Débat militant
Lettre publiée par des militants de la LCR
n°35
11 septembre 2003

Sommaire :

Les acquis du mouvement ou faire la politique des luttes

Parasitisme de la finance, l'exemple d'Alstom

Pour contribuer à l'essor du mouvement féministe dans le monde du travail


Les acquis du mouvement ou faire la politique des luttes

Les exagérations médiatiques, les surenchères d'un radicalisme volontariste et proclamatoire comme les métaphores liées à la canicule nous promettaient une rentrée " brûlante " comme si l'enthousiasme du mouvement pouvait effacer la réalité des rapports de forces, les conséquences de l'échec. Les choses sont plus complexes et méritent discussion sur les moyens de créer les conditions politiques de la prochaine étape du mouvement.
Dans un éditorial intitulé " Le " revival " de l'extrême-gauche " l'éditorialiste des Liaisons sociales écrit : " pour parler de rentrée encore aurait-il fallu qu'il y ait une sortie. Or depuis le printemps la France vit dans un état d'agitation permanente, les mouvements sociaux s'enchaînent les uns derrières les autres… "
Au-delà du mythe d'une rentrée explosive, la réalité est bien là : une vague de contestation sociale et politique agite les classes populaires. " Le réveil de la gauche radicale et la séduction qu'exerce son discours simpliste n'aident pas à la pédagogie de la réforme. " poursuit le même éditorial. Il pose, au-delà de son hostilité à l'égard de l'extrême-gauche, le problème dans toute sa dimension politique et éclaire en même temps la véritable nature des acquis du mouvement, acquis politiques.
Il convient d'abord de noter que les proclamations ont un double effet négatif : d'abord elles minimisent l'échec et ses conséquences et ensuite elles gomment les responsabilités politiques des appareils syndicaux comme les véritables acquis du mouvement.
Ces acquis, quant au fond politiques, sont l'expression d'une nouvelle étape dans les ruptures qui s'opèrent dans les consciences avec les appareils syndicaux, leur politique d'adaptation au capitalisme, de trahison des intérêts des salariés et de la population.
Cette rupture s'opère dans une grande confusion produite par la conjugaison de l'effondrement des partis de la gauche gouvernementale, des divisions de l'extrême-gauche, du vote Chirac, de la menace de l'extrême-droite, des multiples facettes de la politique des confédérations syndicales comme de celle du gouvernement.
Elle s'opère en même temps qu'une nouvelle conscience de classe se construit en surmontant progressivement les doutes, les méfiances, le manque de confiance en eux-mêmes des acteurs mêmes du mouvement. La méfiance vis à vis des vieux appareils s'exprime de façon plus générale comme une méfiance vis-à-vis de la politique dont se font l'écho Attac ou José Bové, même si c'est à des degrés différents.
De fait, en cette rentrée, les militants du mouvement se trouvent confrontés aux limites même du mouvement, l'impossibilité devant laquelle il s'est trouvé à se donner une direction alternative à celle des directions syndicales réformistes. La perspective de la grève générale posait et pose cette question d'une direction alternative pour le mouvement lui-même, une direction démocratiquement représentative et capable de poser les problèmes en termes politiques. Cela ne veut pas dire poser la question du débouché politique du mouvement au sens parlementaire du mot. Cela veut dire accepter et donner au mouvement tout son contenu de contestation politique et pas uniquement social, ou, plus précisément, donner à la question sociale tout son contenu politique.
Le gouvernement lui-même mettait le mouvement devant cette nécessité de placer la lutte sur le terrain de la contestation politique, la contestation de la politique des classes dominantes et de leur Etat soumise à la défense de leurs intérêts dans le cadre de la mondialisation financière et impérialiste. Cela est vrai quel que puisse être le gouvernement qui est à la direction des affaires dans le cadre institutionnel et parlementaire.
Les discussions que vient d'ouvrir le gouvernement autour de la question de la réforme de la sécurité sociale reposent le problème dans les mêmes termes. Et les directions des grandes confédérations syndicales se prêtent au jeu dans le cadre de la même politique de concertation sociale alors que ce sont les intérêts du patronat qui en déterminent le cadre comme le calendrier.
Le mouvement a représenté un pas en avant considérable dans le rejet de cette politique, c'est là son acquis principal. Les pas en avant faits dans le sens de l'auto-organisation, de la démocratie dans et par la lutte sont les conséquences de ce rejet, d'une crise de confiance entre les salariés et les directions syndicales, pendant de la crise du 21 avril. Chacun s'accorde à valoriser les interpros, les collectifs, toutes les structures qui expriment un besoin de prise en charge de la lutte par ses propres acteurs, de démocratie comme une des principaux acquis de l'expérience de mai-juin. Beaucoup partagent la volonté de perpétuer l'existence de ces structures, la question est comment ? Dans quel objectif et quel rôle ?
La réponse à ces questions n'est pas une simple pétition de principe en faveur de la démocratie. La démocratie n'est pas une question abstraite mais bien sociale et politique.
Consolider les acquis démocratiques du mouvement suppose renforcer les prises de conscience qui se sont opérées pour discuter des réponses à apporter aux limites du mouvement, aux raisons de son échec.
Ses limites sont de ne pas avoir pu ou su voir en toute lucidité la politique des grandes confédérations comme des appareils syndicaux afin d'en tirer les conclusions pour exercer une pression plus forte sur les organisations syndicales, voire se donner les moyens de centraliser les organes d'auto-organisation.
Dire cela ne signifie pas concevoir les organes de démocratie du mouvement comme des instruments hostiles aux organisations syndicales, mais les concevoir comme des organes de front unique de l'ensemble des organisations ouvrières dans et pour la lutte.
Des organes de front unique permettent la confrontation des politiques, leur libre discussion, les initiatives tant locales que nationales. Ils ont pour fonction de préparer un mouvement d'ensemble en permettant d'unir la classe des salariés en tenant compte des différents niveaux de conscience, de mobilisation pour mettre en œuvre une politique visant au regroupement de l'ensemble des forces.
La grève générale, c'est la mobilisation de l'ensemble des salariés brisant les divisions corporatistes, professionnelles, politiques pour formuler leurs propres exigences et les imposer à la bourgeoisie. Les salariés ont les moyens d'imposer leur volonté même si le rapport de force ne leur permet pas encore d'imposer leur propre réponse politique, c'est à dire un gouvernement qui les représente réellement et directement et se soumet, comme l'Etat, à leur contrôle.
Nous ne sommes pas des adeptes du grand soir, tout ou rien. Le rapport de force se construit. Bien sûr, si la lutte atteint un tel degré d'acuité, de fait, se trouve posée la question du pouvoir mais le rapport de force peut se concrétiser de bien des façons que personne n'est en mesure de prévoir. Et, quoi qu'il en soit, les salariés n'ont aucune raison d'attendre que le rapport de force leur soit entièrement favorable pour exercer leur pression, ce qui reviendrait à abdiquer de… changer ce rapport de force. Ils ont encore moins de raison de remettre leur sort à un gouvernement qui ne serait pas leur représentation directe, en rupture avec l'ordre capitaliste.
Au stade actuel du développement des luttes, la question du débouché politique n'est pas la question du gouvernement mais bien celle de construire une nouvelle conscience politique au sein du monde du travail.
Concrètement, cela signifie que si nous voulons que les acquis du mouvement soient préservés, renforcés, mis en situation de féconder le mouvement, il faut qu'ils se structurent, qu'ils s'organisent pour se constituer en une force politique nouvelle représentant réellement les intérêts des travailleurs.
L'émergence de cette force nouvelle est inscrite dans les évolutions qui ont marqué les luttes de classe depuis que s'est affirmé en 95 leur renouveau. Depuis 95, les progrès de l'extrême gauche politique se conjuguent avec les progrès de l'extrême gauche sociale, les progrès de la contestation électorale avec ceux de la contestation politique parallèlement à l'effondrement su social-libéralisme et de son flanc gauche le PC.
Le lien entre les deux, c'est l'émergence d'une nouvelle conscience de classe, politique, sous les effets de la mondialisation financière et impérialiste.
Cette nouvelle conscience se débat à travers mille problèmes politiques, conflits entre ses propres faiblesses et illusions et sa lucidité nouvelle sur les rapports de classes, les rapports politiques. Elle a du mal à mesurer sa propre influence alors qu'elle bouleverse la donne politique comme le notait non sans aigreur l'éditorialiste de Liaisons sociales. Elle fait sa propre expérience, apprend, s'éduque, corrige en marchant ses propres erreurs, aiguise son regard sur les appareils, les hommes politiques, le patronat pour se forger une véritable conscience de classe, révolutionnaire.
Nous ne connaissons pas les rythmes des évolutions à venir pas plus que le calendrier des luttes sociales. Mais nous savons que les capacités des salariés d'inverser le rapport de force dépendent de leur degré de conscience politique et d'organisation.
Faire des acquis du mouvement de mai-juin un point d'appui pour préparer une riposte d'ensemble, c'est aider à l'approfondissement des évolutions en cours, à l'émergence d'un nouveau parti des travailleurs. C'est la tâche essentielle des mois à venir. Les campagnes électorales qui marqueront le début de 2004 y seront consacrées, l'unité qui s'amorce à cette occasion entre notre organisation et Lutte ouvrière en sera un des instruments.
Nous avons devant nous une vaste bataille sociale et politique et les mauvais coups ne nous seront pas épargnés. On le voit aujourd'hui avec les litanies sur les symétries entre l'extrême droite et l'extrême gauche, véritables mensonges, calomnies. L'extrême droite se nourrit de ses mille liens avec la droite et l'Etat. Mitterrand, pour diviser la droite, a fait, en 1986, à Le Pen le cadeau d'élections législatives à la proportionnelle. Non content de favoriser son influence en menant une politique de droite, la gauche a offert à Le Pen une tribune parlementaire, juste le temps de le lancer.
L'extrême gauche, elle, est en butte à l'hostilité de ceux qui ont renié les idées du socialisme et du communisme comme des appareils syndicaux et s'oppose à la droite et à l'extrême droite. Mitterrand avait fait le cadeau de la proportionnelle à Le Pen, Chirac Sarkozy remanie la loi électorale pour essayer de nous empêcher d'avoir des élus.
Mais nous avons une force imparable, notre fidélité aux intérêts du monde du travail, à la vérité.
Yvan Lemaitre


Parasitisme de la finance, l'exemple d'Alstom

Depuis lundi 8 septembre, la Commission européenne, par le biais des services chargés de la concurrence, semble s'opposer en partie au plan d'aide financière du gouvernement français à Alstom. Des déclarations se succèdent, plus ou moins contradictoires, certains commissaires européens soutiennent l'aide à Alstom, d'autres refusent que l'Etat s'engage autrement que par des prêts à courts termes, d'autres veulent attendre les résultats d'une enquête qui doit commencer mercredi 17 septembre. Bref, difficile de dire précisément ce que vont faire la Commission européenne et le gouvernement à propos d'Alstom. Ces valses-hésitations plus ou moins tendues révèlent les contradictions de la construction européenne. De plus en plus, la crise impose aux Etats européens de sortir du cadre qu'ils s'étaient eux-mêmes fixés à Maastricht. Les gouvernements enfreignent les règles qu'ils avaient présentées comme indispensables au fonctionnement de l'économie.
Alors quand l'Etat français intervient directement pour redonner du capital à Alstom, la presse s'interroge : " Comment le gouvernement libéral de Jean-Pierre Raffarin a-t-il pu se laisser entraîner à financer une partie du sauvetage d'une entreprise privée ? " demande Les Echos au lendemain de l'annonce du plan de Francis Mer (mercredi 6 août). Est-ce une nouvelle politique industrielle de l'Etat ? le retour des nationalisations ? Le gouvernement est-il en train de tourner le dos au libéralisme ? Les journaux qui ont posé ces questions avaient pourtant les réponses sous les yeux : des milliers d'entreprises font faillite et le gouvernement les laisse jeter à la rue des dizaines de milliers de travailleurs. Et pour Mer, le " sauvetage " d'Alstom doit s'accompagner obligatoirement de la poursuite des plans de suppressions d'emplois.
Ces questions faussement naïves voudraient accréditer l'idée qu'il y aurait une alternative possible dans le cadre de ce système : capitalisme libéral contre capitalisme keynésien, la gauche réformiste ayant contribué à faire croire que le second était plus social que le premier. En réalité, si parfois les interventions de l'Etat dans l'économie se sont faites en faveur de la population, c'est uniquement quand le rapport de forces a permis aux salariés d'imposer des droits sociaux ou démocratiques à la bourgeoisie, comme par exemple dans l'après-guerre. Et c'est bien la seule intervention de l'Etat que combattent les libéraux, celle qui peut se faire en faveur des salariés, sous leur pression. La fantasmagorie d'un " libéralisme pur ", d'un capitalisme sans intervention de l'Etat, n'est qu'une réaction à cette période, l'arme idéologique d'une bourgeoisie en lutte pour inverser le rapport de forces… et qui a utilisé pleinement son Etat pour y parvenir.
Au moment où certains aimeraient cantonner la contestation sociale dans les limites d'un " anti-libéralisme " qui ne remet pas en cause le système, l'histoire du groupe Alstom qui a profité tantôt des politiques libérales de l'Etat, tantôt de son interventionnisme, montre clairement que la bourgeoisie sait exiger de l'Etat qu'il se soumette à ses intérêts, de quelque façon que ce soit.

Premier objectif de l'Etat, éviter la catastrophe pour le système bancaire, injecter du capital pour faire tourner la machine à profits
Mer l'a dit lui même : " je n'ai pas l'intention de créer un précédent ni de revenir à la politique industrielle du passé ". Voilà pour rassurer l'opinion libérale. D'ailleurs, le " plan de sauvetage " ne consistera aucunement à préserver des emplois. Il ne s'agit que d'assurer au capital ses revenus, les plans de suppressions d'emplois en cours seront maintenus.
Le gouvernement se veut " pragmatique ", il ne fait que se soumettre aux volontés des financiers… qui ont préparé la ruine d'Alstom. C'est Pébereau, président de la BNP, qui a lancé l'appel au secours, au moment où des groupes d'assurances américains faisaient connaître leur volonté de ne plus couvrir Alstom. Un autre banquier français a appuyé dans le même sens : " si Alstom saute, c'est tout le système bancaire français, incapable de récupérer ses créances, qui va être mis à mal ".
Les banques françaises sont doublement impliquées par les prêts bancaires et comme principales actionnaires du groupe. La BNP-Paribas est ainsi engagée pour 1,7 milliard d'euros, le Crédit Agricole-Crédit Lyonnais pour 1,2 milliard, la Société générale et le CIC pour 1 milliard chacun. Un dépôt de bilan d'Alstom provoquerait pour ses banques une perte sèche difficile à supporter.
Le plan prévu (2,8 milliards au total) montre bien les différents canaux par lesquels l'Etat alimente des groupes privés. Sur les 600 millions d'euros d'actions qui seront émises, l'Etat en achèterait 300 millions (31,5 % des titres de propriété). Il ferait aussi un prêt sur le long terme de 200 millions, accompagné d'un prêt de 1,1 milliard par 30 banques. Autre type d'intervention, il se portera garant pour 65 % des 3,5 milliards d'euros accordées par ailleurs par les banques à Alstom. Pour la trésorerie immédiate, l'Etat, par le biais de la Caisse des dépôts et consignation, fournit 300 millions, tandis que les banques en fournissent 300 autres. Enfin, par l'intermédiaire de Gaz de France, il assure un nouveau marché à Alstom en commandant deux navires méthaniers.
Financement direct, prêts, marché public… cette injection énorme d'argent public dans le groupe est un apport de capital dont le groupe et les banques chercheront à tirer le maximum de plus-value. Pour y parvenir, ce plan sera accompagné de restructurations et de la poursuite des licenciements en cours, dans un groupe déjà fortement touché depuis quelques années. Sur 110 000 salariés (75000 en Europe, 25000 en France), 10 000 suppressions d'emplois ont déjà eu lieu en 2000 dans le secteur énergie, suite au rachat du concurrent ABB. Au printemps 2003, le groupe annonce 3000 suppressions supplémentaires sur les 10000 en Europe dans le même secteur énergie. Dans le secteur ferroviaire, Kron, le PDG, annonce fin mai qu'il veut doubler son " taux de profitabilité " pour atteindre 7 % et donc réduire les effectifs, au moment où la SNCF va commander 800 locomotives. Voilà le fameux sauvetage.

L'intervention de l'Etat dans l'industrie, une succession de cadeaux pour la finance
Philippe Jaffré, ancien PDG d'Elf devenu directeur financier d'Alstom, prétend que " c'est une bonne affaire pour l'Etat : il pose sa signature et dans quelques années, il la retire et encaisse ses bénéfices ". En réalité, il reconnaît lui-même que l'aide de l'Etat " nationalise le risque ". En " investissant " dans Alstom, le gouvernement utilise l'argent collectif pour satisfaire les intérêts privés des financiers à la tête d'Alstom, alors que ceux-ci ont tellement parasité le groupe industriel qu'ils sont incapables d'en tirer plus sans cette aide étatique.
Toute l'histoire d'Alstom est d'ailleurs celle d'un groupe industriel qui a prospéré à l'abri de l'Etat. A l'origine, on trouve en 1898 la création de la Compagnie Générale d'Electricité qui se développe au moment de la 2ème révolution industrielle en profitant des commandes d'Etat pour développer l'utilisation de cette nouvelle énergie.
A la suite de fusions et de rachats dans la première moitié du 20ème siècle, le groupe va élargir sa production, tout en restant dans le créneau de fournisseur des marchés publics (locomotives, wagons, TGV, pour la SNCF et la RATP, turbines et centrales pour EDF), les commandes de l'Etat français servant de vitrine pour obtenir des marchés dans d'autres pays.
Quand les propriétaires du groupe ont été incapables d'investir à hauteur suffisante pour rétablir les profits ébranlés par la crise des années 70, c'est l'Etat qui a pris le relais, par le biais de la nationalisation en 1982, par le gouvernement Mitterrand-Mauroy, en même temps que quatre autres grands groupes industriels : Thomson-Brandt, Rhône-Poulenc, St-Gobain-Pont-à-Mousson, Péchiney-Ugine-Kuhlman. Dans les années 70, dans le cadre du Programme commun, le PS et le PC menaient une discussion sur le nombre nécessaire de nationalisations, présentées comme une mesure de gauche. En réalité, l'objectif était de moderniser un appareil de production peu compétitif, en pleine crise, alors que la bourgeoisie se refusait à investir. L'Etat allait prendre en charge l'investissement, la modernisation, mais aussi les licenciements, les restructurations pour faire des économies.
Ces nationalisations n'ont rien à voir avec des incursions dans la propriété privée. D'ailleurs, ce qui importe à la bourgeoisie financière, ce n'est pas la propriété formelle des entreprises, mais c'est la rente, le revenu du capital. De ce point de vue, le rachat par l'Etat de ces cinq groupes qui s'est élevé à 40 milliards de francs de l'époque (3,5 milliards pour la CGE) fut un beau cadeau, un apport d'argent frais, disponible immédiatement pour être investi dans la finance ou des secteurs plus rentables. Ce qui n'a pas empêché bien sûr quelques patrons de crier au scandale, comme Ambroise Roux, PDG de la CGE qui démissionna.
La bourgeoisie reçut un deuxième cadeau, ce sont les 50 milliards de francs injectés par l'Etat entre 1982 et 1985 dans ces cinq groupes pour les moderniser, ce fut autant de commandes pour des entreprises privées dans le secteur des moyens de production.
Du côté des travailleurs, les illusions dans les nationalisations semées par le PS et le PC vont peu à peu se transformer en démoralisation, c'est le gouvernement du " changement " qui assumait les restructurations, qui réduisait les effectifs, avec l'appui des confédérations syndicales.
Quand en 1987, les privatisations du gouvernement Mitterrand-Chirac commencèrent, le rapport de forces ne permettait déjà plus aux salariés de s'y opposer. D'ailleurs, la gestion nationalisée n'avait pas montré pourquoi il aurait fallu la défendre. Ce fut le troisième grand cadeau à la bourgeoisie, car les entreprises ont été notoirement vendues en dessous de leur valeur (CGE pour 18 milliards de francs). Ces privatisations, faites à l'époque à grand renfort de publicité payée par les groupes eux-mêmes, ont servi aussi à attirer sur le marché boursier les économies de milliers de gogos, permettant dans les années qui ont suivi une nouvelle concentration de capital entre les mains des groupes financiers.
Pendant toute cette période, l'intervention de l'Etat par le rachat ou la privatisation a essentiellement consisté à mettre du capital frais à la disposition des financiers.

Les financiers dépouillent Alstom
Les années 90 sont marquées par le boom du libéralisme dans le cadre de la mondialisation. Bien sûr, la CGE vit toujours autant des commandes d'Etat, et les requins de la finance vont essayer de tirer le maximum du groupe industriel. C'est l'époque des fusions, participations, accords avec General Electric Company, Fiat, Framatome et bien d'autres. Le groupe change de nom. La CGE devient Alcatel-Alsthom puis Alcatel quand les financiers décident de se débarrasser d'Alstom.
Dans le montage financier du groupe, Alcatel et Marconi (ancien GEC) sont actionnaires à 50 % chacun. Avant la vente en Bourse d'Alstom en 1998, les deux actionnaires décident de se débarrasser de la Cegelec, une autre entreprise du groupe, en la faisant racheter par Alstom. Ils fixent le prix à 1,5 milliard, Alstom n'en retirera que 756 millions quand il la revendra en 2001. Alcatel et Marconi ponctionnent aussi 1,2 milliard d'euros dans les caisses d'Alstom juste avant la vente en Bourse. Les actionnaires d'Alcatel et Marconi sont deux fois gagnant. Les gogos achètent les actions d'un groupe dépouillé par plus gros qu'eux. L'action d'Alstom achetée 29 € en 1998 perdra 95 % de sa valeur et oscille aujourd'hui entre 1,5 et 2 euros.
Dépouillé, le groupe sous la pression des banques et des financiers multiplie les investissements à risques.
Dans le secteur énergie, il rachète pour 5 milliards ABB, un concurrent fabriquant de turbines de centrales électriques, dont il espère s'approprier de nouvelles technologies… qui s'avéreront défaillantes. Les anciens actionnaires d'ABB se frottent les mains.
Dans le secteur maritime, Alstom s'était porté caution pour un de ses propres clients, Renaissance Cruises, afin de s'assurer une commande de 8 paquebots de croisières de luxe. Le 27 septembre 2002, le client fait faillite, les actions d'Alstom perdent 27 % en un jour.
C'est toute cette politique parasitaire pour dégager des profits immédiats et satisfaire les financiers qui a amené Alstom au bord du dépôt de bilan. Les banques, qui aujourd'hui réclament l'aide de l'Etat, ont mené cette politique, par le jeu des participations croisées dans les conseils d'administration, leurs représentants ont entériné toutes les décisions prises par Bilger, le PDG de cette époque, celui dont la presse a récemment parlé, car il a eu " l'honneur " de ne garder que 1 million d'euros et 170 000 actions d'Alstom, sur les 5,1 millions qui lui étaient promis.

Mer au secours de l'intérêt collectif… des bourgeois
Alors si Mer a décidé l'intervention de l'Etat, c'est qu'il n'y avait plus le choix, tant le groupe a été saigné par les financiers. Quand il prétend qu'" Alstom est une grande entreprise très saine qui fabrique des produits dont nous avons tous besoin " et que " l'Etat … décide d'agir au nom de l'intérêt collectif ", il révèle très clairement que pour lui, l'intérêt collectif est celui des actionnaires. Il n'y avait pas d'autres solutions pour que la bourgeoisie financière puisse poursuivre sa tonte des coupons, son parasitisme.
L'intervention de l'Etat dans Alstom, contrairement à ce que pourraient faire croire certains anti-libéraux de gauche qui soutiennent le gouvernement, n'a rien à voir avec une mesure sociale. Au contraire, c'est la poursuite du financement des intérêts privés par la collectivité. Les salariés ne s'y sont pas trompés, eux qui manifestaient récemment pendant une AG des actionnaires pour dénoncer le dernier plan social, n'ont pas crié de joie à cette annonce. Ceux qui se réjouissent ce sont les financiers, comme l'a dit un banquier : " Tout risque de liquidation à court terme est désormais éliminé. Le groupe va pouvoir honorer ses échéances de remboursement de 2003 et 2004 ".
Franck Coleman


Pour contribuer à l'essor du mouvement féministe dans le monde du travail

La lutte des femmes pour leur émancipation est indissociable du combat pour la transformation révolutionnaire de la société. La mondialisation capitaliste, en jetant des millions de femmes dans l'arène de l'industrie et des services et en les attaquant plus durement par les licenciements, la précarité, a créé les conditions pour une renaissance du mouvement féministe dans les milieux populaires. A la marche mondiale des femmes de 2000 a répondu en écho celle des femmes des quartiers le 8 mars dernier. En dénonçant " le débat sur la parité vécu d'aussi loin que les soldes de chez Hermès ", elles ont montré que les combats d'une grande partie du mouvement féministe de ces dernières années ne répondaient pas à leurs attentes. Indépendamment des réponses qu'elles apportent, des sollicitations politiques dont elles font l'objet, elles ont eu le mérite de poser de vrais problèmes, conséquences des évolutions et des transformations qui ont eu lieu au sein même du monde du travail.
Leur mouvement est précurseur d'un nouvel essor de la lutte des femmes qui s'inscrit dans la renaissance du mouvement ouvrier qui s'engage.
Comment les révolutionnaires peuvent-ils aider à ce renouveau des luttes des femmes ? Ce renouveau n'exige-t-il pas un renouveau politique, un retour aux conceptions transmises par le marxisme ? Quels liens entre le mouvement pour l'émancipation des femmes et le mouvement social ? Ces questions pratiques, concrètes, ne peuvent se contenter des réponses toutes faites héritées de la période antérieure, elles exigent un retour critique…

Des conditions objectives qui façonnent une nouvelle conscience
Actuellement, des femmes de milieux populaires s'organisent, s'investissent plus nombreuses dans les luttes du monde ouvrier. Des grèves longues et dures comme récemment celle des femmes immigrées du groupe ACCOR en sont un révélateur, de même que l'investissement de beaucoup de femmes dans le mouvement de ce printemps et de cet été.
" Les femmes des milieux populaires doivent surmonter beaucoup plus d'obstacles pour briser leurs chaînes ", écrivaient les marcheuses des quartiers, " la violence faite aux femmes ne s'arrête pas aux agressions physiques, sexuelles ou morales, c'est également une violence économique ". Payées 27 % en moyenne de moins que les hommes, plus nombreuses au chômage ou pauvres, occupant 85 % des temps partiels en France : c'est bien l'exploitation des femmes dans la société capitaliste qui est à la base de leur oppression. Les 35 heures sans embauches n'ont fait que dégrader leurs salaires et conditions de travail. Avec la réforme, leurs retraites déjà inférieures à celles des hommes du fait des postes occupés et des congés maternité, vont baisser encore. C'est sur elles que reposent presque toutes les charges de famille : 86 % des parents de familles monoparentales sont des mères avec des allocations misérables. Les gouvernements les incitent à s'occuper des enfants, voire à s'arrêter de travailler pour les élever. Cela a été le cas en 1994 avec l'instauration de l'APE pour le 2ème enfant qui a conduit le taux d'activité des femmes de 2 enfants et plus de 70 % à 40 % et aujourd'hui avec la réforme qui facilite l'AFEAMA -allocation encourageant les femmes plus favorisées à employer quelqu'un- tout en supprimant le Fonds d'aide à la petite enfance destiné à créer des crèches collectives.
Avec l'offensive contre les classes populaires des 20 dernières années, la condition des femmes se dégrade aussi sur le plan des libertés, en particulier dans les milieux immigrés, par un poids accru des intégristes partisans du port du voile.
L'aggravation de leurs conditions de vie et de travail, la gestion des affaires par les libéraux de droite comme de gauche ont entraîné des prises de conscience et des ruptures qui s'expriment aujourd'hui dans un renouveau de mouvements féministes qui ne se situent plus sur le terrain du féminisme radical, comme en partie des mouvements comme " Ni putes ni soumises ".

L'oppression spécifique des femmes a sa source dans la société de classes qui conduit à l'exploitation capitaliste
Si l'oppression économique des femmes s'intensifie, leur exploitation en tant que femmes aussi.
Elle a son origine dans la " défaite historique de la femme ", selon l'expression d'Engels, c'est-à-dire depuis que, la société étant devenue capable de produire plus qu'il n'était nécessaire pour seulement survivre, le surplus produit fut accaparé par quelques uns, créant la propriété privée des biens puis des personnes, et, en premier lieu, de l'homme sur sa famille. Elle est née avec les sociétés de classe, avec l'exclusion de la sphère publique de la production de la femme dans un premier temps par le mariage monogamique, l'instauration de la propriété privée et de la morale qui la justifie. Engels écrivait ainsi dans l'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat : " La première opposition de classe qui se manifeste dans l'histoire coïncide avec le développement de l'antagonisme entre l'homme et la femme dans le mariage conjugal, et la première oppression de classe, avec l'oppression du sexe féminin par le sexe masculin ".
Considérées comme mineures parce que femmes et quelle que soit leur classe, elles ont été pliées à des comportements dits " féminins " de soumission, de censure de la personnalité, traitées en objets, prostituées... C'est aussi dans leur couple, au foyer conjugal que les femmes sont, avec les enfants, le plus souvent victimes de violences comme vient de le montrer la mort sous les coups de son compagnon de l'actrice Marie Trintignant. Même privilégiées et d'autant plus qu'elles le sont, elles sont considérées comme des potiches faites pour plaire aux hommes voire faciliter leurs affaires (voir l'affaire Elf). Toutes ces formes d'oppression ont été analysées, dénoncées par le féminisme radical, cela a été son rôle progressiste car il partait de constats matérialistes.
Les contradictions du capitalisme, et en premier lieu, celle entre la production de plus en plus sociale, collective et son appropriation privée par de moins en moins de capitalistes, créent paradoxalement des transformations dans les conditions de vie et les consciences des opprimés qui favorisent l'émancipation économique des femmes. En particulier, l'arrivée massive des femmes dans l'arène de la production sociale, à la fin de la 2ème guerre mondiale, puis au début des années soixante. Mais, dans le cadre du capitalisme et de la propriété privée, la possibilité de gagner sa vie indépendamment de l'homme, à l'extérieur du foyer, de se procurer des objets manufacturés, est devenu un puissant facteur d'exploitation. Elle n'a pas fait disparaître les rapports de domination des femmes des sociétés de classe antérieures, au contraire.
En même temps que le développement des forces productives capitalistes a permis que la société, l'Etat, prennent en main toute une série de tâches domestiques auparavant dévolues à la femme, cette société, cet Etat au service des capitalistes ne déchargent ni la femme ni l'homme du fardeau des tâches domestiques. Les moyens matériels, techniques, l'organisation sociale existent. Mais, et c'est encore plus visible en période de crise, l'Etat se désengage de plus en plus par la diminution des services publics (exemple de la fermeture de maternités de proximité jugées non rentables par les critères des ARH de Juppé, etc…). C'est la misère matérielle et morale pour bien des couples qui en découle.
Or, il n'y a pas de retour en arrière possible : la production est aujourd'hui sociale et mixte comme elle ne l'a jamais été, même si l'oppression des femmes fait qu'elles sont cantonnées dans 30 métiers majoritairement contre 300 pour les hommes ! Le progrès économique et social obtenu au prix de résistances et luttes constantes, accéléré par la révolution industrielle, élargi à toute la planète, fait qu'aujourd'hui la femme n'est plus le " citoyen passif " d'après la Révolution française ! C'est le combat social qui a instauré une arène plus démocratique. Les classes dominantes en tirent profit, et elles n'ont pas intérêt à revenir à l'état de sujétion des anciens systèmes, ne serait ce que parce que les femmes sont devenues des consommatrices, que cela nécessite qu'elles accèdent à une certaine autonomie, même financière.
Comme elles demeurent des opprimées, toutes les femmes ont besoin de lutter pour des droits démocratiques leur permettant d'être des individus à part entière. Cela d'autant plus que la société s'enrichit, que l'horizon humain s'élargit. C'est dans les périodes où les femmes ont été le plus nombreuses à quitter la production domestique pour entrer dans la production sociale que les mœurs ont le plus évolué et qu'il leur a été possible d'imposer des lois en leur faveur, malgré toutes leurs limites, comme, par exemple, à la veille de la 1ère guerre ou dans les années 1970. Ce sont aussi les périodes où le mouvement féministe s'est le plus développé. C'étaient des périodes de relatif progrès économique et social. Il a imposé des avancées, des libertés durement acquises, en butte à bien des pressions sociales et de préjugés, y compris chez les femmes éduquées en fonction de ceux ci.

Chaque progrès des droits des femmes s'intègre dans le progrès général des opprimés
Mais là où les femmes bourgeoises s'arrêtent, dans la reconnaissance de leurs droits en tant que femmes, droit à la libre disposition de son corps, droits civiques égaux à ceux des hommes, les femmes exploitées ont besoin de s'appuyer sur ces droits pour aller plus loin, pour abattre le système d'exploitation qui en fait des esclaves avec leurs compagnons de travail hommes.
Les premiers à se revendiquer féministes furent les socialistes utopistes Charles Fourier et Flora Tristan. Flora Tristan était une ouvrière mariée à son employeur et qui, en 1832 revendiqua et imposa la première son droit au divorce. Une jeune femme issue de milieu modeste, Julie Daubié, auteure de la première enquête sur le travail et la misère des ouvrières et des prostituées, fut la première bachelière en France en 1861. Avec les premières grèves importantes de secteurs féminins dans les années 1870, le Congrès de la 1ère Internationale socialiste trancha difficilement pour leur droit au travail, tant étaient forts les préjugés, mais surtout la peur de la concurrence des femmes et des enfants dans les usines et la révolte contre leurs terribles conditions de travail. Marx, Engels et Lafargue étaient de ceux, peu nombreux à leur époque, qui exigeaient un salaire égal pour un travail égal par la lutte commune des ouvriers des deux sexes.
C'est dans des périodes de luttes révolutionnaires que les conquêtes des femmes ont été le plus importantes dans les textes et dans les faits. Car elles sont alors intervenues en première ligne pour les imposer en pratiquant des incursions parfois violentes dans le domaine de la propriété privée : les femmes du peuple ont ramené de force le Roi à Paris durant la Révolution française, les Communardes, qui n'avaient pas plus qu'elles le droit de vote, se sont armées, comme Louise Michel, ont dirigé des assemblées, des services entiers pour le compte de la population et contre les institutions bourgeoises ; c'est un 8 mars -journée internationale des travailleuses- que la grève générale fut décrétée par les ouvrières de Pétrograd donnant le signal de la révolution de Février… Ce fut ce régime, émanation de la volonté des masses exploitées qui, en 1918, décréta non seulement le droit de vote pour toutes les femmes qui l'avaient d'ailleurs pris en participant activement à la révolution, mais aussi le droit à l'avortement, l'union libre sans accord parental, l'aide de l'Etat pour la mère seule et son enfant jusqu'à l'âge de 17 ans, un programme de crèches et infrastructures collectives pour dégager la femme du fardeau des tâches domestiques ainsi que la suppression du Code pénal du " délit d'homosexualité ". Ces conquêtes furent le produit d'une lutte commune des ouvriers des deux sexes contre l'ancien système de classe élitiste et sa morale dépassée. Cette lutte s'est parfois donnée des structures d'organisation non mixtes, comme par exemple dans la 3ème Internationale à ses débuts, en direction des femmes les plus exploitées de confession musulmane, mais elle n'en faisait ni un préalable, ni un objectif à long terme.
Si le mouvement féministe a parfois trouvé à s'organiser de manière non mixte, s'il a son autonomie, ses luttes demeurent indispensables au mouvement de l'ensemble des exploités, elles sont complémentaires et non opposées à celui-ci. Il est vraiment urgent de rétablir le lien rompu dans la période de recul des 20 dernières années entre le mouvement féministe et le mouvement social, ce lien que revendiquent les marcheuses des quartiers lorsqu'elles disent que " le mouvement féministe a déserté les quartiers ". Pour cela, il lui est nécessaire de faire le bilan de ce recul. Pour le comprendre, partons de la période où le mouvement féministe s'est le plus développé, dans les années 70.

Du mouvement féministe radical…
Il a d'abord été le produit de l'arrivée massive des femmes dans les usines, les bureaux. Le développement de la production de masse en a fait baisser le prix et pratiquement tous les foyers ont pu s'équiper d'électroménager élémentaire, acheter des produits tout faits, inscrire les enfants à l'école, à la cantine, etc. Cela a bien modifié les mœurs. Il n'est plus concevable depuis que la femme n'ait pas d'activité professionnelle en France, ce qui n'était pas acquis à la fin de la 2ème guerre mondiale. Plus autonome financièrement et globalement un peu moins rivée à son foyer domestique, la femme a pu ressentir le besoin de revendiquer des droits en tant qu'individu à part entière et a pu s'organiser pour en obtenir.
C'est ce qui a été à l'origine du mouvement féministe après 68. De nombreuses manifestations de rue, interventions illégales, l'ont popularisé, comme le dépôt d'une gerbe à la femme du soldat inconnu, le manifeste des 343 " salopes " -femmes, dont certaines célèbres qui ont publiquement affirmé avoir avorté-, le procès de Marie Claire défendue par Gisèle Halimi et bien d'autres actions. Cela a permis la conquête de droits essentiels comme le droit à la contraception et à l'avortement qui, bien que restreints -ils n'ont été véritablement reconnus comme des droits et pas seulement des exceptions qu'en 2001-, permettaient enfin aux femmes de disposer plus librement de leur corps, ne de pas subir de maternités non désirées, d'avoir une sexualité plus libre. Cela permit aussi la conquête d'autres mesures de progrès comme le début de la répression des viols et des violences conjugales, le droit pour la femme d'avoir un compte en banque voire une affaire à son nom, de reconnaître son enfant et de lui donner son nom, l'attribution d'une allocation de parent isolé, l'instauration de la garde conjointe, etc.
Dans l'ensemble, ce mouvement n'a touché le monde du travail que de manière superficielle. D'abord, parce que les problèmes sociaux ne se posaient pas avec autant d'acuité dans une période de relatif progrès social et économique. Mais aussi, et en partie pour cette même raison, parce que le mouvement ouvrier était dominé par le réformisme, en particulier sous sa forme stalinienne qui défendait une conception conformiste et bourgeoise de la famille. Du coup, le mouvement féministe s'est développé en marge de celui-ci, dans la mouvance gauchiste, avec beaucoup d'aspects proclamatoires. Mais aussi, de plus en plus coupé, au fur et à mesure que le recul social s'accentuait, de la vie, des préoccupations des femmes travailleuses.

...à la période de recul
Il s'en est suivi que le mouvement féministe a fini par s'investir uniquement dans la lutte politique pour la défense des droits juridiques, domaine dans lequel il a obtenu des avancées dans les années de crise 80-90. Ce furent les lois du Ministère de la femme de la socialiste Roudy pour l'égalité professionnelle ou contre les violences faites aux femmes et aux enfants dans la famille. Ce fut encore la lutte contre des intégristes catholiques qui s'en prenaient aux centres pratiquant des avortements sous le gouvernement Juppé conseillé par un membre de l'association Laissez-les vivre. Le mouvement féministe s'est finalement investi dans la discussion sur la parité aux élections.
Faire le bilan du mouvement féministe à l'heure où il renaît dans les milieux populaires nécessite de prendre la mesure de ce recul, mais aussi des idées qui en sont l'expression.
Les féministes dites matérialistes radicales ont défini dans les années 70 le concept de genre en partant d'un constat matérialiste, la construction de comportements féminins ou masculins inculqués à tous dès le plus jeune âge. Christine Delphy, porte parole de ce courant féministe, a trouvé dans le marxisme l'expression la plus radicale de sa révolte contre la situation faite aux femmes, elle est donc partie d'un raisonnement matérialiste. Mais voyant le marxisme à travers sa caricature stalinienne avec laquelle elle a rompu, elle a construit une analyse de l'oppression de la femme qui tout en se réclamant du matérialisme rompait avec le marxisme. Elle a ainsi défini un " mode de production domestique " distinct du capitalisme dans lequel les femmes -toutes, mêmes les plus favorisées- fourniraient un surtravail volontaire et non payé à leurs " maris " dans la sphère privée du foyer : le travail domestique. Tous les hommes, qui eux s'épanouiraient dans la sphère publique (travail à l'extérieur du foyer, vie publique), en tireraient profit et ne pourraient, de ce fait, rejoindre le combat féministe. Du coup, pour en finir avec l'oppression spécifique des femmes, " les femmes appartenant à une autre classe que celle de leur mari ", il faudrait se battre contre le genre, donc, " s'attaquer aux problèmes de la fausse conscience de classe déterminée par l'appartenance aux classes capitalistes plutôt qu'aux classes patriarcales (…),montrer comment cette fausse conscience sert les intérêts du patriarcat et nuit à la lutte " pour aboutir à une " révolution de la réalité sociale et de la connaissance " (citations de C. Delphy dans L'ennemi principal, 1970).
Selon cette théorie, la double exploitation de la femme, c'est-à-dire son exploitation en tant que femme et en tant que travailleuse est vue de façon tellement mécanique que le foyer domestique moderne devient la source du " profit " du mari. Ce travail gratuit aurait été ignoré de tous les hommes, dont Marx, pour la simple raison qu'ils en profiteraient aussi !
En 1977, dans Critique communiste, Antoine Artous écrivait en réponse à des féministes radicales pour lesquelles le travail domestique de la femme produisait de la valeur : " Il y a là un tour de passe-passe. Que la production de biens et de services dans le travail domestique soit utile pour la reconstitution de la force de travail comme marchandise n'entraîne en rien que cette production soit créatrice de valeur. Car la femme au foyer ne produit pas une marchandise (la force de travail), mais des biens et des services qui, consommés par un individu, contribuent à reproduire une force de travail. Dire que le travail ménager produit la force de travail, c'est-à-dire une marchandise, c'est escamoter cette nuance de taille : ce qui détermine le procès du travail ménager, c'est qu'il est une production privée. Non seulement parce qu'il s'effectue dans un cadre privé (par rapport au reste de la production sociale qui s'effectue dans le cadre des rapports capitalistes), mais parce qu'il s'effectue aussi pour un usage privé. Ce dernier point le différencie de la production de l'artisan qui produit pour le marché ".
Bien des défenseurs de ces théories ont fini par assimiler l'ensemble du monde ouvrier aux staliniens, voire par dire qu'Engels et Marx étaient contre le travail des femmes, qu'ils -et nous- niions l'existence d'un travail domestique, aveuglés par la lutte des classe vue comme un dogme qui n'explique pas mais impose. Si le travail domestique et les charges de famille pèsent encore aujourd'hui essentiellement sur les femmes, ce n'est pas dû à un quelconque instinct patriarcal inné chez tous les hommes, mais à l'exploitation des femmes et des hommes dans une société de classe justifiée par une morale réactionnaire, moyenâgeuse. Ce n'est pas un mode de production distinct du capitalisme qui l'explique, nous sommes tous aujourd'hui, hommes et femmes, plongés dans l'arène sociale du salariat et exploités par lui.
Pour la théorie du genre, il s'agit de mener une lutte des sexes plutôt qu'une lutte de classe. Elle a fini par être caricaturée par le mouvement queer jusqu'à nier l'existence du sexe biologique -le sexe étant considéré comme une construction entièrement sociale-, revendiquant la liberté de choisir son sexe. Pendant ces années de recul aussi, le mouvement féministe s'est davantage manifesté à travers le mouvement des LGTB (lesbiennes, gays, transsexuels et bi-sexuels) qui revendique des droits démocratiques indispensables pour les homosexuels victimes des discriminations dans tous les milieux, sans poser le problème de la transformation de la société par la lutte sociale et politique des opprimés.

Faire le bilan de la période de recul, renforcer les acquis du mouvement féministe
L'oppression des femmes a son origine dans la société de classes et sa morale, dans une réalité matérielle et non dans un concept rendu moral tel que celui de " patriarcat ". La théorie du genre fait du patriarcat un concept à la fois a-historique et a-temporel : il y aurait une source d'oppression des femmes antérieure à la société de classes -qui se perdrait même dans la nuit des temps-, le patriarcat, dont l'origine se trouverait dans un rapport de domination, semble-t-il inné, du sexe masculin sur le sexe féminin. Selon la féministe radicale Françoise Héritier, les hommes n'étant pas capables d'enfanter auraient soumis les femmes pour compenser leur incapacité à le faire ; pour cela, ils auraient utilisé la violence et les préjugés selon lesquels les femmes étaient inférieures.
Cette théorie, en dénonçant à juste titre les préjugés qui assignent aux femmes une situation de domination au nom de la " nature ", revient à faire violence à la nature, à diviser les sexes entre eux en dévalorisant constamment le sexe féminin dans une attitude plaintive, agressive voire hystérique qui ne facilite pas les rapports entre les sexes. Car le sexe naturel, biologique, complémentaire, est une réalité physique. Ce sont les sociétés de classe qui, en réduisant les femmes à une condition d'esclavage et par la suite d'oppression, en ont fait un être " inférieur ", lui imposant une image dégradée d'elle-même, comme pour les enfants d'ailleurs.

Pour une lutte où les sexes ne sont pas concurrents mais complémentaires, une lutte du monde du travail uni
L'oppression spécifique des femmes est le produit de la société de classe ; la combattre nécessite de la décrire, de la définir, ce qu'on fait les féministes radicales avec la théorie du genre. Elles ont poursuivi un travail et une expérience militante initiés par des matérialistes militants, certains socialistes utopistes, puis Marx et Engels qui y étaient parvenus parce qu'ils n'avaient aucun frein à leur critique d'une société basée sur l'appropriation privée du travail collectif, aucune attache à son idéologie ni à sa morale. Mais, rebutées par le stalinisme auquel elles assimilaient à tort le marxisme, dans une période de recul politique et social du mouvement ouvrier, les féministes radicales ont déformé de manière mécanique le raisonnement matérialiste de départ. Le caractère spécifique de l'oppression des femmes a fini par devenir dogme, c'est à dire une compréhension dégagée de l'histoire. Ce dogme les a aveuglées au point qu'elles ont défini un " travail domestique " y compris pour des femmes de la haute société qui emploient elles mêmes des ouvriers ou des domestiques, femmes ou hommes ! Elles ont défendu l'idée que les femmes travailleuses ne faisaient pas partie de la même classe que les hommes avec lesquels elles essaient de résister au quotidien dans la vie de couple ou au travail, pour les rapprocher de femmes qui peuvent être leurs patronnes ou les femmes de leurs patrons. D'après cette théorie aussi, les hommes ne peuvent se battre aux côtés des femmes que par pur volontarisme, contre leurs propres besoins, eux-mêmes tirant profit de l'exploitation de " leur " femme.
Nous avons besoin, dans la période d'attaques et de luttes qui s'accélère, d'idées qui nous permettent de comprendre clairement les intérêts des différents groupes sociaux pour mieux nous battre pour les droits spécifiques de tous les opprimés. Ce qui nécessite de comprendre leur lien, leur source commune dans la société de classe et sa morale dépassée pour faire l'unité, pour se regrouper et non pas pour se diviser en une infinité de combats spécifiques. Le marxisme vivant, et non sa caricature dogmatique stalinienne, part des intérêts réels des groupes existants, et pas d'une vision morale, volontariste.
C'est une nouvelle actualité que donne aux idées marxistes l'offensive de la mondialisation capitaliste. Le décalage est croissant entre des possibilités matérielles et techniques sans précédent et le recul des conditions sociales comme l'arriération de la morale qui les justifie.
Combattre pour l'émancipation des femmes, c'est combattre pour la révolution sociale, pour l'abolition de la société de classes qui transforme tout progrès en une nouvelle chaîne, qui alimente la division entre exploités, entre hommes et femmes pour mieux les exploiter, qui impose la concurrence pour rompre les solidarités.
Certes l'abolition du salariat, si elle en est une condition indispensable, ne sera pas suffisante, tant est grande la force des préjugés. " La femme dans le ménage reste encore opprimée. Pour qu'elle soit réellement émancipée, pour qu'elle soit vraiment l'égale de l'homme, il faut qu'elle participe au travail productif commun et que le ménage privé n'existe plus. Alors seulement, elle sera au même niveau que l'homme ", comme le déclarait Lénine deux ans après la révolution russe [les objectifs généraux du mouvement féministe -septembre 1919].
C'est un combat quotidien qu'il nous faut mener contre toutes les formes de l'aliénation (féminine comme masculine) en encourageant l'intervention des femmes des milieux populaires dans l'action sociale et politique, à l'heure où la crise du système démontre à une fraction importante d'entre elles qu'il n'y a que la lutte pour transformer le monde qui changera leur propre sort.
Sophie Candela