Débat militant | ||||||||||
Lettre publiée par des militants de la LCR |
n°41
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28
janvier 2004
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Sommaire : | ||||||||||
Les fondements programmatiques de la politique de Lutte ouvrière | ||||||||||
Bourgeoisie et prolétariat aujourd'hui | ||||||||||
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Sous
la pression de la situation sociale et des échéances électorales,
Quelle
redistribution des cartes politiques ?
Les élections
régionales vont constituer un moment charnière dans la situation
politique. En confirmant, comme le 21 avril, le discrédit des partis
de gouvernement auprès de l'opinion, elles vont donner lieu à
une nouvelle redistribution des cartes politiques.
Depuis son entrée en fonction, Raffarin, derrière Chirac, avait
pris appui sur la politique du gouvernement Jospin et sur le vote du 5 mai pour
imposer sa politique. Son effondrement dans les sondages semblait signifier
son échec.
Chirac a réussi à reprendre l'initiative en surfant sur les thèmes
populistes de la lutte pour l'emploi, de la République et de la laïcité.
Mais aujourd'hui, c'est dans son propre camp et jusque dans son gouvernement
que les ambitions s'affrontent ouvertement.
La droite au pouvoir se trouve confrontée aux mêmes problèmes
que la gauche plurielle l'a été sous le gouvernement Jospin. Pour
les mêmes raisons. Sa politique, soumise à des exigences toujours
plus pressantes du Medef, se heurte, en conséquence, à un mécontentement
croissant dont le dernier sondage publié dans Le Monde a révélé
l'ampleur.
La double pression de la situation sociale et des échéances électorales
accélère les évolutions en cours, favorisant la liquidation
de la vieille droite et l'émergence d'une nouvelle droite, dont le populisme,
libéré de la cohabitation, concurrence celui de l'extrême
droite.
La
pression de la situation sociale
En ce début d'année, l'offensive gouvernementale et patronale
contre le monde du travail s'est considérablement accélérée.
Aux mesures, déjà votées ou entérinées qui
entrent en application, comme la loi Fillon sur les retraites ou celles concernant
l'indemnisation des chômeurs et l'allocation spécifique de solidarité,
s'ajoutent celles à venir ou annoncées : transformation du RMI
en RMA, rapport Virville sur le code du travail, rapport du Haut conseil de
l'assurance maladie préparant la " réforme " de la Sécu,
privatisations ou mesures préalables assurant la rentabilisation des
services publics, nouvelle cascade de licenciements comme à France Telecom
ou à Kodak.
Le Medef exige du gouvernement du fait de l'exacerbation de la concurrence internationale,
des scandales (Parmalat, Adecco
) qui révèlent le poids croissant
de l'endettement et le parasitisme de la finance, de la crise permanente larvée
qui mine l'économie mondiale qu'il réponde aux besoins pressants
des actionnaires des grands groupes dont il est le commanditaire. Il n'aura
de cesse que soit réduite la part des richesses qui revient au monde
du travail, tant par la baisse de ses revenus directs que par la réduction
du salaire indirect, par le démantèlement de la protection sociale
et la destruction de tout ce qui a constitué un obstacle à sa
rapacité.
Seillière a certes loué, lors de l'assemblée générale
du Medef à Lille, la volonté du gouvernement de supprimer la taxe
professionnelle, cet " impôt imbécile qui taxe l'investissement
et l'emploi ", comme, également la " volonté de réformer
l'assurance-maladie ". Mais il a aussi exigé que ces " réformes
interviennent avant la fin du premier semestre 2004, comme promis ".
Chirac
peut encore user du 5 mai
C'est pour tenter d'imposer cette politique que Chirac, saisissant l'occasion
des vux, a endossé à nouveau les habits de l'homme providentiel,
élu avec 82 % des voix le 5 mai 2002. Et de prétendre, au titre
d'une " grande loi sur l'emploi ", que ses mauvais coups contre les
chômeurs et les salariés seraient de l'intérêt même
de ces derniers, une mesure d'intérêt public.
Si cette démagogie, sur le plan social, est bien impuissante à
masquer les attaques qu'elle vise à camoufler, l'utilisation par Chirac
des thèmes censés rassembler la droite et la gauche, ceux de la
République et de la laïcité, a eu, dans un premier temps,
plus de succès. Sa loi, interdisant les signes religieux à l'école,
qui risque d'avoir comme seul résultat de stigmatiser la fraction de
la population d'origine immigrée et de se retourner contre les femmes
qui ne veulent pas porter le voile qu'elle prétend défendre, a
réussi à diviser tout le mouvement associatif et syndical et désorienté
les enseignants
avant de provoquer une foire d'empoigne au sein même
de sa majorité.
A voir le peu de réaction à sa déclaration de guerre, on
pourrait croire que Chirac a réussi à imposer sa politique, que
le mouvement de mai-juin dernier s'est soldé effectivement par une défaite
telle qu'une démoralisation générale s'est emparée
du monde du travail qui le conduit à accepter, ne serait-ce que par résignation,
toutes les attaques lancées contre lui.
Il n'en est rien. La seule chose qui a pu donner cette expression, c'est que
l'offensive de Chirac est restée sans réponse de la part des partis
de gauche et des dirigeants syndicaux, alors même qu'elles étaient
annoncées publiquement devant ces derniers, présents à
la cérémonie des vux aux " forces vives de la nation
". Les travailleurs eux ne sont pas dupes loin s'en faut même s'ils
n'ont pas trouvé jusqu'ici l'énergie et les moyens de surmonter
la passivité et l'inertie des directions syndicales. Et c'est bien là
ce qui a donné une apparence de crédibilité à cette
démagogie.
Une
politique dont le succès n'est assuré que par la complicité
des partis de gauche et des directions syndicales
On imagine encore difficilement à quel degré d'intégration
sont parvenues les anciennes organisations du mouvement ouvrier.
Certes, le PS a donné un petit peu de la voix, ces derniers jours, pour
dénoncer la " casse " organisée par le gouvernement
et proposer au reste de l'ex-gauche plurielle un " front unique "
contre le CDD de 5 ans de Virville. A l'approche des élections, il s'agit
pour Hollande de donner quelque raison aux Verts et au PC, qui tentent de jouer
leur carte propre dans quelques régions, d'annoncer un soutien indéfectible
à ses candidats au deuxième tour.
Mais le PS aura bien du mal, à supposer qu'il le souhaite vraiment, à
se refaire une virginité de gauche. Sa politique réelle, c'est
l'appui de Rocard à la réforme sur les retraites, décidée
conjointement par Chirac et Jospin au sommet de Barcelone, c'est Fabius ou Strauss-Kahn.
Il n'est même pas dit que le réflexe du " vote utile "
vienne à sa rescousse, tant il n'a aucune politique différente
de celle de la droite.
C'est ainsi qu'entre en application, cette année, pour la mise en uvre
du budget, la LOLF (loi organique relative aux lois de finances). " Une
révolution réformatrice de l'Etat ", selon Lambert, le ministre
du budget. Et, en effet, les nouvelles règles comptables instituées
par cette loi, par " projet " et non plus par ministère, interdit
toute comparaison avec le budget précédent. Quel meilleur moyen
de faire passer à la trappe et en catimini nombre de dépenses
dites " improductives ", utiles à la population. Mais il faut
savoir que le gouvernement ne fera là qu'appliquer une loi votée
en août 2001, sous le gouvernement Jospin, par la droite et la gauche
réunies. S'il y a bien là, comme le dit Lambert, un " un
miracle politique ", la raison n'en est pas mystérieuse : elle tient
à la social-libéralisation du PS, qui a entraîné
à sa suite toute la gauche plurielle.
Même chose sur la réforme de la Sécu. Le rapport du Haut
conseil de l'assurance maladie est salué par le PS qui trouve le diagnostic
juste : devant l'ampleur du déficit (66 milliards d'euros en 2020), il
faut une réforme. Mais comment s'étonner de l'unanimité
avec laquelle le rapport a été accueilli ? Des dirigeants de tous
les syndicats représentatifs étaient membres de ce Haut conseil,
et ils l'ont approuvé, avant publication, au consensus, à l'exception
de FO, qui s'est cependant bien gardé de le dénoncer.
Tout se passe exactement comme lors de la préparation de la loi Fillon
sur les retraites
avant que quelques grains de sable, en l'occurrence
le combat de militants syndicaux et salariés à l'EDF d'abord,
ne viennent gripper le mécanisme.
Du 20 au 22 janvier dernier, des secteurs décisifs comme l'EDF-GDF, les
hôpitaux, la SNCF, les aéroports, ont été appelés
à la mobilisation sur trois jours consécutifs différents
alors que tous ces secteurs, et celui de La Poste, appelé lui le 5 février,
sont tous menacés de privatisation. Le dirigeant de la CGT, Thibault,
s'est, nous dit le Figaro, " félicité d'une remobilisation
sociale ". Les salariés "montrent qu'ils ne sont pas d'accord
avec un certain nombre d'options ou de non-réponses à des revendications
qui sont latentes depuis de nombreux mois voire plusieurs années".
Dédouanant au passage la CFDT "partie prenante parfois de certains
combats professionnels", comme à EDF, il a jugé : "Il
est essentiel que les syndicats soient plus visibles, plus cohérents
et plus unis pour porter un certain nombre d'exigences face à des pouvoirs
publics qui font trop peu de cas des positions que nous défendons".
Un vrai cri de colère et de révolte !
Eh bien, malgré cela, le fiasco n'a pas été tel que préparé
par les directions syndicales. Et le gouvernement, qui s'était fait fort
de promouvoir à cette occasion la mise en place du service minimum, a
plutôt mis une sourdine à ses déclarations. Et surtout,
si les salariés ne répondent qu'avec réticence à
des journées d'action dont ils savent qu'elles sont sans lendemain, on
ne compte plus les initiatives locales ou sectorielles de résistance,
d'organisation et de mobilisation.
La
force du mécontentement et l'approche des élections préparent
une nouvelle donne politique
Dans la continuité du 5 mai, le populisme de Chirac peut prétendre
effacer les clivages de classe parce que, après 20 ans d'alternance et
de cohabitation de la gauche et de la droite au pouvoir pour servir les intérêts
de la bourgeoisie, le clivage gauche-droite a été effacé.
Mais les rapports entre les classes, s'ils ont été exprimés,
quoique de manière très déformée, par les clivages
parlementaires entre la droite et la gauche, ne peuvent s'y réduire,
loin de là.
L'échec du gouvernement à faire accepter comme légitime
sa politique est, en l'espace de quelques jours, devenu patent. Le sondage du
Monde, effectué les 14 et 15 janvier derniers, en donne une idée
: 23 % seulement des personnes interrogées soutiennent l'action du gouvernement,
et 65 % déclarent vouloir exprimer par leur vote leur mécontentement.
Pour une majorité, également, le vote aux régionales sera
déterminé par la politique nationale.
La belle unanimité du gouvernement, rappelé à l'ordre et
sommé de soutenir Raffarin par Chirac, a volé en éclats.
Il n'y a pas un sujet d'importance qui n'ait donné lieu à une
cacophonie parmi des ministres qui, préoccupés de leur élection
aux régionales ou de leur avenir pour 2007, sentent qu'il est de leur
intérêt de se démarquer de Chirac -et Raffarin-, qu'ils
voient bientôt ramené à la réalité de son
score du 21avril.
Du show permanent de Sarkozy et de ses petites phrases assassines contre Chirac
à Debré traitant Raffarin de " boutiquier " ou aux critiques
publiques de la loi sur la laïcité par Villepin et Alliot-Marie,
il ne se passe guère de jour sans que les uns ou les autres se distinguent,
par tous les moyens possibles, du Président et de son Premier ministre.
Sans oublier l'UDF de Bayrou qui semble vouloir se présenter en concurrence
avec l'UMP dans presque toutes les régions.
Les prochaines élections, parce qu'elles organisent de fait une confrontation
des politiques menées avec l'ensemble de l'opinion publique, précipitent
les évolutions en cours. Nous sommes à un moment charnière
où les cartes politiques, telles qu'elles étaient distribuées
par le résultat de 20 ans de cohabitation droite-gauche, avec leur aboutissement
du 21 avril et du 5 mai, sont en passe d'être rebattues.
Devant l'échec annoncé de Chirac-Raffarin à légitimer
leur politique auprès de la population, des projets s'affirment à
droite. Ceux de Sarkozy entre autres, la droite " décomplexée
" comme il aime à le dire de lui-même, une droite délivrée
des entraves de la cohabitation, libre de disputer le terrain à l'extrême
droite dont elle fait en partie déjà la politique, sans craindre
de diluer les prétendus barrages qui auraient existé entre les
deux.
Il y a, d'un autre côté, l'UDF de Bayrou, qui compte exploiter
le mécontentement à l'égard du gouvernement, en présentant
des listes séparées dans au moins quinze régions.
La liquidation de la vieille droite symbolisée par le président
de l'UMP, Juppé, le fidèle de Chirac, fait d'ailleurs l'objet
d'un accord tacite entre Bayrou, qui se présente à Bordeaux contre
lui, et Sarkozy, dont un journaliste du Monde soulignait la bienveillance à
l'égard du président de l'UDF qu'il interviewait (édition
du 27 janvier).
Les uns et les autres se positionnent déjà pour l'après-régionales.
Comme d'ailleurs nombre de dirigeants du PS, comme Rocard ou Strauss-Kahn, qui,
anticipant une réédition du 21 avril, projettent déjà,
du moins d'après ce qui se dit dans ce parti, de faire cause commune
avec Bayrou pour faire émerger un grand parti centriste.
L'offensive exigée par le Medef s'accommode de plus en plus difficilement
de la formule issue de la cohabitation, de ses faux-semblants démocratiques,
et à terme, des droits démocratiques tout court. Alors que, sous
l'effet de la régression sociale, de l'expérience politique accumulée
ces dernières années comme de la montée des luttes, la
majeure partie de l'opinion se radicalise, une nouvelle droite, qui se place,
pour une part, sur le même terrain que l'extrême droite, émerge.
Il est bien possible que ces évolutions puissent ouvrir la voie à
de nouveaux projets de recomposition à gauche, venant tant des ailes
gauches du PS que des notables d'un PC dont les régionales vont précipiter
l'agonie.
C'est dans ce contexte que LO comme la LCR ont fait le choix de répondre
aux besoins de la situation en unissant leurs forces pour les prochaines élections.
C'est en effet la seule orientation politique qui permette aux salariés,
aux chômeurs, à tous ceux qui refusent la régression sociale
d'exprimer leur colère et leur révolte, de redonner confiance
à tous ceux qui n'ont pas abdiqué de la lutte.
Mais pour l'extrême gauche le problème ne se pose pas dans les
même termes que pour les partis institutionnels. Pour nous, la question
n'est pas celle de l'après-régionales. Nous ne raisonnons pas
en fonction des échéances électorales mais bien en fonction
des intérêts du mouvement ouvrier. Et il serait vain de faire quelques
calculs que ce soit sur les possibilités d'un regroupement anticapitaliste,
issu des débris de l'ancienne gauche plurielle. Ce serait surtout tourner
le dos aux intérêts du monde du travail.
Dès aujourd'hui, dans le cours même de la campagne, se pose la
question de construire un front pour les luttes. Notre front électoral
débouche sur la perspective du regroupement vers un front pour les luttes,
qui ne peut se situer que sur le terrain de la lutte de classe et de la transformation
révolutionnaire de la société, comme celle définie
par les axes de notre campagne et qui ouvre la perspective de la construction
d'un parti redonnant vie aux idées socialistes et communistes.
Galia
Trépère
Les
fondements programmatiques de la politique de Lutte ouvrière
Le texte "
Les fondements programmatiques de notre politique ", adopté à
l'unanimité par les 450 délégués du XXXIIIe congrès
de Lutte ouvrière début décembre, tranche avec les documents
sur la " situation internationale " et sur " la situation intérieure
" auxquels les congrès précédents nous ont habitué.
La nature même de ce texte, théorique et programmatique, embrassant
l'histoire du mouvement ouvrier international, balayant des problèmes
politiques très divers touchant les métropoles impérialistes
comme les pays semi-coloniaux, souligne l'ambition. LO ramasse, en quelques
pages synthétiques et didactiques, les acquis du marxisme-révolutionnaire
auxquelles elle se réfère.
Il ne s'agit donc pas d'un texte conjoncturel. Mais c'est un texte que la conjoncture
éclaire
Ce souci de la direction de LO " d'intégrer dans les statuts un
rappel des fondements de son programme ainsi qu'un développement sur
son programme politique lui-même " prend un sens particulier à
la veille des deux campagnes communes avec la Ligue communiste révolutionnaire
dont le congrès, en novembre dernier, a également révisé
les statuts.
Les
limites d'une délimitation
Pour l'essentiel, " Les fondements programmatiques de notre politique "
réaffirme de grands principes auxquels tous les marxistes-révolutionnaires
adhèrent : anti-impérialisme, internationalisme, parti mondial
de la révolution, dictature du prolétariat, brisure de l'État,
parti révolutionnaire, revendications transitoires, indépendance
de classe, etc. Significativement, le développement particulier accordé
à la dictature du prolétariat atteste des convergences avec la
LCR dans la recherche d'une formulation du pouvoir des travailleurs étrangère
à " la déformation de cette notion imposée par les
staliniens pour justifier la dictature de la bureaucratie en URSS ". Et
de nombreux camarades de la Ligue qui ont approuvé le retrait de la référence
formelle à la dictature du prolétariat des statuts se retrouveront
entièrement dans les termes arrêtés par LO à son
congrès sur le sujet.
" Notre programme se fonde sur les acquis politiques du mouvement communiste
révolutionnaire et, en conséquence, sur les bases programmatiques
exprimées par le Manifeste communiste, les quatre premiers congrès
de l'Internationale communiste et le Programme de transition, programme de fondation
de la Quatrième internationale ", précise LO. Là encore,
" Les fondements programmatiques de notre politique " revendique des
filiations théoriques et politiques communes à l'ensemble des
courants trotskystes : avec Marx, Lénine ou Trotsky ; avec la Première
et la Deuxième Internationale jusqu'en 1914, avec l'Internationale communiste
avant la contre-révolution stalinienne ou avec la Quatrième Internationale
de Trotsky.
La partie définissant plus précisément le " programme
politique " de LO signale plus nettement ce qui à ses yeux la distingue
des autres courants se rattachant à la tradition marxiste-révolutionnaire,
mais sans qu'apparaissent des divergences telles qu'elles empêcheraient
irrémédiablement de militer dans un même cadre avec
la Ligue pour ne prendre qu'un exemple !
Au-delà des formules abruptes du document sur l'altermondialisme en général
et sur les altermondialistes en particulier, bien des militants révolutionnaires
partagent avec les camarades de LO l'idée que " Nous devons nous
démarquer clairement et fermement de ces courants, lever les ambiguïtés
de leur langage et dénoncer leur politique qui, derrière des aspects
contestataires, est fort respectueuse de l'ordre social. " Le débat
se situe, en réalité, sur un autre plan : faut-il oui ou non être
partie prenante de ses mobilisations ? Illustrons d'une autre manière
le propos. Les discussions dans l'Internationale communiste autour du front
unique ouvrier ont opposé, à Lénine et à Trotsky,
des opportunistes et des sectaires, les uns refusant le combat politique pieds
à pieds contre les réformistes, les autres dénonçant
la collusion avec les ennemis de classe. Les uns et les autres se trompaient.
À l'évidence, les deux attitudes perdurent aujourd'hui face à
l'altermondialisme
" Les fondements programmatiques de notre politique " le démontre
suffisamment : la politique de LO n'a pas d'autres fondements théoriques
que notre organisation, la LCR ; et sa politique ne diffère pas fondamentalement
de la nôtre. Il ne s'agit évidemment pas de nier les désaccords,
nous allons y revenir. Il est ici question de leur théorisation, de ces
barrières infranchissables construites par l'histoire séparée
des différentes branches se réclamant du trotskysme, de ces divergences
majeures qui empêchaient, il y a seulement quelques mois, des militants
de LO et de la LCR d'envisager - simplement ! - une campagne électorale
commune.
De ce point de vue, le document de LO est révélateur d'un état
d'esprit qui a dominé pendant des décennies et qui perdure jusqu'à
aujourd'hui dans tous les courants : celui de se définir et de se délimiter
pour justifier une existence séparée avant de le faire pour noter
les convergences, pour dessiner les bases d'un rassemblement. Le changement
de période commande pourtant de se départir d'attitudes marquées
par l'isolement dans lequel l'extrême gauche est restée confinée
trop longtemps. Mais encore faut-il enregistrer, et ce changement, et ses conséquences.
Perce ici notre principal désaccord avec " Les fondements programmatiques
de notre politique " : la politique de Lutte ouvrière y apparaît
arrimée à des principes déconnectés de la lutte
de classe, comme si sa politique était fixée une fois pour toute,
sans lien avec l'évolution du monde, comme si aucune orientation alternative
n'était possible.
Le temps semble s'être arrêté. À nos yeux, il s'est
au contraire accéléré, redéfinissant
notre
politique.
Des
fondements programmatiques ne suffisent pas à faire une politique
Lénine brocardait déjà " la ligne droite des doctrinaires
". " Aller en ligne droite n'est guère possible ", ironisait
Trotsky de son côté. Avec " Les fondements programmatiques
de notre politique ", LO témoigne au mieux d'une difficulté
à envisager les tournants de la situation, au pire de sa cécité
devant les bouleversements qui remettent entièrement en cause l'organisation
du mouvement ouvrier depuis 1989.
Indépendamment des conclusions que l'on en tire sur le rapport de force
entre les classes à l'échelle mondiale, il est difficile de ne
pas noter que la chute du stalinisme a précipité les évolutions
et les reclassements. La social-libéralisation rapide des partis et des
syndicats à l'uvre rend compte de la conflagration à laquelle
nous assistons. Maintenus à l'état groupusculaire pendant plusieurs
décennies, les courants révolutionnaires peuvent prétendre
à la direction du mouvement ouvrier pour la première fois de façon
crédible depuis 1945. C'est ce que signalent, en France et à leurs
échelles, les scores et la sympathie qui s'expriment pour l'extrême
gauche et ses idées, dans les urnes comme dans les rues depuis 1995.
Pourtant, LO persiste et signe : " notre tâche fondamentale reste
la même qu'il y a vingt ou trente ans ".
Entendons-nous bien. Il ne s'agit nullement de discuter les paroles du fondateur
et dirigeant du parti social-démocrate allemand, Wilhelm Liebknecht,
selon lequel " Si les circonstances changent en 24 heures, il faut aussi
en 24 heures changer de tactique ". " En 24 heures, lui a répondu
Lénine, il y a un siècle, dans Par où commencer ?, on peut
modifier la tactique de l'agitation sur quelque point spécial, modifier
un détail quelconque dans l'activité du Parti. Mais pour changer,
je ne dirai pas en 24 heures, mais même en 24 mois, ses conceptions sur
l'utilité générale, permanente et absolue d'une organisation
de combat et d'une agitation politique dans les masses, il faut être dénué
de tout principe directeur. Il est ridicule d'invoquer la diversité des
circonstances, le changement des périodes : la constitution d'une organisation
de combat et l'agitation politique sont obligatoires dans n'importe quelles
circonstances ".
Ce qui fait débat, c'est la nature des évènements cruciaux
intervenus depuis une quinzaine d'années et des changements de politique
qu'ils appellent chez ceux qui prétendent tracer une perspective pour
l'ensemble de la classe ouvrière.
L'effondrement des dictatures staliniennes a refermé la période
historique ouverte par la Révolution russe. En prendre acte ne conduit
nullement à rejeter les acquis théoriques et programmatiques attachés
à la période antérieure. Simplement, cette nouvelle phase
soulève des questions nécessitant des réponses auxquelles
ni Marx, ni Lénine, ni Trotsky, ni quiconque n'a répondu, et pour
cause.
L'analyse du processus de restauration du capitalisme dans l'ex-URSS l'illustre
pleinement. Le programme de transition rappelle LO est " la clé
de la compréhension de la dégénérescence bureaucratique
du premier État ouvrier et de toutes les déformations introduites
par le stalinisme dans le programme et dans les valeurs fondamentales du mouvement
ouvrier ", ce qui ne fait pas débat parmi les marxistes-révolutionnaires.
La démonstration qui suit pose, en revanche, plus de problèmes
:
" Nous avons toujours défendu l'analyse trotskyste contre des courants,
et ils ont été nombreux, qui, avant même la mort de Trotsky
et plus encore après, en abandonnant pour l'URSS la notion d'État
ouvrier dégénéré ont en fait abandonné la
notion d'État ouvrier tout court.
En ne remettant pas fondamentalement en cause, même aujourd'hui, cette
appréciation alors que l'Union soviétique est morcelée
et que la quasi-totalité de ses dirigeants uvrent au retour du
capitalisme, nous nous plaçons dans la continuité de ce combat
politique car, même aujourd'hui, certains traits de la société
ex-soviétique ne s'expliquent pas sans un raisonnement basé sur
les analyses trotskystes et, surtout, parce que l'évolution vers la domination
sociale et économique totale de la bourgeoisie est loin d'être
encore accomplie. "
Suggérer que les travailleurs ont toujours quelque chose à défendre
de cet État dirigé par Poutine est stupéfiant. Le raisonnement
qui sous-tend cette assertion l'est plus encore. Que des traits de l'URSS subsistent
est une chose ; en déduire qu'ils déterminent la nature de l'État
en est une autre. Ce type d'argument permettrait, par exemple, de nier le passage
de la féodalité au capitalisme, au prétexte que des aspects
de l'ordre ancien n'auraient pas disparu
Plutôt que d'invoquer Trotsky
sur un processus qu'il n'a pu analyser, mieux vaut se référer
à ses réflexions autrement plus éclairantes sur l'utilisation
hors de propos du Manifeste du parti communiste :
" Quel autre livre pourrait se mesurer, même de loin, avec le Manifeste
communiste ? Cela ne signifie nullement, cependant, qu'après quatre-vingt-dix
années de développement sans précédent des forces
productives et de grandioses luttes sociales, le Manifeste n'ait pas besoin
de corrections et de compléments. La pensée révolutionnaire
n'a rien de commun avec l'idolâtrie. Les programmes et les pronostics
se vérifient et se corrigent à la lumière de l'expérience,
qui est pour la pensée humaine l'instance suprême. "
C'est une de nos tâches.
Reposer la question
du parti
La question du parti concentre toutes les difficultés. Celle de s'affranchir
du passé d'une extrême gauche marginalisée, coupée
pour l'essentiel de la classe ouvrière, ne pouvant envisager la construction
de partis révolutionnaires autrement que minoritaires. Celle de renouer
avec la tradition d'un mouvement ouvrier, révolutionnaire et de masse,
où le réformisme n'était pas encore dominant. Filiation
programmatique et masses semblent ne pouvoir être associés. Dans
" Les fondements programmatiques de notre politique ", LO récuse
même la possibilité d'un parti révolutionnaire de masse
autrement que dans une période
révolutionnaire.
" La notion de "parti ouvrier de masse" sert en général
de refuge à ceux qui défendent une politique réformiste,
défend-elle. L'ensemble des travailleurs n'est pas révolutionnaire
en temps normal. Les masses sont au contraire réformistes et ce n'est
que dans des périodes critiques que la nécessité d'un changement
radical de politique s'empare des masses. En dehors de ces périodes,
on ne peut gagner aux idées révolutionnaires qu'une minorité
du monde du travail. " Il s'agit par conséquent de construire patiemment
un parti révolutionnaire, aujourd'hui comme hier.
Cette idée de LO nourrit d'ailleurs un autre projet. Le parti non-délimité
stratégiquement est son symétrique. Leurs conclusions s'opposent,
mais le point de départ est commun : l'impossibilité d'envisager
un parti révolutionnaire de masse conduit les uns à limiter l'ambition
à un parti révolutionnaire sans les masses, les autres à
préférer un parti de masse non révolutionnaire. La conception
du parti révolutionnaire que défend LO est même encore plus
restrictive puisqu'elle avance " La nécessité d'un parti
communiste révolutionnaire refusant de se fondre dans des fronts plus
larges ", rejetant ainsi toute idée de regroupement.
Cette façon définitive de traiter la question du parti se discute,
bien entendu. Mais elle est surtout discutable du point de vue des fondements
programmatiques laissés par Lénine et Trotsky auxquels il est
si souvent fait référence dans le texte de LO. Ainsi la politique
de regroupement initiée au début du siècle dernier par
Lénine pour dépasser la séparation entre Bolcheviques et
Mencheviques. Celle de l'Internationale communiste visant à rassembler
autour du drapeau de la révolution russe des courants non-bolcheviques.
De nombreux exemples pourraient être évoqués, restant sur
le terrain bien balisé de la politique de Lénine et Trotsky, attestant
de conceptions moins étriquées de la construction du parti révolutionnaire
que LO ne le laisse croire.
" Des années durant, nous nous sommes considérés comme
des fractions marxistes de partis centristes " expliquait Trotsky, évoquant
la construction de la IVe Internationale. Et pour les sceptiques, il soulignait
que cela avait également été le cas pour les bolcheviks
: " [
] dans le processus de sa formation, un parti marxiste doit
souvent agir en tant que fraction d'un parti centriste ou même d'un parti
réformiste. Ainsi les bolcheviks ont-ils, pendant de nombreuses années,
adhéré au même parti que les mencheviks. " Ces deux
citations n'encouragent nullement à refuser de construire des partis
révolutionnaires ; elles soulignent simplement que, ici comme ailleurs,
" Aller en ligne droite n'est guère possible ".
C'est le sens à accorder aux réflexions de Trotsky sur le parti
ouvrier de masse lors des discussions sur le Programme de transition avec le
Socialist Workers Party américains. " Sommes-nous pour la création
d'un Labor Party réformiste ?, demande-t-il. Non. Sommes-nous pour une
politique qui puisse donner aux syndicats la possibilité de jeter leur
poids dans la balance ? Oui. Il peut devenir un parti réformiste - cela
dépend du développement. Ici se pose la question du programme.
[
] il nous faut un programme de revendications transitoires, dont la plus
achevée est celle de gouvernement ouvrier et paysan. " Ce faisant,
Trotsky entendait apporter une première solution à l'absence d'un
parti ouvrier de masse. C'est de cette méthode que nous devons nous inspirer
pour discuter des tâches qui nous incombent aujourd'hui.
À l'évidence, la question du parti des travailleurs ne se pose
pas dans les mêmes termes que dans les années 30 quand Trotsky
discutait les conditions de sa mise en avant par les révolutionnaires.
À l'époque, il limitait cette perspective aux pays dans lesquels
la classe ouvrière ne disposait pas d'organisation indépendante
de la bourgeoisie. Le dirigeant bolchevik raisonnait dans une période
révolutionnaire où la classe ouvrière des métropoles
impérialistes était encadrée par des partis réformistes
de masse, à l'exception notoire des États-Unis.
Depuis 1989, plus encore après 1995, un espace politique s'est libéré
pour qu'une nouvelle organisation de masse et radicale puisse émerger
: un parti révolutionnaire des travailleurs. Accoler " des travailleurs
" à la suite de " parti révolutionnaire " n'est
nullement formel : cela permet de dégager les tâches nouvelles
que la période nous confère, tout en spécifiant que ce
parti de masse doit être clairement délimité vis-à-vis
du réformisme, social-démocrate et stalinien. Les délimitations
stratégiques ne sont pas invalidées par la chute du stalinisme
: le clivage réforme-révolution renvoie directement à la
compréhension de l'époque impérialiste.
En revanche, la référence à un parti révolutionnaire
des travailleurs insiste sur la désorganisation du mouvement ouvrier
à laquelle on doit faire face. La faiblesse des organisations ouvrières
traditionnelles est la règle, ce qui pose de manière inédite
le besoin de créer des partis indépendants de la bourgeoisie :
on ne peut raisonner comme si des partis réformistes n'avaient jamais
existé ; on ne peut pas non plus faire comme s'ils étaient toujours
aussi puissants. La participation gouvernementale du PS et du PCF, pendant cinq
ans, a clarifié énormément les choses. L'exigence d'un
parti des travailleurs défendant jusqu'au bout les intérêts
de la classe ouvrière apparaît compréhensible immédiatement
par une frange importante des travailleurs et des jeunes aujourd'hui.
Défendre de la sorte la perspective d'un parti de masse, c'est assurément
la meilleure façon de défendre celle d'un parti révolutionnaire.
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La fermeté
des idées dont se revendique LO est une qualité. Mais elle se
retourne en un défaut tout aussi dommageable que l'opportunisme qu'elle
entend combattre, faute d'intégrer dans sa politique les éléments
qui travaillent en profondeur la classe ouvrière depuis 1989.
L'entreprise de réélaboration programmatique est considérable.
La tâche de construire un parti qui représente les intérêts
des travailleurs l'est tout autant. Elles sont intimement liées.
Dans les discussions sur le Programme de transition, Trotsky le répétait
: " [
] ce programme est la concrétisation de l'expérience
collective des révolutionnaires. C'est l'application des vieux principes
à la situation actuelle. Il ne faut pas le considérer comme gravé
définitivement dans le marbre, mais comme adaptable à la situation
objective. "
Aucun courant ne peut prétendre, à lui seul, relever le défi,
pas plus la Ligue que LO. Chercher à créer les conditions pour
regrouper les forces, c'est à dire des relations démocratiques,
est un préalable. Confronter les expériences et les acquis théorique,
politique et pratique de chacun peut combler le retard que l'émiettement
des révolutionnaires a entraîné. Cela conduirait à
rediscuter des fondements programmatiques, notamment de toutes une série
d'aspects, pas ou peu abordés, dans le texte de LO, comme le front unique
ouvrier, la crise de direction ou du réformisme dans ses différents
aspects, les caractéristiques de la nouvelle période ou notre
appréciation sur l'évolution du mouvement ouvrier et en conséquence
les perspectives des révolutionnaires.
Serge Godard
(1) Lutte de classe,
n°77, décembre 2003-janvier 2004.
Bourgeoisie
et prolétariat aujourd'hui
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