Débat militant | ||||||||||
Lettre publiée par des militants de la LCR |
n°36
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7
octobre 2003
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Sommaire : | ||||||||||
Le jeu d'équilibriste de Raffarin à la recherche d'une légitimité introuvable... |
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Lula et le Parti des travailleurs assurent la croissance des profits et de la misère au Brésil | ||||||||||
L'OMC minée par les tensions de la mondialisation impérialiste | ||||||||||
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Le jeu d'équilibriste de Raffarin à la recherche d'une légitimité introuvable...
L'impudence, le
culot, la duplicité et le cynisme ne font pas une politique même
si ces " qualités " étaient indispensables pour celui
qui devait tenter de mener à bien " la mission " que Chirac
avait confiée au gouvernement constitué au lendemain des dernières
élections législatives. Il s'agissait de profiter de la déroute
non seulement électorale mais aussi politique et morale de la gauche
pour donner crédibilité voire autorité à une majorité
de circonstance.
L'absence totale d'opposition lui facilitait la tache pour essayer de faire
de l'imposture du 5 mai une majorité politique capable de gouverner.
Donner un contenu politique à " l'esprit du 5 mai ", formule
chère à Raffarin, c'était essayer de s'élever au-dessus
des clivages droite-gauche, pour défendre les intérêts de
la République, de tous les Français, loin des idéologies
Il n'y avait que des problèmes pratiques dont les solutions n'étaient
ni de droite ni de gauche. Le gouvernement devait faire face au choc démographique,
à la sécurité, à la mondialisation, à l'Europe
La
seule crédibilité de ce populisme purement
idéologique
tire sa source de la politique passée des gouvernements de gauche, tout
autant soumis aux intérêts de la bourgeoisie que la droite.
D'une certaine façon, la politique de Raffarin était une sortie
des années de cohabitation qui s'achevait par l'effondrement de ceux
qui avaient agi à l'opposé des convictions dont ils étaient
censés être les représentants.
Le culot et le bluff auraient pu suffire à donner une réalité
au projet de la droite si la vie politique se limitait au seul cadre parlementaire
et institutionnel.
Seulement voilà, s'il est vrai que le clivage parlementaire gauche-droite
ne recouvre pas un réel clivage d'orientation politique, la réalité
sociale, elle, est toute autre. Les clivages de classes loin d'être périmés
ou dépassés sont accentués par le développement
du capitalisme. Et si la rue ne gouverne pas, il est cependant bien difficile
de gouverner, sinon sans elle, du moins sans l'opinion.
Cette bataille de l'opinion, Raffarin l'a perdue, l'imposture se révèle,
le culot ne fait que souligner le trait du cynisme.
Est-ce le début de ce qu'un des amis de Raffarin, UMP, appelait "
la spirale de l'échec " ? Les sondages semblent l'indiquer mais
rien ne dit que le gouvernement ne réussira pas à sortir de ce
passage difficile tant il peut compter sur le soutien de ceux qui sont censés
le combattre.
Certes, on voit mal quelle initiative pourrait prendre le gouvernement pour
gagner une légitimité qu'il n'a jamais eue.
Et Raffarin ne semble guère soucieux d'en prendre, préférant
faire le dos rond. Garder le cap est la seule façon pour lui de tenter
de se façonner une image d'homme de " caractère ", lui
qui n'est qu'opportunisme. Il continue de jouer sur deux tableaux, d'une part
le dialogue et la démocratie sociale, de l'autre les attaques. Il entend
ainsi tirer les bénéfices de son succès contre le mouvement
du printemps sur les retraites.
Mais les signes de récession, la pression de la concurrence internationale
poussent le gouvernement à intensifier, à multiplier les agressions
contre les salariés.
Il ne fait ainsi que souligner sa duplicité et donner chaque jour de
nouvelles raisons de ne lui accorder aucune confiance.
La crise ouverte par le mouvement de mai-juin sur les retraites s'approfondit
mais elle ne pourrait réellement affaiblir le gouvernement qu'à
condition qu'il y ait une réelle opposition politique et sociale soucieuse
de combattre au nom des intérêts du monde du travail.
Or, il est clair que la gauche gouvernementale comme les directions des grandes
confédérations syndicales ont le même souci que Raffarin
d'effacer le mouvement du printemps et empêcher une nouvelle explosion
sociale. D'une certaine façon, pour les mêmes raisons : l'intervention
directe des salariés pour faire valoir leurs propres intérêts
a trop révélé les véritables intentions des uns
et des autres.
Les meilleurs alliés du gouvernement restent ses prétendus adversaires
parlementaires, cette gauche qui étale complaisamment son impuissance,
et aussi les directions des grandes confédérations syndicales
qui se prêtent tout aussi complaisamment à sa politique de "
dialogue social ".
La signature " historique " par la CGT de l'accord sur la formation
professionnelle n'a pas d'autre sens que de donner du crédit à
la politique de Fillon, celui-là même qui a fait passer la loi
qui porte son nom.
Tous ceux qui se sont emparés de la signature de Chéréque
au cours même du mouvement pour valoriser la CGT doivent bien se rendre
à l'évidence : ce petit ballet des signatures est bien orchestré
pour museler les salariés.
Les uns comme les autres ont intérêt à tenter d'effacer
la révolte de " ceux d'en bas " du printemps dernier. A différents
niveaux, elle les désavoue.
Et d'une certaine façon, par delà l'UMP, c'est à tout le
petit monde politique que s'adressait Raffarin en déclarant devant les
députés UMP, " Nous chavirerons ensemble en cas de naufrage
".
En fait, le problème de Raffarin est de réussir à occuper
tout l'espace laissé libre par l'effondrement de la gauche. Il s'agit
pour lui, plus globalement pour la droite, de s'adapter à ses nouveaux
habits, de se donner une cohérence politique d'une droite moderne, libérale,
populiste qui a compris que les vieux clivages sont dépassés...
Elle a besoin d'occuper le terrain de la gauche pour mener sa bataille de l'opinion
et ne pas abandonner une large fraction du monde du travail à une opposition
extraparlementaire. Les Fillon et autres Debré se verraient bien dans
la peau de celui qui réussirait cette mue de la droite si Raffarin devait
échouer. Une partie de la droite mise sur l'échec de Raffarin
et se prépare, le moment venu, à composer avec l'extrême-droite
ou une partie d'entre elle comme elle l'a fait dans le passé.
A défaut d'avoir réussi à mettre en place un bi-partisme,
la bourgeoisie et son personnel politique se trouvent pris au piège de
l'union majoritaire, du parti unique et de la politique unique au risque de
concentrer les mécontentements sans que puissent jouer les mécanismes
de l'alternance.
Mais la droite a encore plus de mal que la gauche à convaincre de "
la démocratie sociale " dont Fillon se fait le champion. Le cynisme
de Raffarin annonçant " un combat pour l'emploi et pour le travail(
),
un combat pour tous
les Français, un combat populaire ", est impuissant à convaincre
l'opinion de sa politique, car celle-ci est entièrement dévouée
aux intérêts des classes dominantes.
Le fossé révélé brutalement le 21 avril entre les
partis parlementaires, gouvernementaux, et l'opinion populaire ne cesse de se
creuser. Le nouveau populisme de Raffarin, loin de devenir populaire, souligne
l'hypocrisie des hommes politiques qui cherchent à duper l'opinion, à
la tromper sur leurs véritables objectifs.
L'impuissance de l'opposition dite de gauche aggrave son discrédit et
contribue à la crise de l'ensemble du système parlementaire.
L'opinion, elle, se détourne de la politique institutionnelle, perd ses
illusions dans la possibilité de changer la vie en changeant les hommes
au pouvoir.
Le mécontentement, la rupture de l'opinion avec les partis institutionnels
peuvent certes s'exprimer au profit de l'extrême-droite ou renforcer le
camp des abstentionnistes, mais ils peuvent aussi s'exprimer dans le camp du
progrès et de la démocratie, celui de l'extrême-gauche.
C'est là la responsabilité de notre organisation et de Lutte ouvrière
d'offrir aux classes populaires la possibilité d'exprimer leur désaveu
des partis institutionnels en votant pour des femmes et des hommes se faisant
les porte-parole de leurs exigences, de leurs revendications de leurs aspirations
à la justice et à l'égalité, à la solidarité.
Cette responsabilité ne se situe pas seulement sur le plan électoral.
Elle est aussi de contribuer à construire une force politique militante
qui agisse dans les quartiers comme sur les lieux de travail pour faire valoir
concrètement, dans les résistances et les luttes quotidiennes,
ces aspirations.
La bataille électorale pourrait même être l'occasion d'aider
à l'émergence d'une telle force. La rupture avec les illusions
parlementaires crée le terrain pour la naissance d'une nouvelle conscience
de classe. Une nouvelle génération militante trouve le chemin
de la lutte en même temps que la génération déçue
par la gauche vouée au social-libéralisme reprend confiance en
elle et en ses idées.
Il appartient aux révolutionnaires d'aider, d'encourager ces évolutions,
de leur donner les moyens d'agir, de se regrouper, de retrouver la confiance
et l'espoir.
Certes, les batailles électorales de 2004 ne sont qu'un moyen de populariser
nos idées et nos perspectives, de leur donner force et crédibilité.
Seul un travail militant tenace et quotidien dans les quartiers et sur les lieux
de travail peut faire que les transformations en cours débouchent sur
l'émergence d'un parti militant, un parti des luttes, un parti de transformation
sociale, un parti révolutionnaire.
Mais les deux peuvent se combiner, se nourrir réciproquement. L'enjeu
est de taille, il s'agit de l'avenir du mouvement ouvrier, de la société.
Et nous avons toute raison d'avoir confiance, les dévouements, les générosités
ne manquent pas, mais ils demandent à pouvoir donner toute leur mesure
dans la lutte démocratique, fraternelle, révolutionnaire.
Yvan Lemaitre
Lula et le Parti des travailleurs assurent la croissance des profits et de la misère au Brésil
Lula ne perd pas
le nord. Dix mois après le remplacement de Fernando Henrique Cardoso
par Luiz Inacio " Lula " da Silva à la tête du Brésil,
l'évidence s'impose : les spéculateurs n'ont pas perdu au change.
Lula et le Parti des travailleurs non seulement poursuivent la politique des
gouvernements néolibéraux qui les ont précédés
au pouvoir ; mais ils ont réussi à imposer l'austérité
budgétaire et les réformes anti-ouvrières sur lesquelles
Cardoso butait - celle des retraites et celle de la fiscalité.
D'aucuns s'étonnent, évoquent un revirement du PT. Le triomphe
de Lula ne symbolisait-il pas la revanche de Porto Alegre sur Davos ? On oublie
parfois un peu vite que l'ancien métallo s'est engagé par écrit,
comme les trois autres principaux candidats en course à l'élection
présidentielle, à satisfaire les exigences des institutions financières
internationales. Plutôt que de dénoncer la dette de 255 milliards
de dollars qui saigne le pays, une dette contractée par la bourgeoisie
et qui lui assure de juteux profits, Lula acceptait, par avance, d'en faire
supporter les conséquences au prolétariat des villes et des campagnes.
Tout un programme ! À lui seul, le service de la dette publique accapare
plus de 32,7 milliards d'euros par an, soit 55,1 % des recettes courantes de
l'État.
Le nouveau président a d'ailleurs fixé explicitement le cap dès
son premier discours à la nation, en janvier dernier : " Notre
gouvernement va honorer les contrats établis par le gouvernement sortant,
ne va pas relâcher son attention sur le contrôle de l'inflation,
et maintiendra - comme c'est la règle dans les administrations du PT
- une politique de responsabilité fiscale. C'est pour cela que je dis
avec clarté à tous les Brésiliens : la dure traversée
que le pays affronte exigera l'austérité dans l'usage des fonds
publics et un combat implacable contre la corruption. "
L'austérité était planifiée, la contre-réforme
libérale programmée. Lula n'a pas manqué à sa parole.
La dette des
marchés envers Lula
Depuis l'entrée en fonction du leader du PT, le 1er janvier 2003, les
représentants des institutions internationales ne tarissent pas d'éloges
sur ce " socialiste mûr " qui s'acquitte de
tous les engagements du pays, à commencer par le remboursement de l'ardoise
laissée par Cardoso. La nomination à la tête de la Banque
centrale de Henrique de Campos Meirelles, l'ancien directeur de la Bank of Boston,
fraîchement élu député sous les couleurs du parti
du président sortant, ne pouvait que rassurer les investisseurs sur les
intentions de Lula et de son équipe : la Bank of Boston est le deuxième
créancier du Brésil après Citigroup
La directrice-adjointe du Fonds monétaire international, Anne Krueger,
traduisait bien, début septembre, l'admiration qui gagne les marchés
financiers internationaux devant le travail accompli en si peu de temps par
Lula et son équipe. Elle s'est notamment réjouie que " les
grandes lignes des projets de réformes fiscales et des retraites aient
été déposées bien avant les délais prévus "
dans le calendrier du FMI arrêté en accord avec le gouvernement
" pétiste ". " Cette excellente
performance politique a conduit à des améliorations sur le marché
financier et a jeté les bases pour un retour à une croissance
soutenue et dynamique ", s'enflammait la numéro deux du
Fonds.
La " croissance soutenue et dynamique " des profits
certainement
Selon un rapport de la Banque centrale brésilienne,
les banques du pays auraient engrangé 2,1 milliards d'euros de résultat,
lors des cinq premiers mois de l'année. Selon le Financial Times,
les banques brésiliennes auraient investi 67 % de leurs actifs dans
des opérations spéculant sur la dette du pays : emprunter
à l'étranger pour acheter des titres de la dette nationale s'avère
très rentable, et d'autant plus que Lula et le PT garantissent que l'État
signera les traites à échéance !
L'ancien métallo affirmait qu'il tiendrait ses promesses, coûte
que coûte. Dans le but de drainer les investissements étrangers
directs et les capitaux à court terme, il a serré la vis au-delà
même des contraintes que lui imposaient la Banque mondiale et le FMI.
Le gouvernement " pétiste " devait dégager
un excédent budgétaire permettant de régler les intérêts
de la dette publique s'il voulait toucher les 80 % restant du prêt
de 30,4 milliards de dollars accordé au pays en août 2002 par le
Fonds. Pour cela, il fallait que le Brésil comptabilise un solde primaire
de 3,75 % du PIB en 2003. Antonio Palocci, le ministre de l'Économie
et des Finances de Lula, claironnait que l' " excédent "
s'élèverait à 4,25 % du PIB ; au premier semestre, Palocci
peut s'enorgueillir d'un taux de 5,4 % - 1,8 milliard de dollars économisé.
Les financiers sablent le champagne. La classe ouvrière brésilienne
trinque.
Une politique
sociale démonétisée
Lula a fait son parti de couper dans les budgets sociaux. Même l'opération
" Faim zéro " qui devait illustrer le " cours
nouveau " n'échappe pas à la règle. Son budget
a été ramené de 575 millions à 134 millions d'euros.
Et, comme le financement des différents programmes d'aide familiale mis
en place par les précédents gouvernements a été
suspendu, on assiste à une paupérisation de populations vivant
déjà dans un dénuement extrême. Ce sont plusieurs
milliers d'enfants qui auraient ainsi été contraints d'abandonner
leurs études pour subvenir aux besoins familiaux depuis l'arrivée
du PT aux affaires. La réforme agraire, qui était présentée
avec l'opération " Faim zéro " comme la vitrine
de la politique " pétiste ", connaît la même
évolution, faute de crédit pour acquérir et redistribuer
des terres. Au premier semestre, seulement 2 534 familles ont été
installées. Au mieux, 7 000 familles sur les 60 000 initialement
annoncées se verront attribuées des terres en 2003.
Si les profits financiers connaissent une " croissance soutenue
et dynamique ", les prévisions de la croissance économique
sont, elles, en revanche, revues à la baisse, mois après mois.
Les économistes officiels escomptent au mieux 0,98 %, de nombreux
autres tablent déjà sur une croissance négative. La récession
s'annonce au Brésil comme en France. Et le ralentissement de l'activité
est d'ores et déjà palpable pour des centaines de milliers de
travailleurs dont les emplois sont menacés. Le chômage, que le
candidat du PT promettait d'enrayer il y a douze mois, explose. Lula visait
la création de dix millions d'emplois en quatre ans. Or le chiffre des
demandeurs d'emplois supplémentaires approchera vraisemblablement le
million d'ici la fin de l'année. Dans la région de Sao Paulo -
la " capitale économique " du pays - près
de deux millions de personnes étaient sans travail en août, soit
20 % de la population active. La barre des 13 % de chômeurs
sera bientôt pulvérisée au Brésil.
Mais l'aggravation de la misère n'empêche pas la Banque centrale
d'estimer que le pays continuera à " respecter l'objectif
d'excédent budgétaire équivalent à 4,25 % du
PIB en 2003 et au cours des deux prochaines années ". " Cet
objectif est valable pour nos quatre années de mandat, et je dirais que
le Brésil en aura besoin pendant dix ans ", surenchérissait
le docteur Palocci dans Le Nouvel Observateur du 24 juillet. Cristovam
Buarque, le ministre de l'Éducation du gouvernement Lula, de passage
à Paris cet été, montrait le même attachement au
cours
de la Bourse. " La stabilité monétaire,
le contrôle de l'inflation passent avant l'éducation ",
enseignait-il.
Lula mise sur
l'agrobusiness pour se refaire
La décision était attendue. Le gouvernement " pétiste "
devait impérativement arrêter son choix avant le 1er octobre date
à partir de laquelle débute l'ensemencement du soja dans le sud
du pays. Le décret est tombé le 25 septembre alors que Lula était
en voyage officiel à Cuba : le Brésil autorise la culture de soja
transgénique pour cette année et sa vente jusqu'à la fin
de l'année 2004. Déjà l'ancien métallo avait accepté
au mois de mars la commercialisation de soja transgénique plantée
illégalement dans l'État du Rio Grande do Sul avec des semences
importées de l'Argentine voisine. 90 % des 3,6 millions d'hectares
de soja plantés dans cet État serait transgénique, soit
une production de 8 millions de tonnes sinon plus.
" Il ne s'agit pas d'être pour ou contre, mais de faire face ",
a défendu Lula. " Nous avons gagné les élections
et, en février, nous avons découvert une situation que nous ignorions
jusque là, a-t-il fait valoir : le fait que le soja transgénique
était planté non seulement dans le Rio Grande do Sul mais dans
d'autres parties du pays. Nous avions neuf millions de sacs de soja stockés
[
] Ordonner à la police de brûler le soja aurait donné
une photo horrible dans un pays où le peuple a faim ; dans un pays qui
a besoin d'exporter et de produire ".
Le ministre de l'Agriculture, Roberto Rodrigues n'a eu aucun mal à persuader
Lula d'étendre la mesure. Le calcul a été rapide. Le Brésil
est le deuxième exportateur de soja après les États-Unis.
En 2002, cette légumineuse a rapporté quelque 6 milliards d'euros
au pays. Le solde de la balance commerciale agricole devrait avoisiner les 24
milliards de dollars en 2003 : Lula ne peut se passer de cette manne s'il veut
honorer le service de la dette
Le ralliement du PT aux revendications du lobby de l'agrobusiness ne peut déconcerter
que ceux qui tenaient pour sans conséquence le choix de Roberto Rodrigues
au ministère de l'Agriculture. Rodrigues est un grand propriétaire
foncier qui tire ses revenus des exportations
Et c'est ce même Rodrigues
qui a fait adopter par le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso une loi
visant à interdire toute réforme agraire dès lors que les
terres étaient occupées par des sans-terres. Il représente
les intérêts des grands propriétaires fonciers qui n'hésitent
pas à défendre l'arme à la main leurs biens. Ce sont leurs
miliciens, les " pistoleiros ", sinon directement les forces
armées des vingt-sept États brésiliens qu'ils contrôlent,
qui ont assassiné plus d'une cinquantaine de militants sans-terre en
2003.
L'influence considérable des tenants de l'agrobusiness au sein du gouvernement
Lula n'est plus à démontrer. Et s'il souscrivent à la réforme
agraire amorcée par le PT, c'est simplement parce que le projet " pétiste "
s'inscrit dans la droite ligne des précédents, et ne vise nullement
à donner satisfaction aux quatre millions de paysans sans-terre. Pire,
au rythme où vont les choses, l'équipe entourant Lula pourrait
faire moins bien que celles de Cardoso qui selon les estimations auraient installé
entre 300 000 et 500 000 familles de 1995 à 2002.
Leçons
d'ici pour là-bas ; leçons de là-bas pour ici
Face à l'austérité généralisée et
aux réformes anti-ouvrières en cours au Brésil, le prolétariat
des villes et des campagnes n'est pas resté sans réaction. Ils
étaient près de 30 000 fonctionnaires mobilisés dans
les rues de Brasilia, le 11 juin, pour empêcher la baisse de leurs retraites.
60 000 manifestants défilaient à nouveau, le 8 juillet, dans
les rues de la capitale. Et ce sont plusieurs dizaines de milliers de travailleurs
de la fonction publique, en grève depuis près d'un mois, qui se
sont déplacés de tout le pays pour participer, le 6 août,
à la grande manifestation de Brasilia contre le projet gouvernemental.
Le même jour, la Chambre des députés adoptait en première
lecture le projet " pétiste " sur les retraites,
les voix du PT se mêlant à celles de différents partis de
droite - uniquement trois élus du PT ont voté contre et seulement
huit se sont abstenus.
Malgré leur détermination, les travailleurs du Brésil ont
subi le même sort que leurs homologues de France au même moment.
Le VIIIe congrès de la Centrale Unique des Travailleurs s'est porté
à la tête de la contestation pour mieux négocier un ralliement
du mouvement à Lula sans dommage pour ses projets réactionnaires.
Ce n'est pas sans rappeler non plus les manuvres bureaucratiques des appareils
syndicaux en France le printemps dernier. Cela vérifie une idée
simple : l'indépendance de classe est une exigence primordiale. La lutte
pour affranchir la classe ouvrière de la bourgeoisie est un combat constant
au sein même du mouvement ouvrier, et qui ne connaît pas de frontière.
Le rapprochement est saisissant. Le Brésil n'est pas la France ; Lula
n'est pas Raffarin. Mais justement
Le fait demeure : la réforme
de l'un, comme celle de l'autre, relève de cette logique financière
qui transforme en marchandise tout ce qui peut être source de profit.
La mondialisation sape les bases matérielles du réformisme, en
France comme au Brésil. Rejeter la contre-réforme libérale
impose par conséquent de rompre avec le capitalisme. S'y refuser ouvre
immanquablement la voie à l'acceptation passive du social-libéralisme.
Le Lula qui, en 1980, dirigea une grève dure pendant quarante et un jours
écopant de trente et un jours de prison n'a rien de semblable avec le
" Lula light " des années 2000. Il en va de même
du PT né de la clandestinité et de celui qui gère aujourd'hui
la dixième puissance économique du monde.
L'ouverture rapide du dossier des retraites des fonctionnaires traduit bien
l'enjeu pour le pouvoir au Brésil : en s'attaquant aux fonctionnaires,
le gouvernement cible la masse de ceux qui ont voté pour le PT ;
une victoire contre une base " pétiste " désorientée
serait un atout pour la poursuite de la contre-réforme libérale
à laquelle souscrivent Lula et l'essentiel de l'appareil du parti et
des formations qui lui sont fidèles.
Pour un parti
des travailleurs
" Dehors Lula ! Tu nous as trahis ! " Le slogan
repris en juin par les grévistes témoigne des illusions qui ont
présidé à la victoire de l'ancien métallo à
la présidentielle ; il souligne que l'on ne peut être solidaire
du gouvernement Lula - encore moins y participer - et lutter aux côtés
de ceux qui en combattent la politique, sinon à adopter l'optique de
la CUT prenant en main l'affrontement afin de mieux le désamorcer.
Au printemps et pendant l'été, des parlementaires et des intellectuels
du PT ont publiquement pris leur distance avec la politique de Lula, mais sans
rompre le plus souvent avec lui. La solidarité a joué au contraire
à plein quand il s'est agi de voter les contre-réformes libérales.
La démarche des trente députés " radicaux "
qui avaient signé un texte critiquant la politique de la Banque centrale
fin mai est significative : répétons-le, seuls trois élus
du PT sur les quatre-vingt onze que compte le groupe parlementaire ont voté
contre la réforme des retraites et huit se sont abstenus. Au nom de " l'unité
du PT " les récalcitrants ont entériné des mesures
allant à l'encontre des intérêts ouvriers, et les membres
de Démocratie socialiste, courant lié à la Quatrième
Internationale et à la LCR, comme les autres. Cette position n'est pas
tenable, encore moins celle de Miguel Rosseto qui en participant, au gouvernement,
même de manière critique, cautionne la politique de Lula.
Chercher à convaincre Lula et le PT de changer leur politique revient
à nier ce qui l'a motivée, à s'illusionner sur la possibilité
d'une autre voie que celle de la rupture avec la bourgeoisie. Il n'y a pas d'entre-deux.
On peut évidemment disserter à l'infini sur " les
deux âmes du gouvernement Lula ". Il est plus utile de discuter
de son orientation.
Cela pose immédiatement la question d'une rupture politique avec elle
et ses promoteurs au pouvoir comme avec ses relais dans le mouvement ouvrier,
la direction du PT et de la CUT en premier lieu. Cela interroge inévitablement
sur le piège que représentent des regroupements qui ignorent le
clivage réforme-révolution et où s'efface immanquablement
l'indépendance de classe.
Cela oblige à remettre en cause les cadres existants, et envisager que
la nécessaire rupture politique s'accompagne d'une rupture organisationnelle.
Craindre cette conséquence ou simplement en reculer l'échéance
est un encouragement à la contre-réforme libérale menée
par Lula, une politique qui s'appuie précisément sur la difficulté
à faire émerger au sein de la classe ouvrière une orientation
indépendante, alternative à celle que défend le PT et les
organisations proches de lui.
La bataille sur les retraites au Brésil cet été le souligne
suffisamment.
Serge Godard
L'OMC minée par les tensions de la mondialisation impérialiste
Le Sommet ministériel
de l'OMC qui se déroulait à Cancùn, au Mexique, du 9 au
14 septembre, s'est donc soldé par un échec. L'Union européenne
et les USA n'ont pas réussi à faire accepter à l'ensemble
des pays membres leurs règles du jeu. 22 pays, menés par le Brésil,
l'Afrique du Sud et l'Inde, regroupés sous le nom de groupe des "
21 ", face au refus des USA et de l'UE de limiter de façon significative
leurs subventions à l'agriculture ont refusé de discuter de l'ouverture
de leurs frontières aux produits et aux investissements. Faute de consensus,
conformément aux règles de l'OMC, le sommet s'est terminé
sur un constat d'échec.
L'Organisation Mondiale du Commerce a été créée
en 1995 pour remplacer le GATT. Son instance de décision est le Sommet
ministériel, qui réunit une fois tous les deux ans des représentants
des gouvernements de tous les pays membres (146 actuellement). L'échec
du Sommet de Cancùn n'est pas le premier : le 3ème sommet, à
Seatle, en novembre 99, s'était soldé par un échec semblable,
pour des raisons identiques. Et si au sommet de Doha, en novembre 2001, un accord
avait été trouvé, c'était d'une part parce que cet
accord se limitait pratiquement à fixer un calendrier de discussions
(Programme de Doha pour le développement), d'autre part parce que cette
réunion se tenait deux mois à peine après les attentats
du 11 septembre, sous la pression de la campagne US contre le terrorisme : "
Le " round " de Doha est le produit de coercitions et d'intimidations
" écrivait la présidente d'une ONG canadienne, rendant compte
du sommet de Doha.
A Cancùn, les contradictions entre les divergences d'intérêts
des pays membres et la volonté de l'OMC de mettre tout le monde d'accord
derrière un consensus, dans un contexte mondial nouveau, marqué
par une exacerbation de la concurrence et l'interventionnisme militaire des
USA, l'ont visiblement emporté sur " les coercitions et les intimidations
".
L'OMC, le FMI,
la Banque mondiale, instruments de la mondialisation libérale, au profit
de la bourgeoisie des USA et de l'UE
L'OMC ne se résume pas à un Sommet ministériel tous les
deux ans. C'est une organisation permanente de plus de 500 personnes, dont le
siège est à Genève, qui se définit elle-même
ainsi : " L'Organisation mondiale du commerce (OMC) est la seule organisation
internationale qui s'occupe des règles régissant le commerce entre
les pays. Au cur de l'Organisation se trouvent les Accords de l'OMC, négociés
et signés par la majeure partie des puissances commerciales du monde
et ratifiés par leurs parlements. Le but est d'aider les producteurs
de marchandises et de services, les exportateurs et les importateurs à
mener leurs activités. "
Cette façon de se présenter, si elle est indiscutable en ce qui
concerne le but visé, repose sur un tour de passe passe qui met sur un
plan d'égalité, du point de vue des échanges, des pays
dont le niveau économique est profondément différent, marqué
par des siècles de rapports coloniaux et de développement inégal.
C'est le déguisement idéologique dont se parent les pays impérialistes
depuis la fin de la deuxième Guerre mondiale pour mener leur politique
de rapine à l'égard des pays du monde entier, par FMI, Banque
mondiale et OMC interposés. Sous la poussée de la crise économique
mondiale qui a débuté dans les années 70, cette politique
libérale a abouti à la globalisation de l'économie, à
la mondialisation financière. L'ouverture des frontières, accélérée
depuis le milieu des années 1980, a été un des moyens par
lesquels les trusts des pays impérialistes se sont assurés une
mainmise croissante sur l'économie des pays pauvres.
D'après les discours des tenants de la libéralisation, l'évolution
économique serait un long fleuve tranquille dans lequel, sous l'influence
bénéfique de la libre concurrence, avec l'aide bienveillante du
FMI, de la Banque mondiale et de l'OMC, et à condition d'y mettre de
la bonne volonté, les pays les plus pauvres pourraient accéder
à la démocratie, et au niveau de développement des pays
les plus riches. Pour concrétiser cela, dans le langage de l'OMC, les
pays sont classés selon la distance qui les sépare du " développement
" : il y a " les pays développés " (entendre :
les pays impérialistes), les " pays en voie de développement
" et les " pays peu développés ". Les pays les
plus pauvres, pour peu qu'ils le veuillent, ne pourraient que bénéficier
de ces perspectives... D'ailleurs, déplorant l'échec du sommet
de Cancùn, le Président de l'OMC n'a pas manqué de déclarer
: " Si le Programme de Doha pour le développement est un échec,
les perdants seront les pauvres du monde ".
La réalité est tout autre. Loin des discours des chantres de la
libéralisation, pour le petit paysan africain, sud-américain,
asiatique, la situation n'a jamais été aussi grave, aussi désespérée,
comme en témoigne le suicide, à Cancùn, d'un paysan coréen.
Le mécanisme de la dette extérieure, organisé par le FMI
et la Banque mondiale, canalise toutes les richesses des pays pauvres vers les
circuits financiers internationaux. En matière de développement
industriel, dans les pays pauvres, les entreprises qui se sont créées
sont des filiales des multinationales. Par le biais de la renégociation
de la dette, le FMI impose aux pays qui ne peuvent assurer les remboursements
la privatisation de pans entiers de leurs services publics, qui tombent ainsi
dans l'escarcelle des multinationales. Les bourgeoisies locales, quand elles
ont une existence, participent, dans les rangs de la bourgeoisie financière
internationale, au pillage des richesses de leur propre pays, à l'exemple
de la bourgeoisie argentine. Les dirigeants des anciens pays coloniaux s'enrichissent
des miettes du pillage, de la corruption. La dictature règne sur la majorité
des pays de la planète, et dans les pays démocratiques, les libertés
sont remises en cause chaque jour un peu plus.
Le " libre échange ", même partiel, imposé
aux pays du monde entier ne pouvait conduire, à cause des disparités
de la productivité du travail, qu'à l'accumulation d'immenses
richesses entre quelques mains d'une part, et une pauvreté grandissante
d'autre part. Cela n'est pas le produit d'un hasard malencontreux, mais d'une
politique délibérée, imposée par les grandes puissances
aux autres pays " libres ". L'OMC est un des acteurs de
cette politique.
L'OMC, victime
de l'aggravation des contradictions entre les intérêts rivaux des
Etats et des multinationales
Le fonctionnement de l'OMC est, dans sa forme, en cohérence avec le discours
qu'elle tient : tous les pays du monde libre sont égaux en droit, il
est possible de s'entendre entre gens responsables, sur la base de principes
raisonnables. D'où la règle de fonctionnement au consensus des
Sommets ministériels.
Mais dans un contexte de concurrence entre Etats, de domination impérialiste,
le mythe de l'égalité, de la communauté d'intérêts,
ne tient pas une seconde. Si un accord est trouvé, ce ne peut être
que sur la base d'un rapport de forces qui impose aux uns et aux autres de s'entendre,
aux pays impérialistes de surseoir à certaines de leurs exigences,
aux pays exploités d'accepter une aggravation des conditions de leur
exploitation.
C'était possible pendant toute une période de développement
de la mondialisation libérale. Cela ne l'est plus actuellement. Déjà,
à Seatle, en 1999, il n'y avait pas eu d'accord. A Cancùn, cette
année, des pays comme l'Inde, le Brésil, l'Afrique du Sud ont
choisi de refuser de se prêter au jeu des grandes puissances, entraînant
avec eux 19 autres pays. Ils l'ont fait parce que le contexte international
a changé.
Les effets mêmes du libéralisme impérialiste, l'exacerbation
de la concurrence, créent les conditions d'une crise où les nations
dominantes, au premier rang desquelles les USA, imposent leurs propres vues
y compris par la pression militaire. Aujourd'hui, la mondialisation financière
est indissociable de la mondialisation militaire. Les USA, devenus la puissance
hégémonique mondiale, ont rompu eux-mêmes le statu quo.
En faisant la guerre à l'Afghanistan, puis à l'Irak, ils ont signifié
aux pays du monde entier que la mascarade démocratique était terminée,
que le problème de l'appropriation des richesses se réglerait
désormais ouvertement sur la base d'un rapport de forces militaire. En
même temps, la puissance militaire des USA est mise en échec aussi
bien en Afghanistan qu'en Irak, Bush est affaibli politiquement. L'UE, dans
l'affaire de l'Irak, a montré sa division et son impuissance. Tout cela
ne peut être qu'un encouragement, pour des gouvernements de pays disposant
d'immenses potentialités, comme l'Inde, le Brésil ou l'Afrique
du Sud, à jouer leur carte, à claquer la porte de l'OMC au nez
des USA et de l'UE. Au risque d'envoyer l'OMC au musée de l'histoire.
L'échec du Sommet de l'OMC de Cancùn a été accueilli
avec soulagement, comme un " répit ", par les organisations
agricoles des USA et de l'UE, qui craignaient que leurs Etats profitent de l'occasion
pour cesser leurs subventions à l'agriculture. Mais si les Etats européens
et US financent leur agriculture, ça n'est pas par philanthropie. D'une
part, la fin des subventions entraînerait une véritable explosion
sociale. D'autre part, ces subventions, non seulement profitent aux grandes
entreprises agricoles, mais sont un moyen de garantir les profits des grands
groupes financiers et agro-alimentaires qui engrangent le produit du travail
de centaines de milliers de paysans petits propriétaires, qui leur sont
liés par les dettes et les contrats. Et c'est bien pour cela que l'UE
et les USA ne pouvaient pas céder à Cancùn sur le point
des subventions agricoles, au risque de perdre sur le reste.
Cet échec, produit de l'exacerbation, sous la pression de la crise économique,
de la concurrence entre les multinationales et les Etats capitalistes rivaux,
s'il révèle l'imposture et l'impuissance de la politique libérale,
n'est une victoire ni pour les peuples, ni pour les travailleurs.
Certes on peut se féliciter que les pays pauvres aient réussi
à faire valoir leurs droits en refusant de céder aux exigences
des grandes puissances. Y voir une victoire des opprimés est cependant
pour le moins d'un optimisme quelque peu aveugle. C'est une façon de
répondre à la dramatisation de Pascal Lamy, socialiste ardent
défenseur du libéralisme quand il déclare " Nous
aurions pu tous gagner, nous perdons tous ". Répondre ils
ont perdu, nous avons gagné relève, à l'opposé,
du même raisonnement.
Malheureusement l'échec de Cancun n'est pas une défaite du libéralisme,
à travers l'économie de marché la dictature des multinationales
et des grands Etats s'impose par tous les moyens aux peuples.
Il n'est pas inutile, bien au contraire, que la bataille politique menée
autour du sommet puisse contribuer à révéler aux yeux de
l'opinion mondiale la politique des maîtres du monde, mais nous n'avons
pas à nous faire la moindre illusion ni à répandre de quelconques
illusions.
Les Etats Unis se sont engagés dans une " guerre sans limite "
comme moyen de domination et de régulation des marchés, au risque
d'une généralisation des conflits. Sur le terrain social, l'exacerbation
de la concurrence se traduit, pour maintenir les profits, par des licenciements,
la remise en cause des acquis sociaux, le démantèlement des services
publics. Autrement dit la poursuite du programme de l'OMC... avec ou sans l'OMC.
Dans ces combats entre Etats, entre multinationales, les premières victimes
sont les travailleurs et les peuples.
En même temps, eux seuls détiennent la clé de la situation.
La mondialisation capitaliste a créé partout dans le monde des
classes ouvrières modernes, nombreuses, organisées, compétentes,
occupant tous les postes clés du système de production et d'échange.
Elle a également mis en place d'immenses réseaux de communication,
permettant à des millions de travailleurs, répartis sur toute
la planète, de coordonner leur travail en temps réel. C'est sur
cette réalité que repose notre perspective révolutionnaire,
la certitude qu'un autre monde est possible.
Eric Lemel
Vingt ans après : réforme ou révolution, socialisme ou barbarie, telle est l'alternative posée par l'expérience chilienne, toujours d'actualité pour la lutte des opprimés
Les travailleurs pourront-ils s'emparer du pouvoir légalement, électoralement,
sans violence, sans détruire l'appareil d'Etat, sans s'armer eux-mêmes ?
C'est par la négative que la classe ouvrière chilienne en a fait
la terrible expérience. On souscrit à ce qui était écrit
dans une brochure de l'organisation en 1973, " Chile, solidaridad "
: " La solidarité avec le Chili oblige à la poursuite
du débat -vieux mais tellement actuel- sur les voies et moyens de venir
à bout de l'ordre bourgeois, du " passage " au socialisme.
La défaite des travailleurs chiliens, nous ne le répéterons
jamais assez, n'est pas leur défaite. Elle est la défaite de ceux
qui l'ont conduite dans une impasse, qui lui ont fait croire à la possibilité
" d'arriver " au socialisme en faisant l'économie d'une révolution.
Elle est la défaite du réformisme (
)
Aider à une prise de conscience, à une clarification politique
sur cette question cruciale à travers une connaissance concrète
de ce qui s'est passé au Chili est aussi l'une des tâches, l'un
des objectifs du mouvement de solidarité ".
En 2003, alors que les socialistes sont à nouveau au pouvoir au Chili
et que celui qui dirige le pays, Ricardo Lagos, vient d'envoyer la police contre
les travailleurs en grève en août dernier, le problème est
reposé dans toute son actualité et son ampleur.
Aujourd'hui comme hier, on retrouve les réformistes, socialistes et staliniens
hier, social libéralisés aujourd'hui. Ils nous rappellent que
la " voie pacifique vers le socialisme ", cela a
été d'abord la défaite sans combat d'une classe ouvrière
parmi les mieux organisées d'Amérique latine, antichambre de l'une
des pires dictatures militaires du XXème siècle, prélude
à la mise à sac du pays par la bourgeoisie nationale et impérialiste
mondialisée aujourd'hui.
Allende,
chantre de " la voie pacifique vers le socialisme "
La " voie pacifique vers le socialisme " aurait été
possible au Chili du fait de la particularité de la démocratie
chilienne et de ses forces armées très " loyales ",
contrairement à celles des autres dictatures sanglantes d'Amérique
latine, à l'image de la dictature bolivienne au lendemain de l'assassinat
du Che. Ce rapport particulier de l'armée à l'Etat était
le produit d'un rapport de forces social et politique particulier au Chili,
dû à la fois à la puissance et à la richesse de sa
bourgeoisie minière et propriétaire et à la force de sa
classe ouvrière, parmi les plus concentrées et organisées
du continent. Mais l'armée chilienne, comme toutes les armées,
était et restait l'instrument du maintien de l'ordre bourgeois. La classe
ouvrière, elle, se dota très tôt d'un parti ouvrier socialiste
puis d'un parti communiste sympathisant de la IIIème Internationale de
Lénine
A partir des années 1968, le monde du travail entra en effervescence,
l'Amérique était, selon l'expression d'Allende " un
volcan en éruption ". L'armée si démocratique
n'hésita pas alors à tirer et à tuer de nombreuses fois
des grévistes ou des paysans qui s'emparaient de terres laissées
à l'abandon par les latifundistes.
Dans ce contexte, la gauche chilienne et internationale a beaucoup loué
et se réjouit encore de l'arrivée au pouvoir " constitutionnelle "
de Salvador Allende, vieux routier socialiste du Parlement puisque déjà
candidat à la Présidence de la République, ministre dans
un gouvernement de Front populaire en 1938 et Président du Sénat
depuis 1968 jusqu'à son élection en 1970. Allende n'a pu alors
être élu que grâce au soutien de partis démocratiques
bourgeois, la Démocratie chrétienne (DC) et le Parti radical (PR).
En effet, il disposait d'une très faible majorité (36 % des
voix), et dans ce cas, la Constitution chilienne stipulait que le Président
devait être désigné par les forces politiques arrivées
en tête juste derrière lui, en l'occurrence la DC et le PR. Si
derrière ces partis, des secteurs importants de la bourgeoisie se sont
finalement décidés à faire élire Allende, cela n'a
pas été sans hésitation ni surtout de garantie : aussitôt
arrivé au pouvoir, il a dû accepter un " statut de garantie
des libertés " élaboré conjointement par sa majorité,
l'Unité populaire (UP) et la Démocratie chrétienne. Il
y était stipulé en particulier que " les associations
de quartier, les centres ouvriers, les syndicats, les coopératives et
autres organisations sociales par lesquelles le peuple participait à
la solution de ses problèmes (
) sont dotés de personnalité
juridique ; en aucun cas, ces institutions ne peuvent prétendre
représenter le peuple ou se substituer à lui ni tenter d'exercer
des pouvoirs appartenant aux autorités publiques ".
met en
place un authentique programme réformiste
Le peuple continua à soutenir le gouvernement car le programme qu'il
mettait en avant comprenait en particulier la nationalisation des mines et la
réforme agraire. Ces mesures avaient commencé à être
mises en place sous le gouvernement du démocrate chrétien Eduardo
Frei. Or, le seul moyen de réussir réellement à ce que
les nationalisations se fassent sans indemnisations, totalement ruineuses pour
l'économie, que le blocus engagé par les Etats-Unis ne conduise
pas à une inflation record en Amérique latine, que soit jugulé
le marché noir, que des hausses de salaires, des plans de logement, des
aides conséquentes pour les plus démunis puissent être accordés
- comme le régime disait avoir l'intention de le faire-, aurait été
de s'appuyer sur la mobilisation des masses, sur leur conscience agissante.
Les partis du régime d'Allende, le PS, le PC, sa coalition de gouvernement
-qui allait de radicaux bourgeois à l'extrême gauche, le MIR qui,
tout en ne participant pas au gouvernement, lui accordait un soutien critique,
en passant par les chrétiens radicalisés du MAPU-, acceptèrent
voire investirent les organes issus de la population comme les juntes de contrôle
des prix et du ravitaillement (JAP, CAD), les centres de mères de famille
populaires, les syndicats, les associations... Mais le PS et le PC, s'ils ont
permis une certaine gestion par les ouvriers des grandes entreprises du secteur
public par le biais de l'APS (aire de propriété sociale) instaurée
à cet effet, voulaient surtout à travers cette participation accroître
la production pour que le régime tienne
Mais
lorsque la situation sociale et politique se tend, les travailleurs font irruption
avec leurs méthodes de classe
Cependant, la petite bourgeoisie aisée ne cessa de réclamer sa
part, elle qui fut touchée par la crise sans recevoir les indemnisations
colossales auxquelles avaient droit les multinationales du cuivre. Les reculades
du gouvernement ne firent qu'exacerber son hostilité au régime
qui lui semblait trop lié aux travailleurs et aux pauvres. Ce fut l'origine
des fameuses manifestations de femmes des milieux aisés -et, en particulier,
de leurs domestiques !- avec des casseroles vides, puis de l'importante
grève des camionneurs et des professions libérales attisée
par la bourgeoisie et les Etats-Unis en 1972. La bourgeoisie commença
à prendre peur pour une partie d'entre elle, à en avoir assez
de ne pouvoir faire ses profits en paix. Elle manifesta de plus en plus son
opposition à Allende qui ne contrôlait pas l'initiative des masses,
voire qu'il l'encourageait par ses discours aux résonances marxistes.
L'armée menaçait constamment de se soulever et s'en prenait aux
officiers loyaux à Allende. Les commandos d'extrême droite " Patrie
et Liberté " paradaient dans les rues et provoquaient les carabiniers
fidèles au régime.
C'est alors que le monde du travail organisa par lui-même la riposte.
Dans bien des zones industrielles, les ouvriers s'emparèrent de petites
usines ou ateliers souvent délaissés par leurs propriétaires.
Les sans logis et sans terre établirent des " campamentos ",
occupations de terres illégales autour des villes ou dans les campagnes.
Dans les banlieues ouvrières, dans les poblaciones (quartiers ouvriers
très pauvres, bidonvilles), des commandos communaux ou ruraux se formèrent,
souvent à l'initiative de militants syndicalistes ou d'extrême
gauche. Dans certaines zones industrielles se mirent en place des cordons industriels
(comités d'ouvriers) chargés de veiller à l'approvisionnement
populaire mais aussi à l'armement des ouvriers, par secteurs. Tous ces
travailleurs, ces militants comprenaient que la nécessité de l'heure,
c'était l'organisation indépendante et l'armement des travailleurs
face à la bourgeoisie et à l'armée, ce que le gouvernement
ne voulait pas assurer de peur " d'effrayer la petite bourgeoisie ",
-qui, loin d'être effrayée, devenait de plus en plus agressive-,
de peur de rompre le consensus avec la DC
ce que celle-ci ne tarda pas
à faire !, de peur de " briser l'unité de l'armée "
Et le gouvernement
Allende choisit l'armée
Le gouvernement d'Allende, par respect absolu de la légalité,
céda sur chaque réforme progressiste devant les cris de la droite
et des milieux réactionnaires. Il retira par exemple son projet de loi
pour la mise en place de tribunaux de quartiers. Mais lorsque la Cour Suprême
refusa en 1971 la levée de l'immunité parlementaire d'un sénateur
compromis dans le complot qui aboutit à l'assassinat du général
" loyal " René Schneider, Allende laissa faire. Lorsque
le 22 Octobre 1971, des bandes armées de propriétaires tuèrent
un paysan militant du MIR et en blessèrent d'autres qui occupaient un
de leurs domaines, ils restèrent impunis. Parallèlement, les achats
de matériel militaire aux USA passèrent de 3,2 millions de dollars
en 1970 à 13,5 millions de dollars en 1972. Les manuvres conjointes
entre l'armée USA et l'armée chilienne dans le cadre de pactes
militaires furent maintenues
Dans le même temps, le gouvernement interdit de " faire du prosélytisme "
dans l'armée en lui accordant toute sa confiance, relayée en cela
par le PC qui faisait y compris dans l'armée la chasse aux " ultra
gauches ", aux " têtes chaudes " comme ils
disaient, c'est-à-dire à tous ceux qui, au sein de l'Unité
populaire (UP), critiquaient l'impasse du réformisme, parlaient de lutte
de classe et non de lutte " nationale "
Mais lorsqu'un petit groupe terroriste assassina l'ancien ministre de l'Intérieur
démocrate chrétien responsable de répressions féroces
sous l'ancien gouvernement Frei, là, le gouvernement proclama pour la
première fois l'état d'urgence, des pouvoirs accrus pour les militaires.
Il édicta une loi autorisant la perquisition d'armes au nom de laquelle
des locaux de partis de gauche, des logements, des fermes, des écoles
furent fouillés, des journaux d'extrême gauche interdits et des
militants arrêtés et sauvagement torturés par les militaires,
alors que, dans le même temps, les troupes de choc de l'extrême
droite paradaient armées dans les rues
Par la suite, des militaires
auteurs d'une tentative de putsch meurtrière en juin 1973 furent tout
simplement libérés
De fait, l'armée était bien divisée. Lorsqu'il devint évident
qu'à l'aide de la CIA, un autre coup d'Etat plus important que le " tanquetazo "
de juin se préparait, que des milliers de travailleurs et de militants
étaient déjà victimes de la répression parce qu'ils
étaient soupçonnés d'essayer de s'armer, 150 soldats furent
torturés et traduits en cour martiale pour avoir prévenu le gouvernement
Allende de la trahison imminente de leur hiérarchie. L'un des organisateurs
d'un réseau de marins et de sous-officiers qui informaient l'UP depuis
1972 des plans de coup d'Etat dans leur corps militaire, Juan Cárdenas,
raconte ainsi que, malgré le mutisme du gouvernement à leurs demandes
d'action, "
la majorité disait qu'il fallait chercher
des soutiens, de n'importe quelle manière car, nous autres, nous sommes
la classe ouvrière et que, par conséquent, nous devons être
avec les ouvriers, sinon, de toutes manières, c'est les autres qui nous
liquideront quand ils feront leur coup d'Etat ".
Refusant de s'appuyer sur les travailleurs en armes malgré ses discours
radicaux, Allende finit par prendre des militaires dans son gouvernement. Et
c'est ainsi que, lorsque, las des pressions des milieux putschistes, le général
" loyal " Prats posa sa démission, Allende le remplaça
par
Augusto Pinochet lui-même !
Une défaite
sans combat lourde de conséquences
Une vague de démoralisation et de désespoir déferla sur
les militants et les travailleurs partisans de l'Unité populaire. Les
carabiniers, sans perspectives autres que celle de leur hiérarchie, finirent
par se rallier à l'opposition au régime. Une manifestation de
700 000 personnes en faveur de l'UP put être organisée. Des
militants du MIR, du MAPU, de l'aile gauche du Parti socialiste entrèrent
dans la clandestinité
Mais il était trop tard !
Lorsqu'au matin du 11 septembre 1973, le Palais de la Moneda fut encerclé
par les blindés, les banlieues industrielles, coupées par les
militaires du reste de la ville ne purent rien faire, les cordons industriels
attendirent des armes et des consignes qui n'arrivèrent jamais. Allende
affirma jusqu'au seuil de la mort sa confiance dans la fidélité
des troupes à la démocratie et n'appela jamais les travailleurs
à se défendre ou à le défendre
Pour briser l'armée et gagner à la révolution les classes
moyennes, les travailleurs avaient besoin d'une direction révolutionnaire
qui ne craigne pas d'en finir avec la société des propriétaires
miniers et fonciers et l'impérialisme. Ils avaient besoin d'imposer à
l'aide d'un parti bien à eux leur propre démocratie, leur contrôle
total sur l'économie en s'opposant y compris les armes à la main
aux défenseurs de la dictature des marchés.
20 ans après, le dictateur a été " pardonné "
par la justice internationale. En gage à la " paix civile ",
en fait, en fidèles gestionnaires du système capitaliste libéral,
les successeurs d'Allende lui ont voté au Parlement l'immunité
pour ses crimes pour pouvoir gouverner avec la DC et brader les richesses d'un
pays exsangue où 10 % des riches se partagent 41 % des revenus
tandis que les 20 % plus pauvres n'en reçoivent que 3,7 % (en
2002).
La classe ouvrière, dont les militants des " protestas "
des poblaciones et la jeunesse des années 88, pourra se relever de cette
défaite sans combat ; le réformisme, lui, a complètement
failli !
Sophie Candela