Débat militant
Lettre publiée par des militants de la LCR
n°33
10 juillet 2003

 

 

Chronique de la lutte pour le retrait des plans Fillon et Ferry

Chirac et Jospin unanimes avaient affirmé au sommet de Barcelone en 2002 la nécessité de rallonger la durée des cotisations pour les retraites. Chirac avait fait du " chantier " des retraites, l'un de ses thèmes de campagne électorale. Ses 19,88 % du premier tour de la Présidentielle transformés en 81,8 % au deuxième tour du fait du ralliement des partis de la gauche et des confédérations syndicales au " sauveur de la démocratie républicaine ", la question était pour son gouvernement de relever le défi de faire mieux que la gauche : intégrer les confédérations syndicales au " dialogue social " pour faire passer la contre-réforme des retraites. Il savait qu'il jouait gros et que sur cette question, c'était le rapport de force entre le patronat, le gouvernement et les travailleurs, leurs organisations, qui était en jeu. Il voulait éviter un novembre-décembre 95 qui avait débouché sur le renvoi de Juppé et le retour des partis de gauche à la gestion des affaires de la bourgeoisie. D'où sa décision de ne pas s'attaquer aux régimes spéciaux, attaques qui avaient entraîné la levée de l'étendard de la révolte en 95. Il savait aussi qu'il ne bénéficierait pas de la complaisance syndicale dont Balladur avait bénéficié pour faire passer le privé à 40 annuités en 93. D'où la duplicité : on prétend vouloir sauver la retraite par répartition et refuser les fonds de pensions pour, dans les faits, faire l'inverse, on prétend vouloir discuter avec les directions syndicales dans un débat soi-disant ouvert alors qu'il s'agit de les piéger…
Raffarin, l'homme qui incarne complaisamment le populisme d'un gouvernement qui prétend se placer au-dessus des clivages politiques au nom de l'intérêt général, lâche dans son discours de politique générale, le 3 juillet 2002, que la réforme sera bouclée avant l'été 2003.
Pour allonger la durée de cotisations pour le public comme pour le privé, il fallait d'abord lever le verrou des 37,5 annuités pour le public en essayant, si possible, d'associer les syndicats à la réforme.
Dès septembre 2002, les " partenaires sociaux " sont reçus. Le gouvernement avance prudemment, laissant passer l'échéance des prud'homales du 11 décembre 2002 pour connaître le rapport de force entre les syndicats : FO qui fait de la défense des retraites une de ses priorités est en recul, l'abstention est en augmentation. A ce moment, se met en place à Matignon " une équipe de l'ombre " selon l'expression du journal Les Echos du 23 juin, constituée des directeurs des cabinets des ministres des Affaires sociales, de l'Economie, de l'Elysée, des conseillers de Raffarin, qui prépare le contenu de la loi Fillon et sa campagne de communication. Selon un article de la Tribune du 17 juin 2003, " la solution est toute trouvée : il[Raffarin] découpera le dossier en autant de points techniques ouverts à la concertation, pour avancer là où il est possible de le faire, sans bloquer l'ensemble des rendez-vous ".
Le 6 janvier 2003, Chirac déclare que " le gouvernement suivra la voie du dialogue avec les partenaires sociaux pour arrêter, avant l'été, les décisions " et que " l'année 2003 n'est pas, ne doit pas être une année comme les autres ", tout en posant au défenseur du " droit de partir à la retraite à 60 ans ".
Le consensus semble bien fonctionner : les confédérations sont prêtes à s'y intégrer, prisonnières de leur politique passée de soutien à la politique anti-ouvrière de l'ex-gauche gouvernementale. Elles s'apprêtent à s'inscrire dans le cadre fixé par le gouvernement de droite pour y défendre leurs prérogatives, plus animées du souci de leur propre concurrence que d'éclairer les travailleurs sur la portée d'une réforme pour les appeler à se préparer à la lutte dont l'enjeu est d'imposer une autre répartition des richesses.
Ainsi, le 7 janvier dernier, la CGT, la CFDT, la CFTC, la CGC, FO, la FSU, l'UNSA font une déclaration commune " afin d'aborder les négociations à venir " dans laquelle elles " affirment la nécessité d'une réforme " ; la défense des 37,5 annuités pour le public comme le retour à 37,5 annuités pour le privé est " oubliée ".
Seillière déclare le 13 : " des études indiquent qu'il faudrait aller à 42 ou 43 années de cotisations d'ici 10 à 15 ans ".
Le fond de cette déclaration commune déterminera le cadre à travers lequel oscillera leur politique pendant tout le mouvement. Au plus fort des mobilisations, l'unité syndicale restera sur le terrain de l'exigence de négociations avec le gouvernement, l'affirmation de la nécessité de la réforme " face aux évolutions démographiques et à la baisse du niveau relatif des retraites … " qu'elles contesteront à la marge. Leur credo : " La retraite à 60 ans doit demeurer le repère collectif "… est celui affirmé -mensongèrement - par Chirac comme ses ministres ; il place de fait les directions syndicales sur le terrain choisi par le gouvernement en renonçant par avance à défendre les 37,5 annuités pour tous.
Il semble alors à bon nombre de militants syndicalistes et de travailleurs que le gouvernement va réussir à imposer sa politique sans susciter de réaction de la classe ouvrière.

Le vote " non " des salariés d'EDF du 9 janvier, une première rupture du consensus
Le 9 janvier, les salariés d'EDF, sont appelés à se prononcer sur leur régime spécial de retraites, premier pas vers l'ouverture du capital. Denis Cohen, responsable CGT de la fédération de l'Energie s'est fortement engagé, en demandant l'organisation d'un référendum à la direction d'EDF (" le relevé de conclusions est le fruit d'une démarche syndicale unitaire et du rapport de force issu de la mobilisation des agents le 3 octobre " et en appelant à voter oui à " l'amélioration de ce régime [qui] permet un financement diversifié des retraites et libératoire pour les entreprises qui pourront ainsi avoir les moyens de se développer ".
En votant majoritairement non, les salariés d'EDF ouvrent la première brèche dans le consensus entre syndicats et gouvernement. Le vote des salariés d'EDF est un encouragement important pour les salariés et les équipes militantes syndicales qui refusent la soi-disant inéluctabilité de la réforme des retraites. C'est aussi un avertissement au gouvernement, au patronat… et aux directions syndicales, tout particulièrement à celle de la CGT. Bernard Thibault qui s'est placé sur le même terrain que Cohen ne peut qu'enregistrer le désaveu d'une politique qui accepte par avance la " réforme " du patronat et du gouvernement.

Les manifestations du samedi 1er février imposent les 37,5 annuités de cotisation pour tous comme revendication unitaire du public et du privé
Les 7 directions syndicales signataires de la plate-forme commune du 7 janvier ont décidé l'organisation d' " une journée nationale de manifestations décentralisées " le samedi 1er février. Le choix d'une journée d'action est celui qu'elles maintiendront tout au long du mouvement pour permettre au mécontentement de s'exprimer dans la rue et se servir de cette pression pour demander au gouvernement des négociations véritables pour faire entendre les propositions syndicales.
Les premières manifestations pour la défense des retraites sont un succès avec entre 500 000 à 720 000 manifestants dans 111 cortèges organisés à l'échelle du pays. Loin des atermoiements syndicaux, les banderoles d'entreprises et les pancartes sont nombreuses à revendiquer les 37,5 annuités. L'unité syndicale a contribué à créer une dynamique qui a compensé l'effet démobilisateur de l'acceptation par avance par les directions syndicales du cadre de la " réforme " fixé par le gouvernement et le patronat. Les manifestants avancent leur propre programme revendicatif pour permettre l'unité des travailleurs du public et du privé en exigeant l'annulation des décrets Balladur de 93, que la gauche revenue au gouvernement s'est bien gardée d'abroger.
Après le " non " des salariés d'EDF, c'est au tour des manifestants de refuser le cadre dans lequel les directions syndicales s'intègrent.
Le gouvernement qui a entendu les manifestants et veut gagner la bataille de l'opinion, lance une campagne : " moins d'actifs, plus de retraités, on fait comment ? ".
Sans en avoir encore pleinement conscience, confortés par l'ampleur des cortèges, les salariés, eux, commencent à rompre le consensus avec le gouvernement de Raffarin.
Pour ceux qui se feront les " militants du mouvement ", enseignants, équipes syndicales, salariés, militants de gauche en rupture avec leurs partis, militants d'extrême gauche, le 1er février pose la question de comment aller vers l'unification des luttes du public et du privé pour construire un rapport de forces qui puisse faire céder le gouvernement.
Deux jours après, Jean-Pierre Raffarin présente les grandes lignes de la réforme devant le Conseil économique et social : " l'esprit de mai, qui a surmonté les soubresauts républicains du printemps dernier, m'engage " ; déclare-t-il, en précisant, " la méthode que nous adopterons est celle de l'information, du dialogue, de la concertation ". A aucun moment, il n'est fait mention de négociations, les directions syndicales seront associées selon un calendrier qui prévoit des rencontres à partir du 6 février, des discussions à partir de mars, des " groupes de travail ", un projet au cours du printemps " avec l'objectif d'un vote au Parlement avant l'été ". Les étapes sont clairement formulées, les directions syndicales acceptent ce calendrier qu'elles ne remettront à aucun moment en cause jusqu'à son terme, le 10 juin, jour de l'ouverture du débat parlementaire.
Le droit à donner un avis est reconnu aux syndicats, les travailleurs, eux, s'exprimeront par la rue.
Alors que pour la fraction la plus déterminée du mouvement, il est clair que seul le rapport des forces pourra contraindre le gouvernement à céder, les directions syndicales se contentent de dénoncer les " ambiguïtés " du discours de Raffarin. Loin de reprendre à leur compte les revendications des 37,5 annuités pour tous, de la retraite à 60 ans à taux plein, du calcul des pensions sur les 10 dernières années, du maintien des régimes spéciaux, qui établiraient clairement la ligne de partage pour ceux qui veulent la lutte, prises à leur propre piège du syndicalisme de proposition, elles s'apprêtent à négocier à la marge : FO reprend certes les 37,5 annuités pour tous mais réclame de vraies négociations, la CGT parle de " prudence du Premier ministre en rapport avec l'ampleur des manifestations unitaires du 1er février " et revendique la validité des années de formation dans le calcul des retraites, la CFDT elle, le départ avant 60 ans pour les salariés qui ont commencé à travailler tôt…
Elles s'inscrivent dans le " dialogue social " qui se met en place avec les consultations du 6 au 13 février avec Fillon, en gardant le cap de l'accord du 7 janvier. Reçus les uns après les autres, Chérèque prend position en faveur de l'augmentation de la CSG, Aschiéri, pour la FSU, parle de discours, " ouvert, sauf sur les 37,5 annuités de cotisation pour le privé " ; le communiqué de la FSU qui rend compte de l'audience dit que " concernant la question de la durée de cotisations pour les fonctionnaires, aucune indication n'a été donnée sur les intentions du gouvernement "… et demande au gouvernement d'être associée au " groupe de travail confédéral ". Thibault, pour la CGT, déclare : " nous n'avons pas levé les ambiguïtés du discours du Premier ministre devant le CES, le 3 février et les dangers que contient le discours ".
La journée du 6 février appelée par le SNES est une nouvelle journée de mobilisation pour la défense des surveillants et des aides-éducateurs, mobilisation commencée depuis le 20 novembre 2002. Le projet Ferry-Darcos sur la décentralisation qui casse le statut de fonction publique de l'EN se conjuguant avec la remise en cause des 37,5 annuités pour le public va déclencher une immense mobilisation des enseignants qui va donner dynamisme et vitalité à la lutte.
Le jeu de dupes entretenu par le gouvernement et les syndicats, source d'interrogations et d'attentisme pour les salariés après les manifestations du 1er février, vole en éclats de par la responsabilité de Fillon lui-même. Dans une interview au Parisien, le 26 février, annonce clairement les intentions du gouvernement : ce seront 40 ans pour le public d'ici 2008. Dans la foulée, il déclare que le gouvernement prépare une remise en cause de la Sécu. Le Duigou, " spécialiste " des retraites à la CGT, déclare : " pour la première fois, les choix gouvernementaux en matière de retraite sont explicites ", FO donne un " carton rouge " à Fillon qui " inaugure mal de la réunion du groupe de travail de vendredi 28 février qui s'avère un simulacre de consultation ".
Le SNES, avec la FSU, le SGEN, la CGT enseignante, donne comme objectif à la mobilisation des assistants d'éducation… des " grèves à répétition " à partir du 10 mars et une manifestation nationale à Paris le 18 mars, veille du passage du texte à l'assemblée nationale. Cela, alors même que le 28 février, lors des Assises des libertés locales, Raffarin annonce le transfert de 110 000 techniciens et ouvriers de service des lycées et collèges vers les collectivités locales, dans le cadre de la loi sur la décentralisation. Il est clair que l'ensemble des personnels de l'Education nationale est attaqué mais les syndicats n'envisagent une réponse que partielle, poussés par les secteurs les plus engagés dans la lutte.
Le même jour à la sortie de la réunion du " groupe de travail confédéral ", Le Duigou déclare : " les représentants des ministres ont clairement indiqué que la négociation porterait bien sur le contenu de la réforme et non sur les seules modalités de mise en œuvre de choix préalablement arrêtés ", il se félicite de ce que " cette réunion a été l'objet d'une clarification et la volonté ministérielle de nous rassurer est évidente ".
Rassurées, les organisations syndicales le sont, d'autant que leur objectif est de gagner du temps pour laisser croire que le contenu de la réforme n'est pas encore arrêté. FO réagit au texte remis par Fillon aux organisations syndicales le 1er avril qui dit qu'il " faut tendre à l'égalité de traitement entre tous les cotisants ", en déclarant " nous considérons ce texte comme un document de travail, nous ne lui attribuerons pas le caractère officiel que vous [le ministre des Affaires sociales] avez souhaité lui donner ".
Lors du congrès de la CGT qui se tient du 24 au 28 mars, Thibault, malgré une contestation qui s'exprime à travers 12,36 % des délégués qui votent contre le rapport d'activité et 12,99 % qui s'abstiennent, évite que soit posée clairement la question des 37,5 annuités. Par contre, la pression des délégués s'exerce dans le sens d'un appel du congrès à une journée de mobilisation le 3 avril.

Du 3 avril au 13 mai, le mouvement se construit autour de la mobilisation des enseignants
A partir du 24 mars, les personnels de l'Education nationale, enseignants, surveillants, aides-éducateurs, ATOS, … des Académies d'Aquitaine et de Paris, ont démarré une grève reconductible jusqu'au 3 avril. Les plus conscients d'entre eux posent le problème de faire le lien entre les attaques de Ferry-Darcos sur la décentralisation et celle de Fillon sur les retraites. A travers la multiplication des débats, des initiatives, le lien va se faire et le mouvement de l'Education nationale va jouer un rôle déterminant.
Le 3 avril est une nouvelle journée de mobilisation importante d'autant que la CFDT n'y a pas appelé. Cette fois-ci, les salariés se sont mis en grève pour participer aux manifestations qui regroupent environ 600 000 manifestants à travers les 116 cortèges organisés dans le pays. La participation de nombreux secteurs du privé est bien réelle malgré le fait que la revendication des 37,5 annuités pour tous n'est pas avancée. Il y a aussi des cortèges de la CFDT. Et c'est aussi le début de l'élargissement du mouvement dans l'Education nationale, comme à la Réunion.
Le soir même, Raffarin déclare : " je tiens bon, j'irai jusqu'au bout, selon le calendrier que j'ai fixé " et annonce le non remplacement à la retraite d'un fonctionnaire sur deux.
Le 22 avril, c'est la fin de la concertation Delevoy-Fillon avec les syndicats qui s'y sont prêtés alors même qu'aucun doute n'était possible sur les objectifs du gouvernement. Réaffirmant qu'une réforme est nécessaire, la CGT, la CFDT, FO, l'UNSA, la FSU appellent à des manifestations unitaires le 1er mai et à une nouvelle manifestation le mardi 13 mai. Deux jours après, Fillon, invité de 100 minutes pour convaincre, confirme que les 42 années de cotisations sont à l'ordre du jour.
C'est à nouveau le mouvement enseignant qui prend l'initiative.
Le mardi 6 mai, il appelle à la grève entraînant, les secteurs qui avaient repris (entre 40 à 60 % de grévistes) et à manifester: Les jeunes enseignants, souvent non syndiqués, parfois proches de l'extrême gauche, jouent un rôle d'entraînement : la pression qu'ils exercent avec d'autres militants combatifs contraint la FSU à soutenir leur mouvement.
Lorsque le 7 mai, Raffarin déclare, " ce n'est pas la rue qui gouverne ", la question est objectivement posée : qui décide de la rue ou du Parlement ? La question sociale redevient la principale question politique, celle du rapport de forces entre la bourgeoisie et le monde du travail pour imposer une autre répartition des richesses et regagner le terrain perdu depuis 20 ans, depuis les années Mitterrand et les gouvernements de cohabitation gauche-droite. Seillière répond au nom des intérêts du patronat : " si la France ne se gouverne pas dans la rue, le Medef vous dit qu'elle s'appauvrit dans la rue ".
Se pose à ce moment-là, le problème de la grève reconductible dans l'Education nationale du fait de la profondeur de la mobilisation et du militantisme des enseignants grévistes. La réponse est une nouvelle journée d'action pour le lundi 19 mai, ce qui est en deçà du niveau de combativité. Certains déjà en grève reconductible, d'autres tout en se considérant comme acteurs du mouvement, reprenant le travail certains jours pour repartir ensuite.
L'enjeu d'une nouvelle étape à franchir devient une réelle préoccupation pour de nombreux militants.
Thibault est obligé d'aborder la question ; sa réponse, il la donne, le 8 mai, dans une interview au Monde, " on ne décrète pas la grève générale devant une assemblée de 2000 personnes… nous nous préparons à cette éventualité " Malgré tout, les directions syndicales sont obligées d'enregistrer la combativité croissante contre les plans Fillon et Ferry. Tout en se gardant bien d'appeler à leur retrait, CGT-UNSA-FSU se prononcent pour une manifestation nationale à Paris le dimanche 25 mai, trois jours avant la finalisation du projet Fillon.

Les grèves et manifestations du mardi 13 mai : le mouvement prend conscience de sa force
Multipliant les réunions avec les parents d'élèves, s'organisant en coordinations et intersyndicales, le mouvement enseignant, syndiqués et non syndiqués, permet qu'à travers " les temps forts " des journées d'action, faites dans l'objectif de gagner du temps en lanternant les salariés, se tissent des liens entre les secteurs de l'Education nationale et du public, et ceux du public et du privé. Ces liens permettent dans de nombreuses villes d'organiser des réunions interprofessionnelles où les corporatismes sont bousculés, où l'unité indispensable à l'approfondissement du mouvement prend un contenu concret, souvent en association avec les UL. La combativité des enseignants rend visible, à l'échelle nationale, à travers le contenu de la décentralisation qui prépare le démantèlement du service public et celui de la réforme des retraites, l'enjeu de société. Leur rôle moteur est politique, une nouvelle génération se politise. Leur pression est suffisamment forte pour que le 9 mai, la FSU, dénonçant la " volonté du gouvernement de passer en force ", " invite les personnels à étendre les grèves déjà décidées par les assemblées générales jusqu'au 13 mai,… à décider, le 13 mai, dans les assemblées générales unitaires de reconduire la grève ".
Les manifestations et grèves du mardi 13 mai sont une étape importante.
Ce nouveau " temps fort " dépasse en ampleur le mouvement de novembre-décembre 95 où le 12 décembre avait regroupé le maximum de manifestants, 2 millions. Alors que les syndicats, sourds à ce que la rue exprime, continuent à affirmer qu'une " réforme était nécessaire pour sauvegarder l'avenir de nos retraites ", le 13 est la plus importante mobilisation du mouvement de contestation de la réforme des retraites avec 1 à 2 millions de manifestants dont 150 000 à Paris. La grève est suivie à 80 ou 90 % chez les enseignants, à 70 % aux impôts, à 47 % dans les hôpitaux…Le privé est bien présent, massivement.
L'ampleur du 13 donne confiance et exerce une forte pression sur les directions syndicales dans le sens de la rupture avec la politique de recherche de consensus dans laquelle elles sont engagées. Bien que la revendication du retrait pur et simple des plans Fillon et Ferry ne soit toujours pas mise en avant, le mouvement s'approfondit, prenant confiance dans ses propres forces.
Trois jours plus tard, le 16 mai, la CFDT et la CGC approuvent le texte de réforme des retraites. Et le lendemain, Bernard Thibault, se fait acclamer au congrès du PS à Dijon.
Dès lors, l'unité des directions syndicales, CGT, FO, UNSA, FSU pour contrôler la situation est totale ; Montreuil, siège de la CGT, devient leur quartier général et elles multiplient les déclarations communes dans la ligne de la plate-forme unitaire du 7 janvier.
A nouveau dans la rue, le lundi 19 mai, à 800 000, les manifestants font la démonstration qu'ils ne sont pas affaiblis par la manœuvre de division Chérèque-Fillon, au contraire, de nombreuses sections de la CFDT sont présentes.
Alors qu'il s'agit de continuer à marquer des points, les 7 syndicats cheminots n'appellent à la grève que pour le 3 juin. Prétextant les ponts, en fait, pour éviter une convergence avec les enseignants alors que le mouvement gagne en profondeur, ils déclarent, " si, après le 13 mai, lors du conseil des ministres du 28 mai, le gouvernement refusait encore d'entendre les exigences qui vont à nouveau s'exprimer le 25 et maintenait son projet qui concerne aussi le régime spécial des cheminots, les fédérations appelleraient les cheminots à s'engager dans la grève dont la responsabilité incombera au gouvernement, dès le 3 juin ".

La manifestation nationale à Paris du 25 mai pose la question de la grève générale
Pour les salariés, il est clair que l'ampleur de la mobilisation n'est toujours pas suffisante pour faire céder le gouvernement. Multipliant les rencontres à travers les interpros, les intersyndicales d'entreprises, une large fraction, soucieuse de construire l'unité syndicale à la base et méfiante vis-à-vis des directions syndicales, contribue à obliger celles-ci à aller de l'avant.
Ainsi, la revendication du retrait du plan Fillon est reprise localement par de nombreux syndicats.
L'initiative d'une manifestation centrale à Paris, malgré le peu d'empressement des directions syndicales à la préparer, est à nouveau un large succès : 300 000 à 700 000 personnes défilent à Paris (chiffre comparable à la manifestation du 1er mai 2002 selon la presse qui minore systématiquement le chiffre des manifestants), des manifestations se déroulent dans de nombreuses villes. Blondel pour FO, cynique vis-à-vis des manifestants, s'adresse à Raffarin, " le passage en force … projetterait le débat au niveau parlementaire donc, il deviendrait politique. Ce n'est pas notre objectif, j'espère et notamment pour ne pas polluer les débats futurs sur l'assurance maladie que le Premier ministre saura le comprendre. "
Deux jours après celle de Paris, celles du mardi 27 mai témoignent toujours de la profondeur du mouvement. Les questions de la grève générale, des revendications, des convergences entre le public-privé sont discutées à la base alors que les directions syndicales n'en parlent que pour faire diversion. Blondel prend position contre la grève générale qui ne pourrait être qu' " insurrectionnelle " ( !) pour quelques jours plus tard, s'en faire le champion et en faire un point de clivage avec la CGT. Quant à Thibault, qui inscrit le mouvement " dans la durée ", il répète à cor et à cri qu'une grève générale ne se fait pas en appuyant sur un bouton, ce qui est indéniable mais n'éclaire pas pour autant sur ce que pourrait être une politique d'ensemble pour la lutte.
Le gouvernement continue à avancer dans la voie du calendrier qu'il a déterminé : le 28 mai, le projet Fillon est présenté au conseil des ministres.
Ferry étant largement discrédité chez les enseignants, Raffarin propulse, le 2 juin, Sarkozy. S'appuyant sur l'inquiétude suscitée par l'approche du Bac le 12 juin, le gouvernement recule - un peu - sur l'application de la décentralisation, pour tenter ainsi une opération de division.
A nouveau, les manifestations du mardi 3 juin sont immenses : 1,6 million, confirmant le 13 même si le nombre des manifestants est en deçà. Des secteurs de la SNCF partent en grève reconductible.

Avec l'ouverture du débat au Parlement le 10 juin, les salariés n'ont pas le rapport de force politique pour en contester sa légitimité
Avec l'ouverture du débat au Parlement, le défi à relever pour le mouvement est celui de la rupture avec les illusions parlementaires et le respect des institutions. Pour être en situation d'en contester la légitimité, il y a besoin de se forger la claire conscience que, quel que soit le gouvernement, il est vital que la pression de la rue s'exerce pour défendre les intérêts du monde du travail et de la collectivité au risque d'un affrontement avec l'appareil d'Etat.
La barre est haute : même si le mouvement a accéléré la politisation, si les salariés ont à chaque étape poussé les directions syndicales là où elles ne voulaient pas aller, si les clivages public-privé ont été en partie franchis, l'intervention spontanée des manifestants n'a pu dépasser la barrière parlementaire.
Le 10, ce sont encore 1,5 million de manifestants qui sont dans la rue, le 19, ils sont encore très nombreux.
La prise de conscience du rôle joué par les confédérations s'exprime au meeting organisé à Marseille le 12 juin où Thibault est hué. Blondel y défend démagogiquement l'idée de la grève générale… au moment même où le rapport de force ne la permet pas. Leur alliance pour gagner du temps jusqu'aux échéances gouvernementales se manifeste clairement à travers le lancement d'une pétition initiée par la CGT, FO, l'UNSA, la FSU, adressée aux députés et sénateurs pour " donner l'occasion aux salariés d'exprimer leurs exigences revendicatives… ".
N'ayant jamais fixé l'objectif d'une politique générale pour le mouvement, elles veulent le ramener en arrière et faire accréditer le contenu de la plate-forme commune du 7 janvier.
Dès lors, la mascarade parlementaire occupe le devant de la scène. Les députés du Parti communiste qui ont avalisé la politique passée de Jospin y chantent l'Internationale. Ceux du Parti socialiste votent avec la droite l'article 10 qui porte de 60 à 65 ans l'âge à partir duquel un patron peut mettre d'office un salarié à la retraite…

Faire vivre les acquis du mouvement
La loi Fillon est votée le 3 juillet : les cotisations du public seront alignées sur celles du privé d'ici 2008, 41 ans seront imposés à tous d'ici 2012 pour aller à 42 ans d'ici 2020. Le gouvernement a marqué un point important en donnant satisfaction au Medef.
Mais le mouvement de mai-juin représente une étape importante qui comptera pour la suite. Il a gagné la bataille de l'opinion en posant publiquement la question du partage des richesses. Il a contribué à une politisation, fruit des initiatives des salariés qui ont vérifié, à travers même les limites du mouvement, la nécessité de se donner les moyens de contrôler leur propre lutte.
Et la grève générale à partir du 8 juillet des intermittents du spectacle est la continuation du mouvement contre la réforme des retraites et la décentralisation. Il maintient l'agitation, lui donne une dimension contestatrice de l'ordre établi, plus politique et recueille une large sympathie parce qu'il révèle là encore que tout est marchandise.
Les formes démocratiques du mouvement y trouvent un prolongement plus achevé, qui souligne le dynamisme, la solidarité, l'efficacité qui en résultent.
La nécessité d'une riposte d'ensemble s'impose, il faut la préparer en saisissant toutes les occasions d'en discuter. Le mouvement de mai et juin n'a pu gagner, le gouvernement a marqué un point. Il apparaît clairement que les directions syndicales et pas seulement la CFDT en portent la responsabilité. Il apparaît aussi que les salariés n'étaient pas prêts à un affrontement inévitable avec le patronat, son gouvernement et son Etat.
C'est à cet affrontement qu'il faut préparer les militants les plus engagés dans le mouvement pour qu'ils unissent et coordonnent leurs forces pour que les travailleurs puissent diriger réellement leur lutte.
Les révolutionnaires dans cette préparation ont un rôle important à jouer à condition cependant qu'ils soient capables de se mettre à l'école du mouvement pour surmonter les corporatismes politiques, c'est-à-dire le sectarisme.
Un nouvel espoir est né, il nous impose de nous dégager du passé pour préparer l'avenir, construire l'unité.

Valérie Héas