Débat militant
Lettre publiée par des militants de la LCR
n°32
27 juin 2003

Sommaire :

De la grève générale à la pétition aux députés et sénateurs. Comment tenter d'étouffer le mouvement pour le récupérer

La grève générale, incantation gauchiste ou mot d'ordre politique ?

De la grève générale à la pétition aux députés et sénateurs
Comment tenter d'étouffer le mouvement pour le récupérer

Si le mouvement a vraisemblablement connu son point le plus haut entre le 13 mai et le 25, ce n'est que 15 jours plus tard, le 12 juin que le gouvernement, et bien d'autres avec lui, ont pu exprimer leur soulagement de voir éloignée la menace d'une généralisation des luttes.
Le 12 juin, en effet, Fillon félicite à l'Assemblée nationale la CGT pour " l'attitude responsable qu'elle a adoptée tout au long du conflit ". Cela se passe l'après-midi, quelques heures seulement après le meeting tenu à Marseille, à l'issue de la manifestation, par les dirigeants de la CGT, de FO, de la FSU et de l'UNSA.
Sifflé au début de son intervention par des militants et salariés qui scandent " grève générale ", Bernard Thibault se situe néanmoins, en apparence, dans le cadre d'un élargissement de la mobilisation : " Oui, il faut continuer à faire bouillir la marmite. Oui, il faut poursuivre et amplifier la mobilisation. Oui, il y a de quoi gagner d'autres milliers de salariés, pour qu'ils passent de la sympathie ou du soutien au mouvement à leur engagement dans le mouvement. " Pour, en fin de compte, ne proposer aux manifestants que la perspective… d'une " grande consultation nationale des salariés, de notre pays, à l'adresse des députés et des sénateurs. Nous avons l'ambition de recueillir, dans les prochains jours, plusieurs millions de soutiens à cette démarche. […] Nous allons exiger de vraies négociations et demander, dans cette attente, aux députés et sénateurs de surseoir au vote à la fin de leurs débats. "
On ne pouvait mieux remettre le sort des salariés au Parlement, leur indiquer qu'il était impossible d'imposer les revendications du mouvement au gouvernement.
Que veulent Thibault et la direction de la CGT, comme celles de FO, de la FSU et de l'UNSA, qui se sont associées à cette pétition ? Ils veulent " négocier une autre réforme ", pour " le droit effectif à la retraite à taux plein à 60 ans (taux de remplacement : 75% minimum et pas en dessous de 100 % du SMIC) ; reconnaître le droit au départ anticipé pour les salariés exerçant des travaux pénibles ou ayant connu des carrières longues ; intégrer les périodes d'études, d'apprentissage et de recherche de premier emploi. "
Le fond va avec la méthode, l'impasse est faite sur une des principales revendications du mouvement, le retour aux 37,5 ans pour tous. Le gouvernement n'est pas hostile à la négociation autour et alentour, dès lors que le principe de l'allongement de la durée de cotisation est accepté.

Le dialogue social avec des partenaires complaisants ou comment éviter l'épreuve de force
A l'Assemblée, Fillon s'est livré à un vibrant éloge du dialogue social. Le gouvernement a d'autres contre-réformes à faire passer, notamment celle de la Sécurité sociale, dont Chirac et Raffarin ont indiqué qu'ils prendraient le temps, probablement celui de laisser passer les élections de 2004. Mais surtout, le gouvernement espère imposer ses plans sans véritable épreuve de force grâce à la complaisance des directions syndicales, comme il a finalement réussi à le faire sur les retraites.
Dans son interview au Monde, le 20 juin, Raffarin, après s'être félicité que " des personnalités de gauche - importantes et respectées -, aient pris position en faveur de la réforme ", n'a manifesté aucune animosité à l'égard de la CGT. Celle-ci, indique-t-il " est un syndicat important : nous pensions qu'elle pouvait adhérer au moins partiellement à la réforme. Sans doute, son analyse de la mobilisation du 13 mai, l'a-t-elle conduite à des positions plus tranchées. " Et d'ajouter : " nous avons besoin, plus que jamais, d'organisations syndicales fortes et responsables. "
Lundi dernier, lors d'une réunion de la Commission nationale de négociation collective, Fillon a réitéré devant les représentants syndicaux ses offres de dialogue sur un grand nombre de sujets tels que l'emploi des jeunes, la gestion des âges dans les entreprises, la participation des femmes au marché du travail, l'accompagnement des mutations économiques, la prévention et la gestion sociale des restructurations. ..
Parallèlement, le Medef vient de relancer, dans la continuité de la " refondation sociale ", une concertation sur l'égalité professionnelle hommes-femmes.
Inutile de préciser que non seulement il ne peut sortir de ces négociations rien qui soit favorable aux salariés mais qu'au contraire, c'est le meilleur moyen, aux yeux du patronat et du gouvernement, de faire accepter des mesures qui sont destinées à satisfaire avant tout les classes privilégiées. Qu'il en soit ainsi n'a jusqu'à présent pas arrêté les directions syndicales engagées depuis plusieurs années dans l'accompagnement des réformes libérales. Et c'est valable pour toutes les grandes organisations syndicales, y compris la FSU, qui a le mieux accompagné un mouvement qui la soumettait à forte pression.

Se servir d'un mouvement qu'on n'a pas voulu
La mobilisation refluant, place maintenant à tous ceux qui comptent profiter du mouvement pour négocier… leurs positions. A commencer bien sûr par la direction de la CGT qui conteste à la CFDT le rôle d'interlocutrice privilégiée du gouvernement.
A l'Assemblée nationale, l'heure n'est plus à l'obstruction systématique de la part d'une opposition qui se voit elle aussi libérée de la pression du mouvement. Cette mascarade n'aura duré que le temps des grèves et manifestations finissantes. Mais pour autant, les partis de la gauche plurielle, qui ont été complètement absents du mouvement, essaient de se redonner une image de contestation en dénonçant une réforme qui n'a pas pourtant grand chose à envier à celle que préconisait leur candidat Jospin à l'élection présidentielle. Il suffit d'ailleurs de lire le tract tiré à 3 millions d'exemplaires par le PS ou d'entendre le président de son groupe à l 'Assemblée, Ayrault, interrogé aux " 4 vérités " (France 2) sur les 40 annuités - " ce n'est pas un sujet tabou " - pour se convaincre que les critiques du PS sont de pure forme.
Les partis de l'ex-gauche plurielle ne dédaignent pas non plus les miettes que le gouvernement offre à leurs appareils, comme cette place désormais réservée aux partis parlementaires dans le Conseil d'orientation des retraites dont les députés ont passé beaucoup de temps à discuter le financement lors de l'examen de l'article 6 de la loi. Il en va de même des directions syndicales.
Echanges de bons procédés, complicité, n'y aurait-il pas des accords négociés par avance entre l'Etat et les directions syndicales, s'interrogent parfois militants et salariés qui ont fait le mouvement ? Il y a derrière ces questions non seulement le besoin d'une discussion permettant de tirer au clair ce qu'a été le mouvement et à quel point ses acteurs ont bousculé le jeu politique, mais également la conscience de la nécessité d'une indépendance de classe pour le mouvement ouvrier ou social

De l'accord des sept de janvier à la pétition : la boucle est bouclée mais seulement en apparence
Avec la pétition du 12 juin, on est revenu, en apparence, à la situation existant début janvier, lorsque 7 directions syndicales avaient, pour appeler à une manifestation le 1er février, signé un texte acceptant le principe d'une réforme des retraites, et implicitement, l'allongement de la durée de cotisation à 40 annuités.
En apparence seulement, car si se remet en place la politique de consensus qu'avait commencé à ébranler le vote " non " des salariés d'EDF le 9 janvier, rien n'est plus pareil dans la tête de millions de travailleurs, comme l'indiquent aussi bien les sondages sur la réforme Fillon que la cote de popularité en baisse de Raffarin.
Ce dont les acteurs du mouvement ont le plus clairement conscience, c'est à quel point leur mobilisation et ce qui en a fait la force, leurs initiatives, sont étrangères aux routines bureaucratiques des appareils syndicaux, sont en rupture avec la politique des partis de gauche, ont été renforcées et nourries par la démocratie du mouvement.
Plus ou moins confusément également, beaucoup comprennent ce qui a constitué les limites du mouvement, une conscience et une organisation insuffisantes pour aller au-delà de ce que les appareils syndicaux étaient prêts à accompagner, pour ne pas s'arrêter devant le Parlement. Et se discutent aujourd'hui, à travers tous les liens tissés au cours de la mobilisation des voies et des moyens de rendre la lutte plus efficace et de préparer une contre-offensive du monde du travail.
Faire fructifier ces acquis nécessite l'ouverture d'un large débat entre tous les acteurs du mouvement, dont en particulier les militants révolutionnaires, pour aider à la construction d'une parti qui défende en toute indépendance les intérêts du monde du travail.
Galia Trepere


La grève générale, incantation gauchiste ou mot d'ordre politique ?

Tous les adversaires de la grève générale ont beau jeu de dire que, puisqu'elle n'a pas eu lieu, elle n'était pas possible et qu'en avancer l'idée était hors de propos. Cette perspective était cependant bien au cœur du mouvement, condition d'une possible victoire. Elle a été, de fait, mise à l'ordre du jour. Et l'échec du mouvement repose la question dans toute sa dimension politique.
Bien des discussions actuelles portent sur les raisons de cet échec mais, le plus souvent, la question est mal posée. Elle oppose souvent ceux qui justifient la politique de la direction de la CGT et ceux qui l'accusent de trahison. Le vrai débat est plus complexe et rend inopérants les raisonnements manichéens.
Certes, la direction de la CGT porte une lourde responsabilité mais elle se situe d'abord au niveau de son orientation générale : la direction de la CGT n'a jamais été contre le principe de la réforme, elle ne voulait que la négocier. Par contre bien des militants de la CGT voulaient se battre pour le retrait du projet Fillon, contre la réforme. C'est eux qui ont imposé à la CGT de mener une lutte dont elle ne voulait pas.
Les accusations contre Thibault pour légitimes qu'elles soient ne posent pas l'essentiel des problèmes auxquels le mouvement a été confronté. Se contenter de critiquer la CGT sur la question de l'appel à la grève générale, c'est oublier les responsabilités de FO et de la FSU et escamoter la critique de fond que nous faisons à l'ensemble des confédérations : en signant le texte d'appel au 1er février, le 7 janvier, elles acceptaient la réforme.
Les révolutionnaires ont, dans la mesure de leurs forces, à porter ce débat dans toutes les organisations syndicales, dans les interpros, avec l'ensemble des travailleurs dans l'idée de préparer la suite, d'armer les travailleurs que nous pouvons influencer pour qu'ils tirent les leçons du mouvement.
Le débat suppose de prendre en compte la réalité diverse du mouvement, des différents niveaux de conscience au sein du monde du travail. Comment, à travers la lutte, unir la classe ouvrière ? Comment l'aider à s'organiser par-delà les clivages socioprofessionnels, syndicaux…? Comment mettre les organisations syndicales au service du mouvement ? Comment faire vivre une démocratie directe nécessaire à la lutte ?
La grève générale est-elle une solution par elle-même garante de victoire ? Quel est le contenu politique du mot d'ordre de grève générale ? Quel lien entre mobilisation et parti politique ? Autant de questions qui n'ont pas de réponses par avance, les révolutionnaires ne détiennent aucune recette mais, avec les travailleurs, au coude à coude dans la lutte, ils entendent par la démocratie formuler et mettre en œuvre une politique correspondant aux intérêts généraux du mouvement.

Grève générale ou généralisation de la grève ?
Plutôt que d'appeler à la grève générale bon nombre de militants de la CGT pensaient en reprenant à leur compte et au premier degré les arguments de leur direction qu'il fallait généraliser les grèves… L'argument a eu particulièrement de prise sur les militants du privé qui n'ont que bien rarement senti que la grève générale était possible. La discussion leur semble sans rapport avec leur propre expérience sauf de discuter de la politique qui aurait permis de généraliser la grève. Car le fond est bien là : quelle politique aurait permis d'unir le public et le privé, aux travailleurs de se convaincre eux-mêmes, de décider.
Hors de cette discussion, le mot d'ordre de grève générale risque d'apparaître incantatoire.
La politique d'interpellation des confédérations pour qu'elles appellent à la grève générale ne sort pas de ce cadre si elle ne s'appuie pas sur des assemblées générales ou des réunions larges des travailleurs du privé pour formuler leurs propres exigences, évaluer les chances de l'emporter… Les travailleurs du privé manifestaient une solidarité politique avec le mouvement sans penser qu'il était possible d'entrer dans la lutte avec leurs propres revendications.
Certes, il est clair que si la direction de la CGT avait tracé la perspective de la grève générale, elle aurait donné confiance à ceux qui voulaient militer dans ce sens. Mais il aurait fallu pour cela que cette perspective s'accompagne d'un programme revendicatif concernant les salariés du privé.
Le retour aux 37,5 annuités pour tous, l'abrogation des décrets Balladur ne leur semblaient pas accessibles parce qu'il n'était pas repris en particulier par la direction de la CGT. En 93, les syndicats engagés dans la cohabitation sociale n'avaient rien fait. Aujourd'hui, les mêmes acceptaient le principe de la réforme. Les travailleurs du privé ne pouvaient imaginer surmonter ces obstacles. Ils se sont emparés des temps forts pour exprimer leur mécontentement et leur solidarité, conscients aussi que le recul du gouvernement serait une victoire pour tous mais sans pouvoir aller plus loin.

Un mot d'ordre politique
Par delà l'appel à la grève générale, c'est bien le contenu politique du mot d'ordre que la CGT mais aussi l'ensemble des signataires de texte des sept de janvier ne pouvaient assumer.
Tracer la perspective de la grève générale, c'était tracer la perspective d'un affrontement avec le gouvernement et l'Etat pour le contraindre à céder aux revendications du mouvement, celles susceptibles d'unifier privé et public, le retrait du projet Fillon, l'abrogation des décrets Balladur, les 37,5 annuités pour tous.
C'était remettre en cause l'orientation des grandes confédérations syndicales qui, toutes, avaient accepté le calendrier décidé par le gouvernement en remettant la décision au Parlement.
C'était contester la légitimité du Parlement et poser l'exigence d'une autre répartition des richesses, seule réponse au boniment sur le " choc démographique ".
Tracer la perspective de la grève générale, c'était aussi militer pour l'unité des travailleurs dans la lutte, construire une unité qui représente le mouvement réel dans toutes ses composantes, syndicales mais aussi politiques. C'était aussi construire l'unité par delà les divisons public privé ou entre branches et secteurs d'activité.
C'est passer par-dessus les divisions et rivalités syndicales pour aider le mouvement à se doter de structures démocratiques, locales ouvertes à tous les salariés.
Cette unité, elle se construit dans la lutte même, elle nécessite une politique. De cela, les directions des confédérations syndicales ne voulaient pas.
Les pas importants qui ont été faits dans ce sens l'ont été, le plus souvent, grâce aux initiatives de nombreux militants et des travailleurs eux-mêmes malgré la politique des appareils.

Grève générale et débouché politique
A partir du moment où la perspective de la grève générale signifie unir la classe salariée autour de ses revendications pour plier le gouvernement à ses exigences, elle implique la possibilité d'une crise politique. Pour de nombreux militants s'engager sur cette voie supposait qu'il existe un débouché politique, qui, pour eux, ne pourrait que prendre la forme d'une alternance gouvernementale dans le cadre des institutions. Une telle possibilité n'existait pas mais le vrai problème n'est pas là.
S'engager dans la voie de la grève générale suppose, au contraire, que le monde du travail se convainque qu'il a toute légitimité à imposer ses revendications, à exercer sa pression sur l'Etat pour faire prévaloir ses vues et exigences contre celles du patronat. Et cela même s'il n'a pas la force, le degré d'organisation lui permettant d'apporter ses propres réponses politiques à la crise qu'il pourrait provoquer au sein des institutions bourgeoises.
Ce degré de conscience, le mouvement ne l'avait pas, trop dominé encore par ses propres illusions au moment même où il commence à s'émanciper de l'influence des vieux partis réformistes gagnés au social-libéralisme. Ce sont ces illusions qui l'ont paralysé quand il aurait fallu relever le défi devant lequel le plaçait le calendrier planifié par le gouvernement, c'est à dire contester la légitimité du Parlement lui-même.
Il lui manquait un parti osant lui tracer cette perspective, un parti des luttes agissant en toute indépendance de classe.

Reconstruire une conscience de classe, politique
Discuter du bilan du mouvement, c'est justement discuter de ce qui lui a manqué, de la nécessité de cette conscience de classe agissante et organisée, facteur d'unité et de démocratie dans la lutte, un véritable parti représentant les intérêts généraux des travailleurs.
Faire en sorte que le mouvement préserve ses acquis, c'est l'aider à trouver son authentique débouché politique, à se donner une expression politique fidèle à ses propres intérêts.
Le mouvement ouvrier a relevé la tête en 95 après des années de recul et de démoralisation, bilan des mauvais coups de la gauche au gouvernement. En 2003, il a fait les premiers pas vers une contre-offensive. Il a pris confiance en lui, redécouvert sa force comme une nouvelle jeunesse. Anticiper les batailles à venir, c'est apprendre de celle que nous venons de mener. Pour gagner, il ne faut plus se battre sur la défensive, le dos au mur en laissant la direction aux vieux appareils englués dans les routines de la collaboration de classe qui laissent l'initiative au gouvernement et au patronat.
A travers le débat qui se développe au sein du mouvement social, les révolutionnaires ont la possibilité d'agir pour que se fasse un pas décisif de plus dans ce sens.
Yvan Lemaitre