.
L'écologie est née parallèlement aux idées du matérialisme évolutionniste et au Darwinisme. Elle s'inscrit dans ce bond en avant des sociétés humaines et des sciences accompli après la révolution industrielle et la révolution bourgeoise, dans le développement des techniques, des sciences et du prolétariat. Le marxisme est la méthode révolutionnaire qui permet de réunir dans une même conception philosophique ces progrès des sciences comme autant d'armes pour la libération de l'homme de l'oppression de classe et sa réconciliation avec lui-même et la nature.
Au cœur de la pensée de Marx, il y a la dénonciation des effets destructeurs du productivisme capitaliste et de façon plus générale, dans le matérialisme philosophique, dialectique, l'idée que l'homme est partie intégrante de la nature avec laquelle il doit se réconcilier.
Marx a l'infini mérite d'avoir formulé le lien entre lutte écologique et lutte de classe, lien qui aujourd'hui s'impose comme une évidence. Il appartient aux révolutionnaires d'aujourd'hui de donner tout son contenu à cette idée, de la développer pleinement en intégrant les progrès de la science et de la société comme la catastrophe écologique et sociale provoquée par la survie du parasitisme capitaliste pour construire " une perspective écologique d'ensemble ", selon l'expression de M Löwy.
Ce serait une façon de sortir de ces pesants débats idéologiques menés à coups de citations pour revenir au marxisme réel…
De ce point de vue, on souscrit à ce qu'écrivent F. Chesnais et C. Serfati expliquant que leur travail s'inscrit " dans le cadre d'une critique renouvelée du capitalisme, qui lierait de façon indissociable, exploitation des dominés par les possédants et destruction de la nature et de la biosphère [...] que cette liaison longtemps ignorée trouvera ses fondements théoriques dans l'analyse faite par Marx et Engels du mode de production capitaliste."
Ils nous invitent à " lire Marx et Engels et à s'en servir dans le contexte historique présent ", ce à quoi leur article nous aide en définissant une démarche dégagée de préoccupations tactiques vis à vis d'intellectuels en rupture avec le stalinisme ou avec les Verts. Ils nous invitent à " pousser plus loin " les indications de Marx et d'Engels, c'est à dire à poser la question de la propriété. " C'est dans l'extension de la propriété sociale […] que se situent les éléments de solution de la crise écologique dans ses nombreuses facettes et déterminations. "
Y.L.