Débatmilitant
Lettre publiée par des militants de la LCR
n°78
20 octobre 2005

Sommaire :
Privatisations, licenciements, salaires… Pour affronter la bourgeoisie, les travailleurs ont besoin d'une politique indépendante

Aux camarades de Lutte ouvrière, et si nous discutions politique…

Les attaques contre le Code du Travail au cœur de l'offensive du patronat et du gouvernement contre les salariés

 

Privatisations, licenciements, salaires…
Pour affronter la bourgeoisie, les travailleurs ont besoin d'une politique indépendante

Durant trois semaines de lutte, les travailleurs de la SNCM ont fait l'opinion, osant défier le gouvernement et le patronat et affirmer leur droit à l'existence, la supériorité de l'intérêt collectif face à ceux de la finance et de l'Etat. Ils ont gagné le soutien et la sympathie de la grande majorité et ont donné confiance, encouragé à la lutte.
Leur grève a déplacé des lignes de force et elle a donné à la journée du 4 octobre une signification non prévue par les confédérations syndicales. Pendant la préparation de cette journée, comme dans les manifestations et les jours qui ont suivi, tout le monde discutait de la suite nécessaire.
La situation créée à Marseille par la grève des travailleurs de la SNCM, rejoints par ceux de toute la zone portuaire et ceux de la régie des transports, en même temps que la bagarre des Nestlé, a rendu crédible pendant plusieurs jours la possibilité d'une extension de la lutte, de sa transformation en un combat d'ensemble contre les privatisations et les licenciements. Des salariés, des militants ont agi dans ce sens, ont pris des initiatives pour faire converger les luttes, faisant le lien non seulement entre les attaques ayant lieu localement mais avec l'ensemble de la politique du patronat et du gouvernement, en particulier avec la privatisation d'EDF.

La crainte de l'affrontement avec l'Etat des directions syndicales désarme les travailleurs

Mais les syndicats, y compris la CGT, ne voulaient pas de cette politique. Face au patronat et au gouvernement qui menaçaient et montraient qu'ils étaient prêts à tout pour défendre leurs intérêts et l'ordre établi, les syndicats, craignant de contester cet ordre, dominés par l'adversaire, se sont retrouvés sur le terrain du gouvernement. (Ce n'est pas un hasard si les seules organisations qui ont soutenu l'action des marins du Pascal Paoli sont la LCR et LO).
Tous les syndicats ont marchandé les pourcentages de la privatisation, abdiquant par avance. Thibault, principal interlocuteur de Villepin durant le conflit, a été de reculades en reculades, refusant de lier la lutte de la SNCM à celle contre la privatisation d'EDF que Villepin, après avoir fait mine d'hésiter, vient de reprogrammer.
Israël, secrétaire des marins CGT qui a été de toutes les " négociations " avec le Préfet, Breton et Perben, a formulé la politique des syndicats : " On a compris que le politique n'avait plus de marge de manœuvre et qu'on allait droit vers 2400 licenciements. On a opté pour la reprise "… la logique du " diagnostic partagé ".
Sans perspective d'extension de leur lutte, contraints à se battre sur le terrain de l'adversaire qui, lui, était prêt à aller jusqu'au bout, les grévistes de la SNCM se sont trouvés désarmés.

Patronat et gouvernement déterminés à aller au bout de leur politique

Mais si le mouvement a connu un revers et un échec, les luttes continuent, telles celles des transports en commun de Marseille et de Nancy, ou celle de la raffinerie Total de Normandie qui est entrée dans la 5ème semaine. La bourgeoisie ne nous laisse pas le choix, son programme est clair : baisser le coût de la force de travail pour augmenter les profits, nous faire payer la crise de son système. Les privatisations et la mise à mal des services publics s'accélèrent ainsi que les licenciements (Ford-Bordeaux vient à son tour d'annoncer 400 licenciements). Et les salariés de Hewlett Packard se voient sommés de renoncer à leurs RTT en échange d'une vague promesse de baisse des licenciements… alors que l'entreprise vient d'augmenter ses ventes de plus de 18 %.
Aussi, la déclaration des confédérations syndicales, le 17 octobre, a mis en colère ou laissé amers beaucoup de ceux qui veulent préparer la riposte. Se " félicitant " de l'ampleur du 4 octobre, les confédérations ne fixent aucune autre perspective que de " s'adresser solennellement au gouvernement et aux employeurs " ! Aucune autre mobilisation n'est prévue. Parisot s'est immédiatement réjouie du " dialogue régulier et pacifié avec les organisations syndicales ", faisant écho à Villepin qui déclarait le 6 octobre " nous avons des syndicats modernes et nous pouvons élaborer des solutions ensemble ".

Contraindre la bourgeoisie à négocier sur notre terrain !

Le mouvement syndical est désarmé car il a abandonné tout indépendance de classe, tout projet de transformation de la société. Nous ne pouvons nous battre, même localement, qu'en pensant la lutte et les rapports de force dans leur ensemble, en ayant une politique pour l'ensemble de la classe ouvrière, en considérant chaque lutte comme un moment d'un combat d'ensemble. Sinon, nous laissons l'avantage à la bourgeoisie, nous sommes dominés par elle qui a une politique, un Etat qui agit du point de vue de ses intérêts collectifs.
Les luttes contre les licenciements, contre les privatisations, pour la défense des services publics, pour les salaires, posent le problème du partage des richesses et entrent en conflit avec la politique de la bourgeoisie et de son Etat. Elles posent la question de qui dirige, en fonction de quels intérêts et donc du contrôle des travailleurs sur l'économie et la société. Tout conflit social, y compris local, remet en question la politique et le pouvoir de la bourgeoisie.
Cette conscience politique de classe est en train de se reconstruire à travers les expériences de la lutte, les montées et les revers. L'échec de la SNCM est un mauvais coup mais il aide aussi à la prise de conscience, par de nombreux militants, de la réalité des rapports de forces, de la politique de la bourgeoisie et de celle, dépendante et soumise, des confédérations syndicales.
Nous sommes nombreux aujourd'hui dans les syndicats à chercher à agir pour reconstruire des liens entre militants, entre entreprises, pour préparer les prochaines luttes d'ensemble. Il est nécessaire que les travailleurs, les militants reprennent possession de leurs organisations, qu'ils les réinvestissent pour y exercer leur pression, y faire entendre et y défendre les intérêts du monde du travail, en toute indépendance de classe.
De ce point de vue, l'initiative prise par les collectifs pour la défense et l'extension des services publics d'appeler à une manifestation nationale le 19 novembre est importante.
Le patronat impose aujourd'hui aux syndicats de " négocier " sur son terrain. Notre problème de travailleurs est de reconstruire le rapport de forces pour contraindre la bourgeoisie à négocier sur le nôtre : la satisfaction des exigences du monde du travail, l'arrêt des privatisations, l'interdiction des licenciements et le partage du travail entre tous.

Carole Lucas

Aux camarades de Lutte ouvrière,
et si nous discutions politique…

Dans le numéro de septembre de Lutte de classe, Lutte ouvrière a publié l'invitation que la Ligue lui avait adressée, en juillet dernier, pour son université d'été et sa réponse signée de Georges Kaldy. Il lui a donc semblé utile d'informer ses lecteurs de ses raisons de décliner cette invitation à venir débattre et défendre ses positions dans le cadre de l'université d'été. " Prenez cela comme une contribution, et non comme une simple critique, qui serait hostile de surcroît " écrit Georges Kaldy.
Comment les camarades de la LCR pourraient-ils lire dans cette lettre que chacun pourra trouver sur le site de LO, la moindre trace d'hostilité ? Et puisqu'il s'agit d'une contribution, nous la prenons comme une invitation au débat. Chacun comprendra aisément que Débat militant qui entend œuvrer à des rapports démocratiques entre militants et courants révolutionnaires saisisse une si rare occasion pour poursuivre ce commencement de débat que nous estimons d'autant plus utile après la grève des marins de la SNCM et la journée du 4 octobre.
En effet, la conclusion du courrier de Georges Kaldy semble se vérifier : " nous aurons, écrit-il, d'autres occasions de nous retrouver, ne serait-ce que dans les luttes qui, nous l'espérons, vont marquer l'année qui vient ! ". Les camarades de nos deux organisations se retrouvent dans la grève et les manifestations, comme Olivier et Arlette se sont retrouvés à Marseille au meeting de solidarité avec les marins.
Ceci dit, il nous semble que nos deux organisations pourraient avoir une politique qui aille au-delà de ce constat d'évidence. Vérifier les possibilités de formuler cette politique commune pour participer à la construction d'un mouvement d'ensemble nous semble une nécessité. L'échec de la grève de la SNCM, isolée par la politique de Thibault au moment même où, au lendemain de la journée du 4 octobre, il était possible de faire un pas important vers une généralisation des luttes, souligne l'importance qu'il y aurait à travailler à la convergence des interventions des deux organisations.
Et c'est bien là que l'argumentation que développe Georges Kaldy pose problème.
Que Lutte ouvrière pense que la Ligue veut " imiter ceux des grands partis qui, sous prétexte de telles universités estivales totalement creuses organisent des festivals politico-médiatiques simplement pour faire parler d'eux " passe. Qu'Arlette préfère répondre à l'invitation de la direction du PCF pour la fête de l'Huma, passe aussi. Par contre, que LO refuse de débattre publiquement de la politique nécessaire pour les luttes du monde du travail nous étonne et surtout nous semble contraire aux intérêts que nous entendons les uns et les autres défendre. Car rien n'empêchait Lutte ouvrière de venir discuter sur ce terrain-là à l'université d'été, indépendamment de l'intitulé du forum auquel participaient en particulier Marie George Buffet, Jean-Luc Mélanchon, Annick Coupé, Claire Villiers…
Georges Kaldy invoque " l'hygiène politique car nous refusons de cautionner tant soit peu, auprès de ceux qui nous font confiance, des partis qui ont, pendant des années depuis 1981, géré au mieux les affaires de la bourgeoise française… ". En participant au meeting de Marseille, Arlette a-t-elle cautionné qui que ce soit, y compris le PS, y compris le PS du Oui, ou a-t-elle pu défendre ses idées et son point de vue ? En répondant en tant que personnalité à l'invitation à la fête de l'Huma n'a-t-elle pas, si on reprend le raisonnement, cautionné bien plus la politique de la direction du PCF que si elle avait répondu à l'invitation de la LCR ? Il suffit de poser la question…
Par ailleurs, n'avons-nous pas d'autres perspectives et un autre rôle à jouer que de nous adresser simplement à " ceux qui nous font confiance " ? Ne pouvons-nous pas tenter de peser sur le cours des événements ? N'avons-nous pas, ensemble, réussi à faire passer l'idée de l'interdiction des licenciements ou de l'arrêt des subventions aux entreprises par les conseils régionaux à l'occasion des élections régionales ?
Nous pouvons le constater partout, malgré les faiblesses de nos organisations, nos camarades réussissent à jouer un rôle croissant dans les mobilisations. Nos porte-parole sont écoutés. Nous savons les uns et les autres et nous venons d'en avoir une nouvelle démonstration, qu'un mouvement d'ensemble capable de faire reculer le gouvernement ne viendra pas des directions syndicales. Il se construira dans les mobilisations en œuvrant à la convergence des luttes, en animant des interpros…
Dans sa lettre, Georges Kaldy dit des vérités que les militants de la LCR partagent, mais l'indignation ou la dénonciation ne font pas une politique. Par contre, il fait à la LCR des procès d'intention sans fondement.
L'argumentation de Georges Kaldy repose sur des intentions qu'il nous prête à seule fin, non de discuter, mais de laisser croire à ceux qui font confiance à LO que nous aurions on ne sait trop quel projet de nous inscrire dans une nouvelle mouture de l'union de la gauche. Et de nous expliquer : " Il est peu vraisemblable que dans ce panier de crabes il y ait la moindre place pour vous, ce que d'ailleurs, pensons-nous, vous ne souhaitez heureusement pas vraiment ". Ouf, nous l'avons échappé belle !
Etrange pédagogie ! Que LO ne partage pas l'ensemble de la politique de la LCR, qu'elle la critique, très bien, mais pas par des caricatures. Personne au sein de notre organisation ne souhaite intégrer ce " panier de crabes " pour reprendre votre expression.
Plutôt que de nourrir le sectarisme pour pouvoir justifier votre refus du débat public, voire la candidature déjà annoncée d'Arlette à la Présidentielle de 2007, ne serait-il pas plus utile de discuter des moyens de faire converger les interventions des deux organisations ?
Les révolutionnaires sont confrontés à la nécessité de construire l'unité du monde du travail pour ses luttes. Construire cette unité suppose de discuter avec ceux dans lesquels se reconnaissent aujourd'hui une grande partie des travailleurs qui ne nous font pas confiance, de mettre en œuvre une politique capable d'entraîner l'ensemble de la classe ouvrière, de gagner sa confiance, mais surtout de lui donner confiance en elle, en sa force, en ses capacités à faire pression politiquement, avec ses propres armes.
Disputer l'influence aux réformistes passe par une politique de front unique. Cette politique ne peut se limiter par avance au seul terrain des luttes sociales, elle implique aussi l'unité des forces politiques qui soutiennent, même si ce n'est le plus souvent que verbalement, les revendications et exigences du monde du travail. Unité dans le cadre de la défense des intérêts du monde du travail ne signifie nullement unité pour une nouvelle union de la gauche pour aller au gouvernement gérer les affaires de la bourgeoisie. Et vous savez parfaitement que personne dans notre organisation ne défend une telle orientation.
Que la façon dont la Ligue met en œuvre cette politique de front social et politique pour les luttes nécessite discussion, c'est l'évidence. Vous n'êtes pas sans savoir qu'elle a lieu en notre sein, ce qui est bien normal. Il n'y a pas de réponses toutes faites ou de vade-mecum du front unique. Par contre, rester dans la position de commenter et d'avertir des trahisons à venir n'est-ce pas une façon d'abandonner le terrain à ces partis dont vous dénoncez à juste titre la politique ?
Une telle attitude revient à douter de vos propres capacités à influencer le cours des choses, à peser sur les évènements. C'est un manque de confiance en vous-même, en vos propres camarades, en ceux qui vous font confiance et surtout dans les travailleurs.
La situation créée par l'échec de la lutte de la SNCM après la forte mobilisation du 4 octobre indique à quel point il y a urgence à travailler ensemble à l'émergence d'un parti des luttes. La Ligue et Lutte ouvrière pourraient ensemble constituer ce front pour les luttes autour du plan d'urgence sociale et démocratique que nous avons défendu aux élections régionales ou européennes de 2004.
Construire un mouvement d'ensemble que, comme tous les militants de la LCR, vous appelez de vos vœux, nécessite d'avoir une politique avec ceux qui nous font confiance, de leur donner les moyens d'intervenir, d'entraîner, d'organiser, de mobiliser leurs camarades de travail.
Elle nécessite aussi d'avoir une politique pour unir dans un même cadre militant tous ceux qui ont conscience qu'une nouvelle mouture de l'union de la gauche n'apportera rien de bon au monde du travail et, qu'en conséquence, celui-ci doit se préparer à imposer ses droits quel que soit le gouvernement qui pourrait sortir des prochaines échéances électorales.
Construire cette unité ne se décrète pas, pas plus que construire l'unité du monde du travail pour ses luttes, l'une et l'autre relèvent du débat démocratique au sein du mouvement révolutionnaire et du mouvement ouvrier.

Yvan Lemaitre

Les attaques contre le Code du Travail
au cœur de l'offensive du patronat et du gouvernement contre les salariés

 

Le Contrat nouvelle embauche, une des principales mesures des ordonnances Villepin de cet été, remet totalement en cause le contrat à durée indéterminée, c'est-à-dire le droit sur lequel repose les dernières protections contre les licenciements. Mais ce n'est que la dernière attaque en date contre le Code du travail, dénoncé comme " archaïque " et devenu un enjeu important de la lutte entre le patronat et la classe ouvrière.
En proie au malaise social, les salariés se raccrochent au Code du Travail " qui " incarne à la fois l'emblème et le réceptacle de près d'un siècle de conquêtes sociales ", pouvait-on lire dans le Figaro le 5 juillet dernier. La mondialisation financière, fuite en avant du capitalisme en crise, a pour objectif de faire baisser partout le coût du travail, d'augmenter la part des profits. Cela ne peut se faire qu'en s'attaquant à ces " conquêtes sociales ", limites à l'exploitation dans le cadre même du capitalisme, droits acquis par les travailleurs dans les périodes précédentes, et cela au niveau européen et mondial.
Ce Code du travail, texte pléthorique, ou plutôt milliers de textes, que tous s'accordent à juger impraticables, véritable casse tête pour les militants ouvriers, est devenu au fil des ans la cible de toutes les attaques du patronat… et un acquis de première importance qu'il nous faut défendre.
Quelle est son histoire et comment ces acquis ouvriers, qu'un siècle de lutte y a inscrits, sont-ils aujourd'hui menacés ?

La classe ouvrière impose son droit à l'existence

Un droit spécifique des travailleurs n'a pas toujours existé. Le Code du Travail apparaît pour la première fois en 1910.
La révolution française, faite pourtant par les opprimés, ne connaissait pas de travailleurs, mais uniquement des " citoyens ", tous égaux -parait-il- devant la loi, comme semblait l'indiquer la devise " Liberté, égalité, fraternité ".
Placer à égalité l'exploiteur et l'exploité revient en fait à nier les droits de l'exploité. Dès qu'elle parvient au pouvoir, la bourgeoisie exprime sa doctrine libérale : les hommes entrent en relation de façon égalitaire et la simple loi de l'offre et de la demande règle les relations entre eux, lors de leurs échanges de marchandises. Le travail est une marchandise comme les autres. Donc, il faut laisser faire les individus, l'Etat doit intervenir le moins possible dans ces relations. C'est l'affirmation d'une " complète liberté ".
En vérité, la " liberté du renard libre dans le poulailler libre ".
Lorsque surviennent des litiges entre employeurs et ouvriers, ils se règlent, non par des lois particulières, mais selon le droit commun qui trouve son expression dans le Code Civil, publié pour la première fois en 1804.
C'est pourquoi, dès son arrivée au pouvoir, la bourgeoisie dissout les corporations et toute association, aussi bien patronale qu'ouvrière.
Tout droit d'association est interdit dès 1793 par les lois Le Chapelier et D'Allarde qui frappent de fortes peines de prison les contrevenants. Ce que le mouvement ouvrier va lourdement payer pendant de nombreuses années.
Dans ce Code civil de 1804, peu d'articles concernent les relations de travail. L'article 1710, repris de l'ancien régime, règle les contrats de louage, précisant que le travailleur ne peut se louer que pour un temps déterminé. Pas de CDI ! Quant à l'article 1781, il précise qu'en matière de gages, lorsqu'il y a litige, c'est " le maître qui est cru sur parole ". Texte scandaleux, déni de toute justice, objet d'innombrables luttes et agitations et qui ne sera aboli qu'en 1868.
Toute l'histoire de la lutte entre les deux classes, durant la montée en puissance et l'affirmation de la classe ouvrière va trouver sa réfraction dans la construction juridique. Chaque révolution, chaque lutte importante, mais aussi chaque défaite ouvrière va trouver sa traduction dans les avancées et les reculs de la législation.
Mais, il ne faut pas perdre de vue que cette législation est bourgeoise et consacre le droit de propriété. Ce droit de propriété, le principe du patron " maître chez lui " restera la règle, quelles que soient les limitations que les travailleurs imposeront. Proudhon disait " La propriété, c'est le vol ". Le Code du Travail n'est que la codification, plus ou moins sauvage ou policée, du vol de la plus-value par la classe dominante.
L'affirmation du droit à l'existence, la rupture de cette fausse égalité mensongère avec la bourgeoisie, sera l'enjeu de luttes, petites, quotidiennes ou grandioses et souvent sanglantes, celle des canuts de Lyon, la révolution de1848 et la Commune de Paris de 1871.
Il faudra pourtant attendre 1910 avant que n'apparaisse le Code du Travail entérinant dans le droit cette existence indépendante des travailleurs.

Un droit qui s'est construit dans les luttes

Le capitalisme de libre concurrence du début du 19ème siècle représentera une exploitation sans limites. L'existence, la survie même, des classes laborieuses sera menacée. La presse, des enquêtes parlementaires retentissantes, attireront l'attention des pouvoirs publics.
Face à une classe ouvrière atomisée, interdite de tout droit, la fabrique sera un bagne permanent.
Ce ne sont pas seulement les résistances, les luttes, qui ont permis d'amender petit à petit les choses. Mais aussi les protestations de l'Etat-major de l'armée, incapable de renouveler chaque année le contingent d'adultes valides en état de porter les armes. Ou encore, les interventions à la Chambre des députés, venant notamment des protestants, puis de certains industriels eux-mêmes, constatant à leur tour, que, pour les besoins de leur production en plein essor, ils ne pouvaient recruter des travailleurs en état de travailler, et, encore moins, les garder à demeure dans leurs fabriques.
Les lois tentant de réglementer ce système, dans l'intérêt bien compris de la bourgeoisie elle-même, vont se heurter à la résistance patronale. Elles seront, quant au fond, toutes des acquis liés au développement du mouvement ouvrier.
Voici quelques étapes marquantes :
1841 : interdiction du travail des enfants de moins de 8 ans.
1848 : la révolution accorde le droit d'association et proclame le droit au travail. Décrets sans lendemain, annulés un an plus tard.
1864 : le droit de coalition, le droit de grève, est reconnu.
1890 : disparition du " livret ouvrier ", passeport intérieur, attentatoire à toute liberté,
1892 : interdiction du travail des enfants de moins de 13 ans, lois Ferry sur l'instruction primaire obligatoire, interdiction du travail de nuit pour les femmes.
1900 : journée de 10 h pour tous (sauf commerce et ateliers familiaux).
1919 : journée de 8 h.
1932 : abolition des amendes.
La politique patronale, du moins dans l'industrie, a du évoluer sous l'effet du développement du mouvement ouvrier mais aussi des techniques. Bien contraints de reculer devant les droits acquis par les travailleurs, les patrons vont s'accommoder de ces limites mises à l'exploitation. Le développement de la grande industrie nécessitait des milliers d'ouvriers en état de travailler, en bonne santé. Cela s'est manifesté d'abord par une politique paternaliste conduisant certains grands patrons à organiser eux-mêmes une relative protection, tant sur le plan de l'habitat, de la santé, que de l'hygiène, des coopératives d'achat, des loisirs ou même de l'école… du curé.
Lorsque de nouvelles lois ont protégé les travailleurs, imposé de nouvelles règles en matière de salaires ou de temps de travail, le grand patronat, dans les usines duquel s'appliquaient ces règles, était favorable à ce qu'elles soient appliquées partout, pour unifier la concurrence. D'où l'application et la généralisation, après 1936, des conventions collectives.
C'est en 1936 que se produira un nouveau bond en avant : les luttes avec occupations d'usines de cette période vont permettre d'importantes avancées qui changeront la condition ouvrière. Les principaux acquis de cette période sont les 15 jours de congés payés, les 40 h hebdomadaires (remises de fait en question quelques mois après par la loi sur les heures supplémentaires), les élections de délégués du personnel, les premières conventions collectives, l'augmentation des salaires ainsi que l'interdiction de la discrimination syndicale.
La guerre et le régime de Vichy imposeront un grave recul au mouvement ouvrier, l'interdiction des syndicats, des grèves et l'embrigadement obligatoire dans les syndicats verticaux, de collaboration, sous le contrôle de l'Etat policier.
A la fin de la guerre en 1945, la bourgeoisie, affaiblie, craint les révoltes ouvrières. Le souvenir de la vague révolutionnaire des années 1917-20 et de 1936 est vivace. Le nouveau pouvoir a besoin de la paix sociale pour reconstruire l'économie et aussi de travailleurs en état de travailler. La Constitution de 46, surtout verbeuse, réaffirme les " grands principes "… et le droit de propriété.
Le droit de grève est réaffirmé, les conventions collectives se généralisent à toutes les branches de l'industrie, les premiers CE sont créés (ils visent à rétablir l'autorité patronale et le renforcement de l'influence des syndicats dits " représentatifs " ; la collaboration de classe étant leur but recherché et affirmé). Au niveau de l'hygiène et de la santé, la protection sociale se met en place, la médecine du travail se structure, des lois sur les accidents du travail sont promulguées et les premiers CHS apparaissent.
Cette période de développement capitaliste d'après-guerre a permis une réelle, mais relative, amélioration de la situation des masses dans quelques pays riches.
Les années suivantes, jusqu'aux décennies 70, vont voir le Code du Travail s'enrichir de lois sur la sécurité au travail, l'extension des droits syndicaux, la création du SMIC, la mensualisation des salaires, l'acquisition de la 3ème, 4ème puis 5ème semaine de congés annuels
En 1968, après des années d'étouffement du pouvoir gaulliste, le retour offensif de la classe ouvrière et de la jeunesse dans la lutte va changer durablement l'ambiance sociale. Même si les acquis, sur le plan des droits sociaux seront de fait peu importants. Il y aura des améliorations sur la protection des salariés, la reconnaissance de la section syndicale d'entreprise, et, surtout, des facilités accrues pour les syndicats.

Le Code du Travail, un outil quotidien pour les salariés, les militants.

Il y a eu les grandes étapes de lutte qui ont permis de construire le droit du travail, mais il y eu aussi, en tout temps, les luttes quotidiennes, dans les entreprises, celles des militants s'emparant du Code du Travail pour se défendre, pour attaquer les patrons. Ce qui a permis de changer le droit lui-même, puisque chaque bataille juridique gagnée - ou perdue - devient une jurisprudence qui a force de loi et s'impose à tous.
Qu'on pense, par exemple, aux victoires remportées ces dernières années sur le problème des discriminations syndicales, avec des fortes pénalités pour les employeurs, ou aux luttes juridiques, s'appuyant sur des mobilisations, pour faire reconnaître les responsabilités patronales sur des problèmes comme la contamination par l'amiante. Des victoires qui, après des années de luttes juridiques obscures, grâce à l'obstination de quelques militants, se révèlent très importantes pour tous les salariés.
Les travailleurs du rang, qu'ils soient ou non syndiqués, attachent une grande importance au Code du Travail, à leur Convention collective, que beaucoup connaissent fort bien.
Malgré la faiblesse des syndicats, leur inexistence dans la plupart des entreprises, surtout les moins importantes, les salariés se sont emparés de leur droit et mènent la lutte sur le plan juridique, souvent à grands frais, en recourant eux-mêmes au service d'avocats.

La crise capitaliste, nécessité et opportunité pour le patronat de remettre en cause le droit du travail

La crise des années 1970 va sonner le glas d'une époque de montée des droits ouvriers.
Le patronat va s'appuyer sur la crise, le chômage de masse et la démoralisation qu'elle entraîne dans les rangs ouvriers pour imposer la remise en cause des droits acquis dans les périodes précédentes. S'appuyant sur un rapport de force en sa faveur, la bourgeoisie mène l'offensive. Pour maintenir son taux de profit, elle procède à des licenciements en masse et généralise en même temps le travail précaire et la flexibilité. Elle veut de la " souplesse ", c'est-à-dire la liberté d'utiliser les salariés quand elle en a besoin et de s'en débarrasser tout aussi facilement dès que l'activité diminue.
Entre 1980 et 2000, les patrons procèdent à 10 millions de licenciements économiques (600 000 rien que pour l'année 1993). Sur 10 salariés qui entrent dans le monde du travail, il y a 3 précaires en 1985, 6 en 1995, 9 en 1998. La France devient le n°2 mondial de l'intérim derrière les Etats-Unis, ce qui permet au patronat, dans les faits, un grignotage continu du CDI.
La lutte est engagée contre le Code du Travail. Lutte d'abord quotidienne de chaque patron : possédant l'argent et souvent les meilleurs avocats, ils vont quotidiennement remettre en cause tous les textes favorables aux salariés. Ce qui va entraîner l'apparition de milliers de jurisprudences, rendant encore plus impraticable un Code, dont ils ont beau jeu, ensuite, de dénoncer le caractère touffu et peu praticable et de réclamer à grands cris sa " simplification ".
A partir des années 80, ce sont les gouvernements de gauche qui vont mener l'offensive. Les confédérations syndicales, quant à elles, mettront les travailleurs à la remorque de ces politiques en accompagnant tous les reculs.
En 1982 et 1983 sous l'Union de la gauche, Auroux, secondé par une certaine Martine Aubry, va promulguer les lois qui inaugurent les premières remises en cause.
Fini le temps des discours sur la " rupture avec le capitalisme ". Auroux affiche clairement ses objectifs : " L'exercice des droits nouveaux est aussi une garantie pour notre avenir économique, dès lors que chacun est conscient, dans l'entreprise, de ses droits et de ses devoirs, c'est-à-dire de ses responsabilités ".
En fait, tout le discours d'Auroux, comme de la gauche à l'époque, consiste à lier les salariés aux résultats des entreprises avant d'applaudir les records de la Bourse. Comme l'explique un défenseur de ces lois : " L'entreprise est désormais perçue, y compris par l'opinion publique, comme le principal moteur de la croissance et du progrès social que le bon sens le plus élémentaire a enfin liés. C'est pourquoi les lois Auroux se veulent à la fois éléments de protection sociale et armes de lutte économique ".
Derrière les grandes affirmations sur la " démocratie " dans l'entreprise, Auroux va inaugurer les " groupes d'expression " bien encadrés par les directions des entreprises. Du point de vue des syndicats, il introduit la protection des représentants du personnel, le développement de la négociation collective ; les syndicats deviennent des " partenaires sociaux ".
Mais en même temps, à bas bruit, il crée une première brèche, passée inaperçue à l'époque, dans la " hiérarchie des normes ". Au nom de la " remise à l'honneur de la négociation ", il devient désormais possible de négocier dans l'entreprise des accords qui ne soient pas supérieurs à la Convention collective. Les gouvernements suivants, de gauche ou de droite, s'engouffreront dans la brèche pour imposer de nouveaux accords inférieurs à ces Conventions collectives. Façon d'annuler un des acquis principaux des grèves de 36.
C'est le cas de l'ordonnance de 1982 sur le temps de travail, qui prévoit de donner un contingent de 130 heures supplémentaires aux entreprises pour leur assurer plus de flexibilité… Ce contingent est même négociable par accord d'entreprise au-dessous ou au-dessus. Comme le souligne un juriste, avec ces lois Auroux, " les partenaires sociaux ne sont plus forcés de construire au-dessus du plancher légal, ils peuvent creuser à côté ou en dessous de véritables galeries... ". Le patronat ne s'en privera pas.
L'offensive se déroulera sur les terrains des licenciements, de la flexibilité, de la précarité, où gouvernements de droite comme de gauche se complèteront.
Alors que les auxiliaires se multiplient dans la Fonction publique, chacun inventera son statut précaire, au nom de l'insertion, TUC, SIVP, CES, répondant aux contrats précaires du secteur privé. Le travail à temps partiel, inauguré dans le Code du travail par Auroux avec la formule du " temps choisi " va se généraliser, amplifié par les exonérations de charges sociales qui les accompagnent. Enfin, toutes les politiques de " lutte contre le chômage " se traduiront par de multiples aides aux entreprises.
Lors de la loi sur les 35 h, Aubry utilisera la même méthode de " concertation " pour mettre fin au cadre du temps hebdomadaire de travail, vieille revendication du patronat. La négociation entreprise par entreprise, dans un rapport de force favorable au patronat, conduira à remettre en cause toute une série d'acquis. Ainsi, l'annualisation du temps de travail permet la flexibilité des horaires sans que les patrons aient à payer les heures supplémentaires. Le temps de travail est " remis à plat ", les temps de pause, de déshabillage, etc., n'y sont plus intégrés. Des accords prévoient des blocages de salaire sur plusieurs années et introduisent aussi des différences entre les salariés anciens et les nouveaux, embauchés à moindre coût, des SMIC différents sont même mis en place !
Toutes ces attaques visant à plier les salariés aux aléas de la production vont aggraver considérablement la situation sociale. Ce qui va trouver son expression dans des centaines de nouveaux textes de lois, se contredisant souvent les uns les autres et alourdissant encore le Code. Tels les textes sur la protection contre les licenciements qui, d'année en année, vont restreindre les droits des salariés. La droite n'a eu qu'à prendre le relais et aggraver encore ce grignotage des droits, volant au secours des désirs du patronat.
Désirs exprimés sans détour dans le rapport Virville (chef du personnel de Renault) de 2004, dans lequel, au nom d'une simplification nécessaire du Code du travail, il est proposé, entre autres, de faire disparaître tout obstacle au licenciement avec, par exemple, l'introduction de la " rupture négociée " ou le recours aux " contrats de mission " (CDD de 5 ans), détournant le principe du CDI.
Il y est également exigé le non-paiement des heures dites " improductives " et le paiement au forfait journalier, et non plus à l'heure, des salariés " itinérants " nombreux dans le secteur de la sous-traitance.
Ou encore la suppression pure et simple de la plupart des infractions pénales en droit du travail (salaires, durée du travail, discrimination syndicale…). Et pour celles qui seraient maintenues, hygiène, sécurité et accidents du travail, il est proposé de ne sanctionner que s'il peut être prouvé que le patron a eu " l'intention " de commettre le délit.
C'est à tous ces souhaits que répondent aujourd'hui les ordonnances de Villepin.
Le Contrat Nouvelle Embauche, l'introduction du chèque emploi service universel qui permet aux patrons de ne plus faire la déclaration préalable d'embauche ou de tenir le registre du personnel, la redéfinition du licenciement économique, etc., toutes ces mesures visent à faire voler en éclats " toutes les contraintes du droit du travail " dont ne cessent de se plaindre les organisations patronales (comme le réclamait la Confédération Générale des Petites et Moyennes Entreprises en 1997).
La bourgeoisie et les gouvernements qui la servent mènent une politique brutale, annoncée depuis longtemps. Ils ne manquent pas une occasion de s'en prendre aux " statuts " ou de réclamer " la liberté de licencier pour embaucher ".
C'est à l'ensemble de nos droits que le patronat s'attaque pour traduire dans la loi le rapport de force qui lui est favorable.
Aussi limité et impraticable soit-il, nous n'avons pas d'autre choix que de défendre ce droit du travail. D'imposer l'annulation des mesures défavorables, à commencer par les attaques contre les retraites, la Sécurité sociale et les ordonnances Villepin.
Pour mener cette lutte, il nous faut reconquérir notre indépendance de classe, nous affranchir du rôle de " partenaires sociaux " et de tous les diagnostics partagés dans lesquels veulent nous enfermer les appareils
Toute son histoire le démontre, le Code du travail est la résultante dans le cadre des relations capitalistes du rapport de force entre les classes.
La défense du Code du travail passe par une politique offensive revendiquant des droits nouveaux et vitaux pour la classe ouvrière.
Et pour inscrire dans la loi des droits aussi essentiels que l'interdiction des licenciements, la répartition du travail entre tous, le droit au contrôle sur les comptes des entreprises, il faut construire un rapport de force qui rompe avec le cadre qui s'impose aujourd'hui comme un carcan aux droits des travailleurs, les droits de la propriété privée capitaliste.
Un Code du Travail garantissant les droits fondamentaux des salariés ne pourra se construire que sur les ruines des droits de la propriété privée.

Denis Seillat et Gérard Villa