Débat militant
Lettre publiée par des militants de la LCR
n°36
7 octobre 2003

Sommaire :

Le jeu d'équilibriste de Raffarin à la recherche d'une légitimité introuvable...

Lula et le Parti des travailleurs assurent la croissance des profits et de la misère au Brésil
L'OMC minée par les tensions de la mondialisation impérialiste

Vingt ans après : réforme ou révolution, socialisme ou barbarie, telle est l'alternative posée par l'expérience chilienne, toujours d'actualité pour la lutte des opprimés


Le jeu d'équilibriste de Raffarin à la recherche d'une légitimité introuvable...

L'impudence, le culot, la duplicité et le cynisme ne font pas une politique même si ces " qualités " étaient indispensables pour celui qui devait tenter de mener à bien " la mission " que Chirac avait confiée au gouvernement constitué au lendemain des dernières élections législatives. Il s'agissait de profiter de la déroute non seulement électorale mais aussi politique et morale de la gauche pour donner crédibilité voire autorité à une majorité de circonstance.
L'absence totale d'opposition lui facilitait la tache pour essayer de faire de l'imposture du 5 mai une majorité politique capable de gouverner. Donner un contenu politique à " l'esprit du 5 mai ", formule chère à Raffarin, c'était essayer de s'élever au-dessus des clivages droite-gauche, pour défendre les intérêts de la République, de tous les Français, loin des idéologies… Il n'y avait que des problèmes pratiques dont les solutions n'étaient ni de droite ni de gauche. Le gouvernement devait faire face au choc démographique, à la sécurité, à la mondialisation, à l'Europe…La seule crédibilité de ce populisme purement… idéologique tire sa source de la politique passée des gouvernements de gauche, tout autant soumis aux intérêts de la bourgeoisie que la droite.
D'une certaine façon, la politique de Raffarin était une sortie des années de cohabitation qui s'achevait par l'effondrement de ceux qui avaient agi à l'opposé des convictions dont ils étaient censés être les représentants.
Le culot et le bluff auraient pu suffire à donner une réalité au projet de la droite si la vie politique se limitait au seul cadre parlementaire et institutionnel.
Seulement voilà, s'il est vrai que le clivage parlementaire gauche-droite ne recouvre pas un réel clivage d'orientation politique, la réalité sociale, elle, est toute autre. Les clivages de classes loin d'être périmés ou dépassés sont accentués par le développement du capitalisme. Et si la rue ne gouverne pas, il est cependant bien difficile de gouverner, sinon sans elle, du moins sans l'opinion.
Cette bataille de l'opinion, Raffarin l'a perdue, l'imposture se révèle, le culot ne fait que souligner le trait du cynisme.
Est-ce le début de ce qu'un des amis de Raffarin, UMP, appelait " la spirale de l'échec " ? Les sondages semblent l'indiquer mais rien ne dit que le gouvernement ne réussira pas à sortir de ce passage difficile tant il peut compter sur le soutien de ceux qui sont censés le combattre.
Certes, on voit mal quelle initiative pourrait prendre le gouvernement pour gagner une légitimité qu'il n'a jamais eue.
Et Raffarin ne semble guère soucieux d'en prendre, préférant faire le dos rond. Garder le cap est la seule façon pour lui de tenter de se façonner une image d'homme de " caractère ", lui qui n'est qu'opportunisme. Il continue de jouer sur deux tableaux, d'une part le dialogue et la démocratie sociale, de l'autre les attaques. Il entend ainsi tirer les bénéfices de son succès contre le mouvement du printemps sur les retraites.
Mais les signes de récession, la pression de la concurrence internationale poussent le gouvernement à intensifier, à multiplier les agressions contre les salariés.
Il ne fait ainsi que souligner sa duplicité et donner chaque jour de nouvelles raisons de ne lui accorder aucune confiance.
La crise ouverte par le mouvement de mai-juin sur les retraites s'approfondit mais elle ne pourrait réellement affaiblir le gouvernement qu'à condition qu'il y ait une réelle opposition politique et sociale soucieuse de combattre au nom des intérêts du monde du travail.
Or, il est clair que la gauche gouvernementale comme les directions des grandes confédérations syndicales ont le même souci que Raffarin d'effacer le mouvement du printemps et empêcher une nouvelle explosion sociale. D'une certaine façon, pour les mêmes raisons : l'intervention directe des salariés pour faire valoir leurs propres intérêts a trop révélé les véritables intentions des uns et des autres.
Les meilleurs alliés du gouvernement restent ses prétendus adversaires parlementaires, cette gauche qui étale complaisamment son impuissance, et aussi les directions des grandes confédérations syndicales qui se prêtent tout aussi complaisamment à sa politique de " dialogue social ".
La signature " historique " par la CGT de l'accord sur la formation professionnelle n'a pas d'autre sens que de donner du crédit à la politique de Fillon, celui-là même qui a fait passer la loi qui porte son nom.
Tous ceux qui se sont emparés de la signature de Chéréque au cours même du mouvement pour valoriser la CGT doivent bien se rendre à l'évidence : ce petit ballet des signatures est bien orchestré pour museler les salariés.
Les uns comme les autres ont intérêt à tenter d'effacer la révolte de " ceux d'en bas " du printemps dernier. A différents niveaux, elle les désavoue.
Et d'une certaine façon, par delà l'UMP, c'est à tout le petit monde politique que s'adressait Raffarin en déclarant devant les députés UMP, " Nous chavirerons ensemble en cas de naufrage ".
En fait, le problème de Raffarin est de réussir à occuper tout l'espace laissé libre par l'effondrement de la gauche. Il s'agit pour lui, plus globalement pour la droite, de s'adapter à ses nouveaux habits, de se donner une cohérence politique d'une droite moderne, libérale, populiste qui a compris que les vieux clivages sont dépassés... Elle a besoin d'occuper le terrain de la gauche pour mener sa bataille de l'opinion et ne pas abandonner une large fraction du monde du travail à une opposition extraparlementaire. Les Fillon et autres Debré se verraient bien dans la peau de celui qui réussirait cette mue de la droite si Raffarin devait échouer. Une partie de la droite mise sur l'échec de Raffarin et se prépare, le moment venu, à composer avec l'extrême-droite ou une partie d'entre elle comme elle l'a fait dans le passé.
A défaut d'avoir réussi à mettre en place un bi-partisme, la bourgeoisie et son personnel politique se trouvent pris au piège de l'union majoritaire, du parti unique et de la politique unique au risque de concentrer les mécontentements sans que puissent jouer les mécanismes de l'alternance.
Mais la droite a encore plus de mal que la gauche à convaincre de " la démocratie sociale " dont Fillon se fait le champion. Le cynisme de Raffarin annonçant " un combat pour l'emploi et pour le travail(…), un combat pour tous
les Français, un combat populaire ", est impuissant à convaincre l'opinion de sa politique, car celle-ci est entièrement dévouée aux intérêts des classes dominantes.
Le fossé révélé brutalement le 21 avril entre les partis parlementaires, gouvernementaux, et l'opinion populaire ne cesse de se creuser. Le nouveau populisme de Raffarin, loin de devenir populaire, souligne l'hypocrisie des hommes politiques qui cherchent à duper l'opinion, à la tromper sur leurs véritables objectifs.
L'impuissance de l'opposition dite de gauche aggrave son discrédit et contribue à la crise de l'ensemble du système parlementaire.
L'opinion, elle, se détourne de la politique institutionnelle, perd ses illusions dans la possibilité de changer la vie en changeant les hommes au pouvoir.
Le mécontentement, la rupture de l'opinion avec les partis institutionnels peuvent certes s'exprimer au profit de l'extrême-droite ou renforcer le camp des abstentionnistes, mais ils peuvent aussi s'exprimer dans le camp du progrès et de la démocratie, celui de l'extrême-gauche.
C'est là la responsabilité de notre organisation et de Lutte ouvrière d'offrir aux classes populaires la possibilité d'exprimer leur désaveu des partis institutionnels en votant pour des femmes et des hommes se faisant les porte-parole de leurs exigences, de leurs revendications de leurs aspirations à la justice et à l'égalité, à la solidarité.
Cette responsabilité ne se situe pas seulement sur le plan électoral. Elle est aussi de contribuer à construire une force politique militante qui agisse dans les quartiers comme sur les lieux de travail pour faire valoir concrètement, dans les résistances et les luttes quotidiennes, ces aspirations.
La bataille électorale pourrait même être l'occasion d'aider à l'émergence d'une telle force. La rupture avec les illusions parlementaires crée le terrain pour la naissance d'une nouvelle conscience de classe. Une nouvelle génération militante trouve le chemin de la lutte en même temps que la génération déçue par la gauche vouée au social-libéralisme reprend confiance en elle et en ses idées.
Il appartient aux révolutionnaires d'aider, d'encourager ces évolutions, de leur donner les moyens d'agir, de se regrouper, de retrouver la confiance et l'espoir.
Certes, les batailles électorales de 2004 ne sont qu'un moyen de populariser nos idées et nos perspectives, de leur donner force et crédibilité. Seul un travail militant tenace et quotidien dans les quartiers et sur les lieux de travail peut faire que les transformations en cours débouchent sur l'émergence d'un parti militant, un parti des luttes, un parti de transformation sociale, un parti révolutionnaire.
Mais les deux peuvent se combiner, se nourrir réciproquement. L'enjeu est de taille, il s'agit de l'avenir du mouvement ouvrier, de la société. Et nous avons toute raison d'avoir confiance, les dévouements, les générosités ne manquent pas, mais ils demandent à pouvoir donner toute leur mesure dans la lutte démocratique, fraternelle, révolutionnaire.
Yvan Lemaitre


Lula et le Parti des travailleurs assurent la croissance des profits et de la misère au Brésil

Lula ne perd pas le nord. Dix mois après le remplacement de Fernando Henrique Cardoso par Luiz Inacio " Lula " da Silva à la tête du Brésil, l'évidence s'impose : les spéculateurs n'ont pas perdu au change. Lula et le Parti des travailleurs non seulement poursuivent la politique des gouvernements néolibéraux qui les ont précédés au pouvoir ; mais ils ont réussi à imposer l'austérité budgétaire et les réformes anti-ouvrières sur lesquelles Cardoso butait - celle des retraites et celle de la fiscalité.
D'aucuns s'étonnent, évoquent un revirement du PT. Le triomphe de Lula ne symbolisait-il pas la revanche de Porto Alegre sur Davos ? On oublie parfois un peu vite que l'ancien métallo s'est engagé par écrit, comme les trois autres principaux candidats en course à l'élection présidentielle, à satisfaire les exigences des institutions financières internationales. Plutôt que de dénoncer la dette de 255 milliards de dollars qui saigne le pays, une dette contractée par la bourgeoisie et qui lui assure de juteux profits, Lula acceptait, par avance, d'en faire supporter les conséquences au prolétariat des villes et des campagnes. Tout un programme ! À lui seul, le service de la dette publique accapare plus de 32,7 milliards d'euros par an, soit 55,1 % des recettes courantes de l'État.
Le nouveau président a d'ailleurs fixé explicitement le cap dès son premier discours à la nation, en janvier dernier : " Notre gouvernement va honorer les contrats établis par le gouvernement sortant, ne va pas relâcher son attention sur le contrôle de l'inflation, et maintiendra - comme c'est la règle dans les administrations du PT - une politique de responsabilité fiscale. C'est pour cela que je dis avec clarté à tous les Brésiliens : la dure traversée que le pays affronte exigera l'austérité dans l'usage des fonds publics et un combat implacable contre la corruption. "
L'austérité était planifiée, la contre-réforme libérale programmée. Lula n'a pas manqué à sa parole.

La dette des marchés envers Lula
Depuis l'entrée en fonction du leader du PT, le 1er janvier 2003, les représentants des institutions internationales ne tarissent pas d'éloges sur ce " socialiste mûr " qui s'acquitte de tous les engagements du pays, à commencer par le remboursement de l'ardoise laissée par Cardoso. La nomination à la tête de la Banque centrale de Henrique de Campos Meirelles, l'ancien directeur de la Bank of Boston, fraîchement élu député sous les couleurs du parti du président sortant, ne pouvait que rassurer les investisseurs sur les intentions de Lula et de son équipe : la Bank of Boston est le deuxième créancier du Brésil après Citigroup…
La directrice-adjointe du Fonds monétaire international, Anne Krueger, traduisait bien, début septembre, l'admiration qui gagne les marchés financiers internationaux devant le travail accompli en si peu de temps par Lula et son équipe. Elle s'est notamment réjouie que " les grandes lignes des projets de réformes fiscales et des retraites aient été déposées bien avant les délais prévus " dans le calendrier du FMI arrêté en accord avec le gouvernement " pétiste ". " Cette excellente performance politique a conduit à des améliorations sur le marché financier et a jeté les bases pour un retour à une croissance soutenue et dynamique ", s'enflammait la numéro deux du Fonds.
La " croissance soutenue et dynamique " des profits certainement… Selon un rapport de la Banque centrale brésilienne, les banques du pays auraient engrangé 2,1 milliards d'euros de résultat, lors des cinq premiers mois de l'année. Selon le Financial Times, les banques brésiliennes auraient investi 67 % de leurs actifs dans des opérations spéculant sur la dette du pays : emprunter à l'étranger pour acheter des titres de la dette nationale s'avère très rentable, et d'autant plus que Lula et le PT garantissent que l'État signera les traites à échéance !
L'ancien métallo affirmait qu'il tiendrait ses promesses, coûte que coûte. Dans le but de drainer les investissements étrangers directs et les capitaux à court terme, il a serré la vis au-delà même des contraintes que lui imposaient la Banque mondiale et le FMI. Le gouvernement " pétiste " devait dégager un excédent budgétaire permettant de régler les intérêts de la dette publique s'il voulait toucher les 80 % restant du prêt de 30,4 milliards de dollars accordé au pays en août 2002 par le Fonds. Pour cela, il fallait que le Brésil comptabilise un solde primaire de 3,75 % du PIB en 2003. Antonio Palocci, le ministre de l'Économie et des Finances de Lula, claironnait que l' " excédent " s'élèverait à 4,25 % du PIB ; au premier semestre, Palocci peut s'enorgueillir d'un taux de 5,4 % - 1,8 milliard de dollars économisé.
Les financiers sablent le champagne. La classe ouvrière brésilienne trinque.

Une politique sociale démonétisée
Lula a fait son parti de couper dans les budgets sociaux. Même l'opération " Faim zéro " qui devait illustrer le " cours nouveau " n'échappe pas à la règle. Son budget a été ramené de 575 millions à 134 millions d'euros. Et, comme le financement des différents programmes d'aide familiale mis en place par les précédents gouvernements a été suspendu, on assiste à une paupérisation de populations vivant déjà dans un dénuement extrême. Ce sont plusieurs milliers d'enfants qui auraient ainsi été contraints d'abandonner leurs études pour subvenir aux besoins familiaux depuis l'arrivée du PT aux affaires. La réforme agraire, qui était présentée avec l'opération " Faim zéro " comme la vitrine de la politique " pétiste ", connaît la même évolution, faute de crédit pour acquérir et redistribuer des terres. Au premier semestre, seulement 2 534 familles ont été installées. Au mieux, 7 000 familles sur les 60 000 initialement annoncées se verront attribuées des terres en 2003.
Si les profits financiers connaissent une " croissance soutenue et dynamique ", les prévisions de la croissance économique sont, elles, en revanche, revues à la baisse, mois après mois. Les économistes officiels escomptent au mieux 0,98 %, de nombreux autres tablent déjà sur une croissance négative. La récession s'annonce au Brésil comme en France. Et le ralentissement de l'activité est d'ores et déjà palpable pour des centaines de milliers de travailleurs dont les emplois sont menacés. Le chômage, que le candidat du PT promettait d'enrayer il y a douze mois, explose. Lula visait la création de dix millions d'emplois en quatre ans. Or le chiffre des demandeurs d'emplois supplémentaires approchera vraisemblablement le million d'ici la fin de l'année. Dans la région de Sao Paulo - la " capitale économique " du pays - près de deux millions de personnes étaient sans travail en août, soit 20 % de la population active. La barre des 13 % de chômeurs sera bientôt pulvérisée au Brésil.
Mais l'aggravation de la misère n'empêche pas la Banque centrale d'estimer que le pays continuera à " respecter l'objectif d'excédent budgétaire équivalent à 4,25 % du PIB en 2003 et au cours des deux prochaines années ". " Cet objectif est valable pour nos quatre années de mandat, et je dirais que le Brésil en aura besoin pendant dix ans ", surenchérissait le docteur Palocci dans Le Nouvel Observateur du 24 juillet. Cristovam Buarque, le ministre de l'Éducation du gouvernement Lula, de passage à Paris cet été, montrait le même attachement au cours… de la Bourse. " La stabilité monétaire, le contrôle de l'inflation passent avant l'éducation ", enseignait-il.

Lula mise sur l'agrobusiness pour se refaire
La décision était attendue. Le gouvernement " pétiste " devait impérativement arrêter son choix avant le 1er octobre date à partir de laquelle débute l'ensemencement du soja dans le sud du pays. Le décret est tombé le 25 septembre alors que Lula était en voyage officiel à Cuba : le Brésil autorise la culture de soja transgénique pour cette année et sa vente jusqu'à la fin de l'année 2004. Déjà l'ancien métallo avait accepté au mois de mars la commercialisation de soja transgénique plantée illégalement dans l'État du Rio Grande do Sul avec des semences importées de l'Argentine voisine. 90 % des 3,6 millions d'hectares de soja plantés dans cet État serait transgénique, soit une production de 8 millions de tonnes sinon plus.
Il ne s'agit pas d'être pour ou contre, mais de faire face ", a défendu Lula. " Nous avons gagné les élections et, en février, nous avons découvert une situation que nous ignorions jusque là, a-t-il fait valoir : le fait que le soja transgénique était planté non seulement dans le Rio Grande do Sul mais dans d'autres parties du pays. Nous avions neuf millions de sacs de soja stockés […] Ordonner à la police de brûler le soja aurait donné une photo horrible dans un pays où le peuple a faim ; dans un pays qui a besoin d'exporter et de produire ".
Le ministre de l'Agriculture, Roberto Rodrigues n'a eu aucun mal à persuader Lula d'étendre la mesure. Le calcul a été rapide. Le Brésil est le deuxième exportateur de soja après les États-Unis. En 2002, cette légumineuse a rapporté quelque 6 milliards d'euros au pays. Le solde de la balance commerciale agricole devrait avoisiner les 24 milliards de dollars en 2003 : Lula ne peut se passer de cette manne s'il veut honorer le service de la dette…
Le ralliement du PT aux revendications du lobby de l'agrobusiness ne peut déconcerter que ceux qui tenaient pour sans conséquence le choix de Roberto Rodrigues au ministère de l'Agriculture. Rodrigues est un grand propriétaire foncier qui tire ses revenus des exportations… Et c'est ce même Rodrigues qui a fait adopter par le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso une loi visant à interdire toute réforme agraire dès lors que les terres étaient occupées par des sans-terres. Il représente les intérêts des grands propriétaires fonciers qui n'hésitent pas à défendre l'arme à la main leurs biens. Ce sont leurs miliciens, les " pistoleiros ", sinon directement les forces armées des vingt-sept États brésiliens qu'ils contrôlent, qui ont assassiné plus d'une cinquantaine de militants sans-terre en 2003.
L'influence considérable des tenants de l'agrobusiness au sein du gouvernement Lula n'est plus à démontrer. Et s'il souscrivent à la réforme agraire amorcée par le PT, c'est simplement parce que le projet " pétiste " s'inscrit dans la droite ligne des précédents, et ne vise nullement à donner satisfaction aux quatre millions de paysans sans-terre. Pire, au rythme où vont les choses, l'équipe entourant Lula pourrait faire moins bien que celles de Cardoso qui selon les estimations auraient installé entre 300 000 et 500 000 familles de 1995 à 2002.

Leçons d'ici pour là-bas ; leçons de là-bas pour ici
Face à l'austérité généralisée et aux réformes anti-ouvrières en cours au Brésil, le prolétariat des villes et des campagnes n'est pas resté sans réaction. Ils étaient près de 30 000 fonctionnaires mobilisés dans les rues de Brasilia, le 11 juin, pour empêcher la baisse de leurs retraites. 60 000 manifestants défilaient à nouveau, le 8 juillet, dans les rues de la capitale. Et ce sont plusieurs dizaines de milliers de travailleurs de la fonction publique, en grève depuis près d'un mois, qui se sont déplacés de tout le pays pour participer, le 6 août, à la grande manifestation de Brasilia contre le projet gouvernemental.
Le même jour, la Chambre des députés adoptait en première lecture le projet " pétiste " sur les retraites, les voix du PT se mêlant à celles de différents partis de droite - uniquement trois élus du PT ont voté contre et seulement huit se sont abstenus.
Malgré leur détermination, les travailleurs du Brésil ont subi le même sort que leurs homologues de France au même moment. Le VIIIe congrès de la Centrale Unique des Travailleurs s'est porté à la tête de la contestation pour mieux négocier un ralliement du mouvement à Lula sans dommage pour ses projets réactionnaires. Ce n'est pas sans rappeler non plus les manœuvres bureaucratiques des appareils syndicaux en France le printemps dernier. Cela vérifie une idée simple : l'indépendance de classe est une exigence primordiale. La lutte pour affranchir la classe ouvrière de la bourgeoisie est un combat constant au sein même du mouvement ouvrier, et qui ne connaît pas de frontière.
Le rapprochement est saisissant. Le Brésil n'est pas la France ; Lula n'est pas Raffarin. Mais justement… Le fait demeure : la réforme de l'un, comme celle de l'autre, relève de cette logique financière qui transforme en marchandise tout ce qui peut être source de profit. La mondialisation sape les bases matérielles du réformisme, en France comme au Brésil. Rejeter la contre-réforme libérale impose par conséquent de rompre avec le capitalisme. S'y refuser ouvre immanquablement la voie à l'acceptation passive du social-libéralisme. Le Lula qui, en 1980, dirigea une grève dure pendant quarante et un jours écopant de trente et un jours de prison n'a rien de semblable avec le " Lula light " des années 2000. Il en va de même du PT né de la clandestinité et de celui qui gère aujourd'hui la dixième puissance économique du monde.
L'ouverture rapide du dossier des retraites des fonctionnaires traduit bien l'enjeu pour le pouvoir au Brésil : en s'attaquant aux fonctionnaires, le gouvernement cible la masse de ceux qui ont voté pour le PT ; une victoire contre une base " pétiste " désorientée serait un atout pour la poursuite de la contre-réforme libérale à laquelle souscrivent Lula et l'essentiel de l'appareil du parti et des formations qui lui sont fidèles.

Pour un parti des travailleurs
" Dehors Lula ! Tu nous as trahis ! " Le slogan repris en juin par les grévistes témoigne des illusions qui ont présidé à la victoire de l'ancien métallo à la présidentielle ; il souligne que l'on ne peut être solidaire du gouvernement Lula - encore moins y participer - et lutter aux côtés de ceux qui en combattent la politique, sinon à adopter l'optique de la CUT prenant en main l'affrontement afin de mieux le désamorcer.
Au printemps et pendant l'été, des parlementaires et des intellectuels du PT ont publiquement pris leur distance avec la politique de Lula, mais sans rompre le plus souvent avec lui. La solidarité a joué au contraire à plein quand il s'est agi de voter les contre-réformes libérales. La démarche des trente députés " radicaux " qui avaient signé un texte critiquant la politique de la Banque centrale fin mai est significative : répétons-le, seuls trois élus du PT sur les quatre-vingt onze que compte le groupe parlementaire ont voté contre la réforme des retraites et huit se sont abstenus. Au nom de " l'unité du PT " les récalcitrants ont entériné des mesures allant à l'encontre des intérêts ouvriers, et les membres de Démocratie socialiste, courant lié à la Quatrième Internationale et à la LCR, comme les autres. Cette position n'est pas tenable, encore moins celle de Miguel Rosseto qui en participant, au gouvernement, même de manière critique, cautionne la politique de Lula.
Chercher à convaincre Lula et le PT de changer leur politique revient à nier ce qui l'a motivée, à s'illusionner sur la possibilité d'une autre voie que celle de la rupture avec la bourgeoisie. Il n'y a pas d'entre-deux. On peut évidemment disserter à l'infini sur " les deux âmes du gouvernement Lula ". Il est plus utile de discuter de son orientation.
Cela pose immédiatement la question d'une rupture politique avec elle et ses promoteurs au pouvoir comme avec ses relais dans le mouvement ouvrier, la direction du PT et de la CUT en premier lieu. Cela interroge inévitablement sur le piège que représentent des regroupements qui ignorent le clivage réforme-révolution et où s'efface immanquablement l'indépendance de classe.
Cela oblige à remettre en cause les cadres existants, et envisager que la nécessaire rupture politique s'accompagne d'une rupture organisationnelle. Craindre cette conséquence ou simplement en reculer l'échéance est un encouragement à la contre-réforme libérale menée par Lula, une politique qui s'appuie précisément sur la difficulté à faire émerger au sein de la classe ouvrière une orientation indépendante, alternative à celle que défend le PT et les organisations proches de lui.
La bataille sur les retraites au Brésil cet été le souligne suffisamment.
Serge Godard


L'OMC minée par les tensions de la mondialisation impérialiste

Le Sommet ministériel de l'OMC qui se déroulait à Cancùn, au Mexique, du 9 au 14 septembre, s'est donc soldé par un échec. L'Union européenne et les USA n'ont pas réussi à faire accepter à l'ensemble des pays membres leurs règles du jeu. 22 pays, menés par le Brésil, l'Afrique du Sud et l'Inde, regroupés sous le nom de groupe des " 21 ", face au refus des USA et de l'UE de limiter de façon significative leurs subventions à l'agriculture ont refusé de discuter de l'ouverture de leurs frontières aux produits et aux investissements. Faute de consensus, conformément aux règles de l'OMC, le sommet s'est terminé sur un constat d'échec.
L'Organisation Mondiale du Commerce a été créée en 1995 pour remplacer le GATT. Son instance de décision est le Sommet ministériel, qui réunit une fois tous les deux ans des représentants des gouvernements de tous les pays membres (146 actuellement). L'échec du Sommet de Cancùn n'est pas le premier : le 3ème sommet, à Seatle, en novembre 99, s'était soldé par un échec semblable, pour des raisons identiques. Et si au sommet de Doha, en novembre 2001, un accord avait été trouvé, c'était d'une part parce que cet accord se limitait pratiquement à fixer un calendrier de discussions (Programme de Doha pour le développement), d'autre part parce que cette réunion se tenait deux mois à peine après les attentats du 11 septembre, sous la pression de la campagne US contre le terrorisme : " Le " round " de Doha est le produit de coercitions et d'intimidations " écrivait la présidente d'une ONG canadienne, rendant compte du sommet de Doha.
A Cancùn, les contradictions entre les divergences d'intérêts des pays membres et la volonté de l'OMC de mettre tout le monde d'accord derrière un consensus, dans un contexte mondial nouveau, marqué par une exacerbation de la concurrence et l'interventionnisme militaire des USA, l'ont visiblement emporté sur " les coercitions et les intimidations ".

L'OMC, le FMI, la Banque mondiale, instruments de la mondialisation libérale, au profit de la bourgeoisie des USA et de l'UE
L'OMC ne se résume pas à un Sommet ministériel tous les deux ans. C'est une organisation permanente de plus de 500 personnes, dont le siège est à Genève, qui se définit elle-même ainsi : " L'Organisation mondiale du commerce (OMC) est la seule organisation internationale qui s'occupe des règles régissant le commerce entre les pays. Au cœur de l'Organisation se trouvent les Accords de l'OMC, négociés et signés par la majeure partie des puissances commerciales du monde et ratifiés par leurs parlements. Le but est d'aider les producteurs de marchandises et de services, les exportateurs et les importateurs à mener leurs activités. "
Cette façon de se présenter, si elle est indiscutable en ce qui concerne le but visé, repose sur un tour de passe passe qui met sur un plan d'égalité, du point de vue des échanges, des pays dont le niveau économique est profondément différent, marqué par des siècles de rapports coloniaux et de développement inégal. C'est le déguisement idéologique dont se parent les pays impérialistes depuis la fin de la deuxième Guerre mondiale pour mener leur politique de rapine à l'égard des pays du monde entier, par FMI, Banque mondiale et OMC interposés. Sous la poussée de la crise économique mondiale qui a débuté dans les années 70, cette politique libérale a abouti à la globalisation de l'économie, à la mondialisation financière. L'ouverture des frontières, accélérée depuis le milieu des années 1980, a été un des moyens par lesquels les trusts des pays impérialistes se sont assurés une mainmise croissante sur l'économie des pays pauvres.
D'après les discours des tenants de la libéralisation, l'évolution économique serait un long fleuve tranquille dans lequel, sous l'influence bénéfique de la libre concurrence, avec l'aide bienveillante du FMI, de la Banque mondiale et de l'OMC, et à condition d'y mettre de la bonne volonté, les pays les plus pauvres pourraient accéder à la démocratie, et au niveau de développement des pays les plus riches. Pour concrétiser cela, dans le langage de l'OMC, les pays sont classés selon la distance qui les sépare du " développement " : il y a " les pays développés " (entendre : les pays impérialistes), les " pays en voie de développement " et les " pays peu développés ". Les pays les plus pauvres, pour peu qu'ils le veuillent, ne pourraient que bénéficier de ces perspectives... D'ailleurs, déplorant l'échec du sommet de Cancùn, le Président de l'OMC n'a pas manqué de déclarer : " Si le Programme de Doha pour le développement est un échec, les perdants seront les pauvres du monde ".
La réalité est tout autre. Loin des discours des chantres de la libéralisation, pour le petit paysan africain, sud-américain, asiatique, la situation n'a jamais été aussi grave, aussi désespérée, comme en témoigne le suicide, à Cancùn, d'un paysan coréen. Le mécanisme de la dette extérieure, organisé par le FMI et la Banque mondiale, canalise toutes les richesses des pays pauvres vers les circuits financiers internationaux. En matière de développement industriel, dans les pays pauvres, les entreprises qui se sont créées sont des filiales des multinationales. Par le biais de la renégociation de la dette, le FMI impose aux pays qui ne peuvent assurer les remboursements la privatisation de pans entiers de leurs services publics, qui tombent ainsi dans l'escarcelle des multinationales. Les bourgeoisies locales, quand elles ont une existence, participent, dans les rangs de la bourgeoisie financière internationale, au pillage des richesses de leur propre pays, à l'exemple de la bourgeoisie argentine. Les dirigeants des anciens pays coloniaux s'enrichissent des miettes du pillage, de la corruption. La dictature règne sur la majorité des pays de la planète, et dans les pays démocratiques, les libertés sont remises en cause chaque jour un peu plus.
Le " libre échange ", même partiel, imposé aux pays du monde entier ne pouvait conduire, à cause des disparités de la productivité du travail, qu'à l'accumulation d'immenses richesses entre quelques mains d'une part, et une pauvreté grandissante d'autre part. Cela n'est pas le produit d'un hasard malencontreux, mais d'une politique délibérée, imposée par les grandes puissances aux autres pays " libres ". L'OMC est un des acteurs de cette politique.

L'OMC, victime de l'aggravation des contradictions entre les intérêts rivaux des Etats et des multinationales
Le fonctionnement de l'OMC est, dans sa forme, en cohérence avec le discours qu'elle tient : tous les pays du monde libre sont égaux en droit, il est possible de s'entendre entre gens responsables, sur la base de principes raisonnables. D'où la règle de fonctionnement au consensus des Sommets ministériels.
Mais dans un contexte de concurrence entre Etats, de domination impérialiste, le mythe de l'égalité, de la communauté d'intérêts, ne tient pas une seconde. Si un accord est trouvé, ce ne peut être que sur la base d'un rapport de forces qui impose aux uns et aux autres de s'entendre, aux pays impérialistes de surseoir à certaines de leurs exigences, aux pays exploités d'accepter une aggravation des conditions de leur exploitation.
C'était possible pendant toute une période de développement de la mondialisation libérale. Cela ne l'est plus actuellement. Déjà, à Seatle, en 1999, il n'y avait pas eu d'accord. A Cancùn, cette année, des pays comme l'Inde, le Brésil, l'Afrique du Sud ont choisi de refuser de se prêter au jeu des grandes puissances, entraînant avec eux 19 autres pays. Ils l'ont fait parce que le contexte international a changé.
Les effets mêmes du libéralisme impérialiste, l'exacerbation de la concurrence, créent les conditions d'une crise où les nations dominantes, au premier rang desquelles les USA, imposent leurs propres vues y compris par la pression militaire. Aujourd'hui, la mondialisation financière est indissociable de la mondialisation militaire. Les USA, devenus la puissance hégémonique mondiale, ont rompu eux-mêmes le statu quo. En faisant la guerre à l'Afghanistan, puis à l'Irak, ils ont signifié aux pays du monde entier que la mascarade démocratique était terminée, que le problème de l'appropriation des richesses se réglerait désormais ouvertement sur la base d'un rapport de forces militaire. En même temps, la puissance militaire des USA est mise en échec aussi bien en Afghanistan qu'en Irak, Bush est affaibli politiquement. L'UE, dans l'affaire de l'Irak, a montré sa division et son impuissance. Tout cela ne peut être qu'un encouragement, pour des gouvernements de pays disposant d'immenses potentialités, comme l'Inde, le Brésil ou l'Afrique du Sud, à jouer leur carte, à claquer la porte de l'OMC au nez des USA et de l'UE. Au risque d'envoyer l'OMC au musée de l'histoire.
L'échec du Sommet de l'OMC de Cancùn a été accueilli avec soulagement, comme un " répit ", par les organisations agricoles des USA et de l'UE, qui craignaient que leurs Etats profitent de l'occasion pour cesser leurs subventions à l'agriculture. Mais si les Etats européens et US financent leur agriculture, ça n'est pas par philanthropie. D'une part, la fin des subventions entraînerait une véritable explosion sociale. D'autre part, ces subventions, non seulement profitent aux grandes entreprises agricoles, mais sont un moyen de garantir les profits des grands groupes financiers et agro-alimentaires qui engrangent le produit du travail de centaines de milliers de paysans petits propriétaires, qui leur sont liés par les dettes et les contrats. Et c'est bien pour cela que l'UE et les USA ne pouvaient pas céder à Cancùn sur le point des subventions agricoles, au risque de perdre sur le reste.
Cet échec, produit de l'exacerbation, sous la pression de la crise économique, de la concurrence entre les multinationales et les Etats capitalistes rivaux, s'il révèle l'imposture et l'impuissance de la politique libérale, n'est une victoire ni pour les peuples, ni pour les travailleurs.
Certes on peut se féliciter que les pays pauvres aient réussi à faire valoir leurs droits en refusant de céder aux exigences des grandes puissances. Y voir une victoire des opprimés est cependant pour le moins d'un optimisme quelque peu aveugle. C'est une façon de répondre à la dramatisation de Pascal Lamy, socialiste ardent défenseur du libéralisme quand il déclare " Nous aurions pu tous gagner, nous perdons tous ". Répondre ils ont perdu, nous avons gagné relève, à l'opposé, du même raisonnement.
Malheureusement l'échec de Cancun n'est pas une défaite du libéralisme, à travers l'économie de marché la dictature des multinationales et des grands Etats s'impose par tous les moyens aux peuples.
Il n'est pas inutile, bien au contraire, que la bataille politique menée autour du sommet puisse contribuer à révéler aux yeux de l'opinion mondiale la politique des maîtres du monde, mais nous n'avons pas à nous faire la moindre illusion ni à répandre de quelconques illusions.
Les Etats Unis se sont engagés dans une " guerre sans limite " comme moyen de domination et de régulation des marchés, au risque d'une généralisation des conflits. Sur le terrain social, l'exacerbation de la concurrence se traduit, pour maintenir les profits, par des licenciements, la remise en cause des acquis sociaux, le démantèlement des services publics. Autrement dit la poursuite du programme de l'OMC... avec ou sans l'OMC.
Dans ces combats entre Etats, entre multinationales, les premières victimes sont les travailleurs et les peuples.
En même temps, eux seuls détiennent la clé de la situation. La mondialisation capitaliste a créé partout dans le monde des classes ouvrières modernes, nombreuses, organisées, compétentes, occupant tous les postes clés du système de production et d'échange. Elle a également mis en place d'immenses réseaux de communication, permettant à des millions de travailleurs, répartis sur toute la planète, de coordonner leur travail en temps réel. C'est sur cette réalité que repose notre perspective révolutionnaire, la certitude qu'un autre monde est possible.
Eric Lemel

Vingt ans après : réforme ou révolution, socialisme ou barbarie, telle est l'alternative posée par l'expérience chilienne, toujours d'actualité pour la lutte des opprimés


Les travailleurs pourront-ils s'emparer du pouvoir légalement, électoralement, sans violence, sans détruire l'appareil d'Etat, sans s'armer eux-mêmes ? C'est par la négative que la classe ouvrière chilienne en a fait la terrible expérience. On souscrit à ce qui était écrit dans une brochure de l'organisation en 1973, " Chile, solidaridad " : " La solidarité avec le Chili oblige à la poursuite du débat -vieux mais tellement actuel- sur les voies et moyens de venir à bout de l'ordre bourgeois, du " passage " au socialisme.
La défaite des travailleurs chiliens, nous ne le répéterons jamais assez, n'est pas leur défaite. Elle est la défaite de ceux qui l'ont conduite dans une impasse, qui lui ont fait croire à la possibilité " d'arriver " au socialisme en faisant l'économie d'une révolution. Elle est la défaite du réformisme (…)
Aider à une prise de conscience, à une clarification politique sur cette question cruciale à travers une connaissance concrète de ce qui s'est passé au Chili est aussi l'une des tâches, l'un des objectifs du mouvement de solidarité
 ".
En 2003, alors que les socialistes sont à nouveau au pouvoir au Chili et que celui qui dirige le pays, Ricardo Lagos, vient d'envoyer la police contre les travailleurs en grève en août dernier, le problème est reposé dans toute son actualité et son ampleur.
Aujourd'hui comme hier, on retrouve les réformistes, socialistes et staliniens hier, social libéralisés aujourd'hui. Ils nous rappellent que la " voie pacifique vers le socialisme ", cela a été d'abord la défaite sans combat d'une classe ouvrière parmi les mieux organisées d'Amérique latine, antichambre de l'une des pires dictatures militaires du XXème siècle, prélude à la mise à sac du pays par la bourgeoisie nationale et impérialiste mondialisée aujourd'hui.

Allende, chantre de " la voie pacifique vers le socialisme "…
La " voie pacifique vers le socialisme " aurait été possible au Chili du fait de la particularité de la démocratie chilienne et de ses forces armées très " loyales ", contrairement à celles des autres dictatures sanglantes d'Amérique latine, à l'image de la dictature bolivienne au lendemain de l'assassinat du Che. Ce rapport particulier de l'armée à l'Etat était le produit d'un rapport de forces social et politique particulier au Chili, dû à la fois à la puissance et à la richesse de sa bourgeoisie minière et propriétaire et à la force de sa classe ouvrière, parmi les plus concentrées et organisées du continent. Mais l'armée chilienne, comme toutes les armées, était et restait l'instrument du maintien de l'ordre bourgeois. La classe ouvrière, elle, se dota très tôt d'un parti ouvrier socialiste puis d'un parti communiste sympathisant de la IIIème Internationale de Lénine…
A partir des années 1968, le monde du travail entra en effervescence, l'Amérique était, selon l'expression d'Allende " un volcan en éruption ". L'armée si démocratique n'hésita pas alors à tirer et à tuer de nombreuses fois des grévistes ou des paysans qui s'emparaient de terres laissées à l'abandon par les latifundistes.
Dans ce contexte, la gauche chilienne et internationale a beaucoup loué et se réjouit encore de l'arrivée au pouvoir " constitutionnelle " de Salvador Allende, vieux routier socialiste du Parlement puisque déjà candidat à la Présidence de la République, ministre dans un gouvernement de Front populaire en 1938 et Président du Sénat depuis 1968 jusqu'à son élection en 1970. Allende n'a pu alors être élu que grâce au soutien de partis démocratiques bourgeois, la Démocratie chrétienne (DC) et le Parti radical (PR). En effet, il disposait d'une très faible majorité (36 % des voix), et dans ce cas, la Constitution chilienne stipulait que le Président devait être désigné par les forces politiques arrivées en tête juste derrière lui, en l'occurrence la DC et le PR. Si derrière ces partis, des secteurs importants de la bourgeoisie se sont finalement décidés à faire élire Allende, cela n'a pas été sans hésitation ni surtout de garantie : aussitôt arrivé au pouvoir, il a dû accepter un " statut de garantie des libertés " élaboré conjointement par sa majorité, l'Unité populaire (UP) et la Démocratie chrétienne. Il y était stipulé en particulier que " les associations de quartier, les centres ouvriers, les syndicats, les coopératives et autres organisations sociales par lesquelles le peuple participait à la solution de ses problèmes (…) sont dotés de personnalité juridique ; en aucun cas, ces institutions ne peuvent prétendre représenter le peuple ou se substituer à lui ni tenter d'exercer des pouvoirs appartenant aux autorités publiques ".

… met en place un authentique programme réformiste…
Le peuple continua à soutenir le gouvernement car le programme qu'il mettait en avant comprenait en particulier la nationalisation des mines et la réforme agraire. Ces mesures avaient commencé à être mises en place sous le gouvernement du démocrate chrétien Eduardo Frei. Or, le seul moyen de réussir réellement à ce que les nationalisations se fassent sans indemnisations, totalement ruineuses pour l'économie, que le blocus engagé par les Etats-Unis ne conduise pas à une inflation record en Amérique latine, que soit jugulé le marché noir, que des hausses de salaires, des plans de logement, des aides conséquentes pour les plus démunis puissent être accordés - comme le régime disait avoir l'intention de le faire-, aurait été de s'appuyer sur la mobilisation des masses, sur leur conscience agissante. Les partis du régime d'Allende, le PS, le PC, sa coalition de gouvernement -qui allait de radicaux bourgeois à l'extrême gauche, le MIR qui, tout en ne participant pas au gouvernement, lui accordait un soutien critique, en passant par les chrétiens radicalisés du MAPU-, acceptèrent voire investirent les organes issus de la population comme les juntes de contrôle des prix et du ravitaillement (JAP, CAD), les centres de mères de famille populaires, les syndicats, les associations... Mais le PS et le PC, s'ils ont permis une certaine gestion par les ouvriers des grandes entreprises du secteur public par le biais de l'APS (aire de propriété sociale) instaurée à cet effet, voulaient surtout à travers cette participation accroître la production pour que le régime tienne…

Mais lorsque la situation sociale et politique se tend, les travailleurs font irruption avec leurs méthodes de classe
Cependant, la petite bourgeoisie aisée ne cessa de réclamer sa part, elle qui fut touchée par la crise sans recevoir les indemnisations colossales auxquelles avaient droit les multinationales du cuivre. Les reculades du gouvernement ne firent qu'exacerber son hostilité au régime qui lui semblait trop lié aux travailleurs et aux pauvres. Ce fut l'origine des fameuses manifestations de femmes des milieux aisés -et, en particulier, de leurs domestiques !- avec des casseroles vides, puis de l'importante grève des camionneurs et des professions libérales attisée par la bourgeoisie et les Etats-Unis en 1972. La bourgeoisie commença à prendre peur pour une partie d'entre elle, à en avoir assez de ne pouvoir faire ses profits en paix. Elle manifesta de plus en plus son opposition à Allende qui ne contrôlait pas l'initiative des masses, voire qu'il l'encourageait par ses discours aux résonances marxistes.
L'armée menaçait constamment de se soulever et s'en prenait aux officiers loyaux à Allende. Les commandos d'extrême droite " Patrie et Liberté " paradaient dans les rues et provoquaient les carabiniers fidèles au régime.
C'est alors que le monde du travail organisa par lui-même la riposte. Dans bien des zones industrielles, les ouvriers s'emparèrent de petites usines ou ateliers souvent délaissés par leurs propriétaires. Les sans logis et sans terre établirent des " campamentos ", occupations de terres illégales autour des villes ou dans les campagnes. Dans les banlieues ouvrières, dans les poblaciones (quartiers ouvriers très pauvres, bidonvilles), des commandos communaux ou ruraux se formèrent, souvent à l'initiative de militants syndicalistes ou d'extrême gauche. Dans certaines zones industrielles se mirent en place des cordons industriels (comités d'ouvriers) chargés de veiller à l'approvisionnement populaire mais aussi à l'armement des ouvriers, par secteurs. Tous ces travailleurs, ces militants comprenaient que la nécessité de l'heure, c'était l'organisation indépendante et l'armement des travailleurs face à la bourgeoisie et à l'armée, ce que le gouvernement ne voulait pas assurer de peur " d'effrayer la petite bourgeoisie ", -qui, loin d'être effrayée, devenait de plus en plus agressive-, de peur de rompre le consensus avec la DC… ce que celle-ci ne tarda pas à faire !, de peur de " briser l'unité de l'armée "…

Et le gouvernement Allende choisit l'armée…
Le gouvernement d'Allende, par respect absolu de la légalité, céda sur chaque réforme progressiste devant les cris de la droite et des milieux réactionnaires. Il retira par exemple son projet de loi pour la mise en place de tribunaux de quartiers. Mais lorsque la Cour Suprême refusa en 1971 la levée de l'immunité parlementaire d'un sénateur compromis dans le complot qui aboutit à l'assassinat du général " loyal " René Schneider, Allende laissa faire. Lorsque le 22 Octobre 1971, des bandes armées de propriétaires tuèrent un paysan militant du MIR et en blessèrent d'autres qui occupaient un de leurs domaines, ils restèrent impunis. Parallèlement, les achats de matériel militaire aux USA passèrent de 3,2 millions de dollars en 1970 à 13,5 millions de dollars en 1972. Les manœuvres conjointes entre l'armée USA et l'armée chilienne dans le cadre de pactes militaires furent maintenues…
Dans le même temps, le gouvernement interdit de " faire du prosélytisme " dans l'armée en lui accordant toute sa confiance, relayée en cela par le PC qui faisait y compris dans l'armée la chasse aux " ultra gauches ", aux " têtes chaudes " comme ils disaient, c'est-à-dire à tous ceux qui, au sein de l'Unité populaire (UP), critiquaient l'impasse du réformisme, parlaient de lutte de classe et non de lutte " nationale "…
Mais lorsqu'un petit groupe terroriste assassina l'ancien ministre de l'Intérieur démocrate chrétien responsable de répressions féroces sous l'ancien gouvernement Frei, là, le gouvernement proclama pour la première fois l'état d'urgence, des pouvoirs accrus pour les militaires. Il édicta une loi autorisant la perquisition d'armes au nom de laquelle des locaux de partis de gauche, des logements, des fermes, des écoles furent fouillés, des journaux d'extrême gauche interdits et des militants arrêtés et sauvagement torturés par les militaires, alors que, dans le même temps, les troupes de choc de l'extrême droite paradaient armées dans les rues… Par la suite, des militaires auteurs d'une tentative de putsch meurtrière en juin 1973 furent tout simplement libérés…
De fait, l'armée était bien divisée. Lorsqu'il devint évident qu'à l'aide de la CIA, un autre coup d'Etat plus important que le " tanquetazo " de juin se préparait, que des milliers de travailleurs et de militants étaient déjà victimes de la répression parce qu'ils étaient soupçonnés d'essayer de s'armer, 150 soldats furent torturés et traduits en cour martiale pour avoir prévenu le gouvernement Allende de la trahison imminente de leur hiérarchie. L'un des organisateurs d'un réseau de marins et de sous-officiers qui informaient l'UP depuis 1972 des plans de coup d'Etat dans leur corps militaire, Juan Cárdenas, raconte ainsi que, malgré le mutisme du gouvernement à leurs demandes d'action, " …la majorité disait qu'il fallait chercher des soutiens, de n'importe quelle manière car, nous autres, nous sommes la classe ouvrière et que, par conséquent, nous devons être avec les ouvriers, sinon, de toutes manières, c'est les autres qui nous liquideront quand ils feront leur coup d'Etat ".
Refusant de s'appuyer sur les travailleurs en armes malgré ses discours radicaux, Allende finit par prendre des militaires dans son gouvernement. Et c'est ainsi que, lorsque, las des pressions des milieux putschistes, le général " loyal " Prats posa sa démission, Allende le remplaça par… Augusto Pinochet lui-même !

Une défaite sans combat lourde de conséquences
Une vague de démoralisation et de désespoir déferla sur les militants et les travailleurs partisans de l'Unité populaire. Les carabiniers, sans perspectives autres que celle de leur hiérarchie, finirent par se rallier à l'opposition au régime. Une manifestation de 700 000 personnes en faveur de l'UP put être organisée. Des militants du MIR, du MAPU, de l'aile gauche du Parti socialiste entrèrent dans la clandestinité… Mais il était trop tard !
Lorsqu'au matin du 11 septembre 1973, le Palais de la Moneda fut encerclé par les blindés, les banlieues industrielles, coupées par les militaires du reste de la ville ne purent rien faire, les cordons industriels attendirent des armes et des consignes qui n'arrivèrent jamais. Allende affirma jusqu'au seuil de la mort sa confiance dans la fidélité des troupes à la démocratie et n'appela jamais les travailleurs à se défendre ou à le défendre…
Pour briser l'armée et gagner à la révolution les classes moyennes, les travailleurs avaient besoin d'une direction révolutionnaire qui ne craigne pas d'en finir avec la société des propriétaires miniers et fonciers et l'impérialisme. Ils avaient besoin d'imposer à l'aide d'un parti bien à eux leur propre démocratie, leur contrôle total sur l'économie en s'opposant y compris les armes à la main aux défenseurs de la dictature des marchés.
20 ans après, le dictateur a été " pardonné " par la justice internationale. En gage à la " paix civile ", en fait, en fidèles gestionnaires du système capitaliste libéral, les successeurs d'Allende lui ont voté au Parlement l'immunité pour ses crimes pour pouvoir gouverner avec la DC et brader les richesses d'un pays exsangue où 10 % des riches se partagent 41 % des revenus tandis que les 20 % plus pauvres n'en reçoivent que 3,7 % (en 2002).
La classe ouvrière, dont les militants des " protestas " des poblaciones et la jeunesse des années 88, pourra se relever de cette défaite sans combat ; le réformisme, lui, a complètement failli !
Sophie Candela