Débatmilitant
Lettre publiée par des militants de la LCR
n°81
17 novembre 2005

Sommaire :
La réponse à la crise, c'est la lutte pour l'urgence sociale et démocratique

L'ordre s'impose au Parti socialiste

Brésil : Après le Parti des travailleurs, le " parti anticapitaliste large " ?

 

La réponse à la crise, c'est la lutte
pour l'urgence sociale et démocratique

Alors que le gouvernement vient de franchir une étape de plus dans sa politique de répression vis-à-vis des jeunes et d'intimidation vis à vis de l'ensemble de la population en faisant voter la prolongation pour 3 mois de l'état d'urgence, Chirac a essayé de prendre la posture au-dessus de la mêlée. Lundi soir, après avoir réaffirmé la politique de répression du gouvernement et prévenu les jeunes qu'on " ne viole pas impunément la loi ", il découvrait " le poison que sont les discriminations ", en appelant à la République qui doit " offrir partout et à chacun les mêmes chances ". Il a même poussé le cynisme en rappelant aux communes l'obligation d'offrir au moins 20 % de logements sociaux !
Chirac se voudrait l'homme de l'union sacrée, au dessus des partis et des rivalités au sein de son propre camp, le défenseur de la République comme lors de la présidentielle de 2002 pour mieux faire accepter l'état d'urgence et les attaques contre le monde du travail et les classes populaires.
Nouvelle trouvaille, le " Service civil volontaire " pour 50 000 jeunes, qui renforce des mesures déjà prises en septembre par le gouvernement en collaboration avec la Défense et l'Intérieur. Parmi ces plans, 20 000 postes de " cadets de la République " seront créés pour " développer chez les jeunes une meilleure connaissance de l'institution policière et diversifier la composition des gardiens de la paix ". Avec le retour de l'apprentissage à 14 ans, on voit vite le sens de " l'idéal Républicain " ou de " l'égalité des chances " !
Dans ses déclarations, la défense des institutions s'accompagne d'une propagande réactionnaire contre le regroupement familial, contre les sans-papiers et aussi contre les familles : " L'autorité parentale est capitale. Les familles doivent prendre toute leur responsabilité. Celles qui s'y refusent doivent être sanctionnées comme le prévoit la loi "… Alors que lui et les gouvernements successifs ont plongé ces familles dans des situations désastreuses.
Et cela donne des ailes à certains, à l'image de Tron, maire UMP de l'Essonne, qui vient de décider de suspendre les aides versées par le centre communal d'action sociale aux familles " dont un des membres aura été à l'origine d'un acte de violence ou de dégradation ".
Sarkozy quant à lui continue de provoquer les jeunes et s'adresse à l'électorat réactionnaire. A l'assemblée, lors du débat sur la prolongation de l'état d'urgence, il appelle à " rompre ­ et j'emploie ce mot à dessein ­ avec les mensonges (...) derrière lesquels les conservatismes et les blocages prospèrent ". Jouant la politique du pire, il réclame des lois sur la récidive, persiste et signe dans ses déclarations devant les caméras sur la " racaille ", annonce lors du débat à l'Assemblée que dix procédures d'expulsion d'étrangers ayant participé à ces explosions des banlieues ont été engagées.
Villepin enfin, après avoir laissé monter Sarkozy au créneau pour lui laisser le rôle du provocateur, applique la loi d'urgence et la fait voter au Parlement pour 3 mois supplémentaires alors même que la situation se calme. Provocations et fuite en avant là encore, il condamne à la loi d'exception tous les habitants des quartiers populaires, s'attaquent aux droits démocratiques pour demain s'en prendre aux grévistes de Marseille ou d'ailleurs.
Le gouvernement ne vise pas que la jeunesse des quartiers populaires mais cherche à profiter du désarroi général pour imposer son autorité, pour mettre sous pression le monde du travail et tenter d'empêcher que les solidarités s'expriment.
Tout cela ne peut que créer les conditions des surenchères réactionnaires, à l'image du député UMP Garaud qui non content de vouloir expulser les jeunes étrangers en situation régulière, vient d'annoncer qu'il allait déposer une proposition de loi donnant aux tribunaux la possibilité de " déchoir de la nationalité française " les étrangers naturalisés " qui participent à la guérilla urbaine ".

La gauche complice de l'état d'urgence
Pour mener sa politique, le gouvernement sait qu'il peut compter sur la complicité ou la couardise de la gauche et en particulier du PS. La semaine dernière, celui-ci soutenait l'état d'urgence en expliquant qu'il ne voulait pas en faire une question " politicienne " et que la priorité était le retour à l'ordre.
Lors du débat à l'Assemblée sur la prolongation de 3 mois, Ayrault a déclaré : " nous ne voterons pas contre ce projet par angélisme ou parce qu'il émane de votre gouvernement, mais parce que son efficacité ne nous paraît pas adaptée à la situation ". Ses déclarations sont de fait un soutien à cet état d'urgence et une allégeance à la politique sécuritaire sur le fond qui consiste à envoyer les CRS contre les " sauvageons " de Chevènement, pour rappeler les anciennes formules.
Certains députés ont d'ailleurs été plus clairs en soutenant le couvre-feu, à l'image de Vaillant, ancien ministre de l'intérieur sous Jospin, disant qu'il craignait entretenir " une certaine ambiguïté " ou comme Gorce déclarant : " En votant contre, nous risquons d'apparaître comme cautions du désordre ".
Alors que la gauche détient la très grande majorité des conseils régionaux, qu'elle a de nombreux élus et municipalités en particulier dans les quartiers populaires, celle-ci se tait face à l'état d'urgence quand elle ne le soutient pas.
Elle pourrait se battre du point de vue des droits démocratiques contre l'état d'exception qui est une attaque contre toute la population des quartiers populaires et contre le mouvement social.
A partir des mairies, il y aurait la possibilité de s'appuyer démocratiquement sur la population, pour s'adresser aux jeunes tout en assurant la défense des biens collectifs dans les cités comme les écoles, etc. Et cela en refusant la police de " Sarkozy l'incendiaire " au sein des quartiers.
Alors que la répression se développe, que les arrestations sont brutales et destinées à intimider toute la population et que les juges sanctionnent lourdement, les élus de gauche n'apportent même pas leur soutien aux familles.
Une fois de plus la gauche laisse les mains libres au gouvernement.

L'urgence sociale dans les entreprises et les quartiers
Cette jeunesse qui, désemparée, se bat avec les seules armes qu'elle croit posséder, avec des méthodes qui se retournent contre ses propres intérêts, entre, de fait, " en politique " face à l'Etat. Le mouvement social, s'il n'accepte pas la violence contre des biens collectifs, doit cependant savoir affirmer sa solidarité avec les jeunes face aux tribunaux.
Au travers de cette crise, une politisation en profondeur a lieu. Alors que le mouvement ouvrier est paralysé par les préjugés réformistes et le syndicalisme de " proposition ", qui n'imagine rien de possible en dehors du cadre préétabli des institutions, les jeunes révèlent l'ampleur des ruptures et à quel point est nécessaire aujourd'hui de construire une conscience de classe politique, qui ose penser ses intérêts en toute indépendance de la bourgeoisie, de ses institutions, de son Etat.
Affirmer sa solidarité vis-à-vis de la jeunesse ne prend sens qu'en affirmant les revendications d'urgence du monde du travail et des classes populaires. Défendre un plan d'urgence pour les banlieues, c'est poser la question du chômage, des salaires, du logement, des services publics.
Il nous faut rediscuter largement de l'interdiction des licenciements et de l'embauche massive dans les services publics avec de vrais emplois. Rediscuter des salaires et des 300 € d'augmentation pour tous indispensables pour vivre aujourd'hui. Pour toutes ces revendications, poser le problème politique du contrôle des opprimés sur la marche de la société, à tous les niveaux.
De même, dans les quartiers populaires, discutons des revendications d'urgence des habitants qui passent par le retour à des services publics, sous contrôle des salariés et de la population, qui passent par le droit au logement décent et par la réquisition des logements vides.
C'est aussi poser la question des moyens pour la petite enfance, pour l'école et pour l'éducation en général.
Pour tout cela, il faut discuter des moyens de regrouper les forces et de préparer un vrai mouvement d'ensemble et quels en sont les obstacles. Au moment du 4 octobre, alors que le mouvement de grève s'étendait à Marseille en pleine grève de la SNCM, les confédérations syndicales ont refusé de donner la moindre suite au mouvement, craignant ses conséquences.
Pourtant, la question des privatisations était largement posée et le gouvernement faisait déjà mine de faire machine arrière pour la mise en Bourse de l'EDF. Mais sitôt la grève terminée, il a repris l'initiative en annonçant les ouvertures du capital d'EDF, des autoroutes, de l'aéroport de Paris.
La CGT a dénoncé la mise en place de l'état d'urgence en revendiquant " l'urgence, c'est le social et la démocratie " et en se prononçant pour une journée d'action interprofessionnelle et unitaire sur ces revendications, contre les mesures Villepin. Mais depuis, plus rien et surtout aucune date d'avancée. Thibault interviewé dans la presse se contente de répondre à la question des non suites du 4 octobre : " Il ne faut pas s'arrêter là et continuer de travailler le rapport de forces. Même si, au stade actuel, toutes les confédérations syndicales ne semblent pas aussi disponibles. La CGT n'attendra pas qu'il y ait unanimité syndicale "… Certes, mais de toute évidence, la CGT craint de prendre l'initiative parce qu'au moment de la révolte des jeunes cela la mettrait en position d'affronter l'Etat.
En conséquence, elle aussi, comme l'ensemble des confédérations, laisse les mains libres au gouvernement au lieu de prendre l'initiative pour le mettre en position d'accusé, retourner l'opinion.
Pour imposer ces revendications d'urgence sociale, qui sont la seule issue à la crise qui explose à travers la révolte des jeunes, il est clair qu'il faut préparer un mouvement d'ensemble qui ne craigne pas de franchir les limites que l'Etat fixe aux luttes. Comme on a pu le voir avec le Pascal Paoli au moment de la grève des marins de la SNCM, la lutte elle-même pose le problème de dépasser la légalité, alors même que la bourgeoisie n'hésite pas à utiliser tous les moyens.
Le contrôle sur l'outil de travail, sur les sociétés, sur les comptes, ne peut être appliqué sans franchir les limites de la propriété privée et donc sans une confrontation avec l'Etat.
Aujourd'hui, face à l'explosion des jeunes, bien des militants ouvriers discutent de l'impuissance du mouvement social et de la politique des syndicats, englués dans les " diagnostics partagés " et les journées d'actions sans lendemain. Tout cela contribue à une politisation profonde pour une politique indépendante, de lutte de classe discutant des moyens de franchir les obstacles pour que le mouvement ouvrier soit en situation politique de reprendre l'initiative, de faire l'opinion, d'ouvrir une perspective collective à la jeunesse.

Denis Seillat

L'ordre s'impose au Parti socialiste

Et maintenant la synthèse ? Le congrès du Parti socialiste s'ouvre demain vendredi au Mans. Pendant trois jours, les 614 délégués socialistes vont tenter de resserrer les rangs d'un parti déchiré depuis son référendum interne sur le projet de constitution européenne. C'est du moins le sens des déclarations qui se multiplient de part et d'autre depuis le vote des militants sensé départager les cinq motions en lice le 9 novembre dernier.
Dans Le Journal du Dimanche, Claude Bartolone, le député fabiusien de Seine-Saint-Denis, estimait ce week-end que " la synthèse générale est possible entre Hollande, Fabius et le NPS ". L'argument tombe : " Afin de donner les chances au PS en 2007, je préfère mettre en avant ce qui nous rassemble plutôt que nos différences ". Dans la foulée, François Hollande sur Canal + et Dominique Strauss-Kahn sur Radio J ont abondé en ce sens. Julien Dray, le porte-parole du parti, résume dans Le Parisien : " Ce qui nous unit est plus important que ce qui nous divise. Il n'y a pas de coupure irrémédiable entre deux socialismes ". Reste à recoller les morceaux.
C'est ce à quoi s'emploient les fabusiens. Et ils ne ménagent pas leur peine. La désignation du candidat socialiste prévue en novembre 2006 par l'équipe Hollande était un casus belli, il y a quelques jours encore, pour les partisans de Laurent Fabius qui souhaitent organiser le vote des militants dès le printemps : " la question du calendrier de désignation du candidat n'est pas un obstacle " tranche désormais Bartolone. Les socialistes doivent " montrer qu'ils sont capables de se rassembler en assumant leurs différences " explique Fabius, l'œil rivé sur 2007.
L'ancien Premier ministre se plait à rappeler qu'il était numéro 2 du PS il y a encore six mois et qu'il a, par conséquent, façonné l'orientation du parti ces trois dernières années. Les désaccords ne sont donc pas insurmontables… Proche de Dominique Strauss-Kahn, également candidat déclaré à l'investiture du PS, Jean-Christophe Cambadélis fait valoir de son côté qu'" un rassemblement authentique n'est pas impossible ", même en l'absence de synthèse.
Les tractations vont bon train, et elles devraient s'accélérer d'ici la nuit de samedi à dimanche où la traditionnelle " commission des résolutions " se réunira à huit clos pour accoucher d'un accord. Et depuis quelques jours déjà, François Hollande multiplie les conciliabules avec les représentants du Nouveau Parti socialiste du trio Peillon-Montebourg-Emmanuelli comme avec Laurent Fabius et sa garde rapprochée. Les résultats des votes du 9 novembre les poussent à s'entendre. Avec 56,63 % des suffrages, Hollande ne rassemble pas suffisamment pour donner de la voix. Les minorités demeurent divisées, mais la majorité ne peut rester sourde aux attentes de 45 % d'adhérents à la veille d'échéances électorales nécessitant un parti en ordre de marche - avec 23,54 % des mandats NPS arrive en seconde position ; avec 21,17 % Fabius en troisième.
Si la synthèse entre les différentes motions n'est écartée à cette étape ni par Hollande ni Fabius, il s'avère cependant plus probable que l'" unité " se fasse sur une déclaration commune sur la crise des banlieues, un " appel " solennel du congrès à l'adresse des français. Au vue des interventions des dirigeants socialistes ces dernières semaines sur le sujet, la synthèse ne devrait poser aucun problème…
Le président du groupe socialiste à l'Assemblée nationale, Jean-Marc Ayrault a donné le ton. Il souhaite un " pacte de non-agression " durant cette " période difficile " avec… le gouvernement de Dominique de Villepin et de Nicolas Sarkozy. Hollande le répète : il " ne veut rien faire qui puisse empêcher le gouvernement de retrouver les conditions d'un retour à l'ordre ".
Oui, les socialistes se sont démarqués sur le vote permettant au pouvoir de prolonger l'état d'urgence, mais sans en récuser le principe. " On a un arsenal juridique qui peut être d'une extrême sévérité, a ainsi martelé Ayrault. Pour le couvre-feu, la loi propose que les maires le décident s'ils le souhaitent, il n'y a pas besoin d'une mesure d'exception pour ça ". Julien Dray s'interroge lui : " à ce stade pourquoi prolonger " l'état d'urgence et le couvre-feu. À ce stade !
Et les opposants d'Hollande ne sont pas en reste. Vincent Peillon, leader du Nouveau Parti socialiste, estime que " demander la démission de Sarkozy, serait donner raison aux émeutiers ", Laurent Fabius stipulant que l'application des mesures de couvre-feux devait être " maîtrisée de très près ". Les jeunes ont pu vérifier " de très près " avec quelle " maîtrise " les forces de l'ordre intervenaient pour mater l'esprit de rébellion dans les cités. Les travailleurs de la SNCM quelques jours auparavant à Marseille l'ont eux aussi constaté.
Fabius est assurément un homme d'État : il défend pied à pied les intérêts de l'État bourgeois face à la contestation sociale s'exprimant dans les quartiers populaires ou sur les lieux de travail. Et ces déclarations, comme celles des dirigeants du PS tenant du " oui " ou bien du " non " au référendum du printemps, rappellent ô combien les socialistes furent et restent fidèles au système capitaliste, n'hésitant jamais a recourir à la police, sinon à l'armée au besoin. L'histoire en témoigne.
Au-delà des gesticulations d'Hollande et de ses opposants, c'est la nature profonde du PS qui transpire. Et l'accord recherché par Fabius avec la majorité hollandaise confirme la convergence fondamentale des opinions au sein du Parti socialiste. Le 29 mai est déjà loin. Comme la scission que certains pronostiquaient. La perspective qui domine dorénavant c'est 2007, avec le secret espoir rue de Solferino d'un retour aux affaires à la faveur du cycle de l'alternance qui veut que les gouvernants soient systématiquement défaits au bout de leurs mandats.
Les résultats du PS, en 2004, lors des élections régionales, européennes et cantonales, nourrissent les ambitions et encouragent le rassemblement des socialistes, et ce malgré les rivalités entre les prétendants à l'investiture du parti pour la présidentielle. Sur ce point, comme sur d'autres, Fabius est sans ambiguïté : il n'y aura qu'un candidat socialiste en lice dans deux ans. Le respect de la discipline commune est l'unique garantie d'un succès pour l'ensemble des socialistes. CQFD !
C'est une tout autre solidarité qui se noue et se renforce dans les luttes ouvrières. Celle-là est étrangère à la lutte des places prévalant au sein du PS. Elle dessine un tout autre chemin que celui d'un retour de la gauche gouvernementale au pouvoir ; elle trace la perspective d'un combat d'ensemble contre des décennies de recul des acquis des travailleurs et dont témoigne la situation dans les quartiers où dominent chômage et précarité.
Notre solidarité avec la jeunesse des banlieues n'a d'égal que notre aversion pour cette " gauche " socialiste et ses alliés qui ont laissé faire quand ils n'étaient pas eux-mêmes aux commandes.

Serge Godard

Brésil : Après le Parti des travailleurs, le " parti anticapitaliste large " ?

Le Parti des travailleurs, principal soutien au gouvernement de Lula, est en crise. C'est la fin, pour une fraction de la gauche et de l'extrême gauche brésilienne, de 25 ans d'espoirs en la possibilité de construire un parti ouvrier indépendant à l'échelle de masse, qui avait la particularité de faire se côtoyer autour d'un même projet, sur la longue durée, des réformistes et des révolutionnaires.
Depuis plus d'un an a été fondé à l'initiative de plusieurs parlementaires exclus du PT (dont Heloisa Helena) un nouveau parti, le P-SOL, avec l'objectif affirmé de sauver ce qui peut l'être du PT en tant que parti ouvrier, combatif, et formellement anticapitaliste.
Ce projet, où la question de la réforme et de la révolution est volontairement laissée en suspend, pose à son tour bien des questions. S'agit-il d'un compromis inévitable ou d'une option stratégique durable ? Faut-il y voir un choix raisonnable, le seul possible dans le contexte actuel, ou s'agit-il d'une impasse assurée ? Le débat ne fait que commencer…

Du côté du PT, la faillite est consommée, mais pas aux yeux d'une partie de sa gauche…
Au sein du Parti des Travailleurs, la situation ne s'est guère éclaircie après l'élection de sa direction et celle du président du parti.
Le candidat de l'équipe luliste l'a emporté de peu au deuxième tour face à Raul Pont, l'un des dirigeants de la DS(1) . Mais la campagne de Raul Pont, soutenue par les autres minorités de gauche qui n'ont pas encore quitté le PT, n'a pas permis de dégager une véritable alternative à l'équipe Lula.
Malgré un certain nombre de critiques, le soutien au gouvernement ne s'est jamais démenti. Aux yeux de cette opposition, l'essentiel reste en effet de sauver le parti et de lui redonner un semblant de crédibilité afin de " préparer le gouvernement et le parti pour affronter un second mandat "(2) . C'est le seul argument que ces militants ont trouvé pour essayer de convaincre Lula de changer de politique : avoir un visage un peu plus présentable aux yeux des travailleurs d'ici 2006 afin de les persuader qu'avec la droite ce serait pire, ce qui revient à les tromper une deuxième fois !
A l'évidence, un courant révolutionnaire devrait avoir bien d'autres priorités que celui de défendre un appareil au nom du " moindre mal ". Son rôle devrait être avant tout d'aider le camp des travailleurs à se renforcer, et faire en sorte qu'il soit un peu plus lucide sur la défense de ses intérêts et sur sa capacité à inverser le cours des choses en ne comptant que sur ses propres forces.
Ce choix est évidemment incompatible avec un soutien au gouvernement Lula et l'illusion qu'il pourrait mener une autre politique. L'avenir dépend avant tout des luttes et du rapport de forces entre les classes sociales, pas du maintien au pouvoir d'un parti qui a basculé définitivement du côté de l'ordre bourgeois.

Au P-SOL, rien n'est tranché…
La situation actuelle devrait avoir des effets contradictoires sur le P-SOL. Sa légalisation acquise courant septembre a accéléré un certain nombre de départs du PT, mais cela a concerné de manière significative bon nombre de députés, d'élus divers et de notables du parti soucieux d'assurer leur réélection et leur place (d'autant que la direction du P-SOL a annoncé que son sigle serait ouvert non seulement à ceux qui adhèrent à l'ensemble de ses propositions, mais aussi à ceux des secteurs de la gauche qui sont " critiques " sur l'orientation néolibérale du gouvernement Lula et qui en auraient besoin …).(3)
D'un autre côté, le score élevé de Raul Pont dans les élections internes du PT peut avoir comme effet de retenir au sein du parti bon nombre de militants de gauche qui auraient encore l'illusion de pouvoir changer le cours des choses de l'intérieur. Ceux qui rejoindront le P-SOL auront sans doute à faire davantage le tri de ces illusions, ce qui n'est pas plus mal.
La légalisation du P-SOL a nécessité une campagne qui de fait a mobilisé toutes les forces du nouveau parti pendant plus d'un an. Désormais, le P-SOL va être davantage confronté à sa propre réalité et à ses choix véritables : parti électoral ou parti de lutte de classe ; parti en continuité avec le PT des origines, ou au contraire parti qui se construit en rupture avec un certain nombre de d'orientations qui ont présidé à la construction du PT et qui ont abouti à une faillite.
Il est évidemment difficile d'avoir une appréciation sur toutes ces questions, non seulement parce que ce nous sommes loin, mais également parce que cela reste une bataille politique à mener.
De ce point de vue, rien ne serait plus faux que de préjuger de la suite, soit en décrétant qu'il n'y a à priori pas de soucis à se faire puisque la direction du nouveau parti est entre les mains de militants révolutionnaires ; soit en décrétant à l'inverse que le P-SOL serait d'ores et déjà un parti réformiste et donc un obstacle à la construction d'un véritable parti révolutionnaire, sous prétexte que cette direction, marquée par les habitudes institutionnelles du PT qui a été son seul horizon pendant des années, serait incapable de dépasser cet héritage.
En particulier, certains compromis assumés par les camarades du P-SOL ne permettent pas de trancher cette question, du moins dans l'immédiat, lorsqu'ils répondent à une préoccupation juste : celle de gagner des militants issus du PT, en rupture avec l'orientation libérale du gouvernement Lula, qui peuvent être anticapitalistes sans être forcément gagnés au programme d'un parti révolutionnaire, du moins pour l'instant.
Car à l'inverse, le bilan passé et présent du PSTU, et surtout la politique qu'il mène actuellement, ne sont pas suffisamment probants pour représenter une alternative crédible au P-SOL dans la perspective de gagner ces militants(4) .

… mais pour combien de temps ?
Cela dit, il est possible quand même d'avoir quelques doutes sur l'avenir du P-SOL en tant que force capable de dépasser les ambiguïtés d'un " parti anticapitaliste large ".
La première question concerne la place prise par les élections : elle est manifestement déterminante dans les préoccupations de ses dirigeant(E)s, qui misent sur la personnalité d'Héloisa Helena pour faire un bon score en 2006 et misent surtout sur ce score pour exister en tant que parti.
Que les élections occupent une place incontournable dans la situation actuelle, même pour des révolutionnaires, n'est pas en soi critiquable (on en sait quelque chose à la LCR, dont la crédibilité face au PCF a longtemps été obérée par son insignifiance électorale). Quelles deviennent un élément central de construction du parti, compte tenu surtout du passé et des défauts accumulés dans le PT, pose par contre davantage de problèmes, surtout lorsque cela ne fait l'objet apparemment d'aucune critique. On peut en effet s'engager dans ce genre de voie, mais ce n'est pas la même chose si l'organisation est éduquée à en connaître les pièges ou non. Cette préoccupation (du moins en l'état de nos connaissances) n'est guère perceptible vue de l'extérieur.
L'autre question concerne le bilan que l'on tire du passé. Elle est évidemment directement liée à la question précédente, tant le processus d'institutionnalisation du PT est lié justement à l'histoire de ses succès électoraux.
De ce point de vue, l'article de Luciana Genro, une dirigeante trotskyste du P-SOL, publié dans le n° 28 du bulletin Avanti !, est assez éclairant. Sa critique du PT tel qu'il est aujourd'hui est impitoyable. Sa réflexion sur le passé et surtout sur les remèdes à apporter pour lutter contre le processus de dégénérescence du PT est par contre des plus superficiels : " Il faut changer les règles électorales, permettre les candidatures issues de la société organisée, rechercher des mécanismes de plus grande participation populaire pour empêcher que les élus ne commettent de véritables escroqueries électorales : référendums sur toutes les décisions politiques importantes dans le pays, à commencer par le maintien ou non de ce gouvernement et de ce parlement, délégitimés non seulement par la corruption mais aussi par la trahison des engagements qui avaient permis au PT de remporter les élections de 2002. Il faut lever le secret fiscal et bancaire pour tous les hommes politiques et chefs d'entreprises en relations avec les pouvoirs publics. En finir avec les milliers de postes " de confiance " utilisés comme monnaie d'échange dans les transactions frauduleuses entre partis, alors que les travailleurs du secteur public sont traités comme de sacs-poubelles.
Ce ne sont là que quelques exemples de ce qui est nécessaire pour entreprendre une véritable refondation. Non pas du PT, qui n'a plus rien à voir avec nous, mais en revanche de notre pays, des institutions de ce Brésil rongé par les pouvoirs putréfiés d'une République étrangère aux intérêts de son peuple
"(5) .
Il serait évidemment stupide de polémiquer en laissant croire que cette conclusion résume à elle seule l'état de la réflexion au sein du P-SOL. Comme le précise Luciana Genro, " ce ne sont là que quelques exemples ". Mais les exemples en questions sont assez peu probants. Car il ne s'agit après tout que de mesures démocratiques utilisées bien des fois par des dirigeants bourgeois pour lutter contre la corruption, sans beaucoup de résultats en général.
La lutte contre la corruption n'a de sens que si la machine à corrompre, c'est à dire la classe capitaliste elle même, est mise sous contrôle et si ce contrôle est directement exercé par la population elle même.
Un tel processus n'a rien d'institutionnel. C'est un épisode de la lutte de classe qui a sa logique politique propre. Un tel processus, pour qu'il ait une chance de bousculer réellement le jeu politique traditionnel, ne peut que déboucher rapidement sur une situation de double pouvoir où la population s'organise pour commencer à en contrôler les différents rouages. Cette situation de double pouvoir, même à l'état embryonnaire, crée une situation forcément instable qui ne peut se résoudre que par le renversement de l'Etat bourgeois ou par la défaite du prolétariat.
Un tel processus est bien peu compatible avec la création d'un parti qui laisserait dans l'ombre la question de l'Etat et de la révolution.
Cette question peut sembler un peu lointaine aujourd'hui, dans le sens où elle ne peut faire pour l'instant que l'objet de débats et de discussions sur les idées, et donc sur le programme. Mais elle a en même temps bien des implications pratiques, car la pire des illusions serait de croire que l'ont peut construire sur une période assez longue un parti non délimité, où la question de la réforme et de la révolution ne serait pas tranchée. Parce que la vie s'en charge elle même, en fonction de la lutte de classe et des opportunités qu'elle ouvre ou pas, et des tendances inhérentes à la société bourgeoise (même dans des pays comme le Brésil !) à intégrer les organisations du mouvement ouvrier. Toute l'histoire récente du PT est là pour le confirmer.
Or ce n'est ni un cas particulier, ni un " accident " de l'histoire. C'est un fait que jusqu'à présent, on n'a jamais vu dans l'histoire un parti large qui maintiendrait durablement cette ambiguïté de parti non délimité. Au contraire, un parti qui ne s'oriente pas rapidement sur la voie d'une orientation vraiment révolutionnaire a toute les chances de se transformer, sinon en parole du moins dans les faits, en un parti réformiste. On peut difficilement faire l'impasse sur cette question et ne pas trancher. C'est le défi auquel sont confrontés les camarades du P-SOL.

Jean-François CABRAL

1- Démocratie socialiste est une tendance liée à la IV° Internationale. Une partie de ses militants est restée au PT, une autre partie en a été exclue ou l'a quitté pour rejoindre le P-SOL
2- Interview de Raul Pont traduit dans Inprecor n°510-octobre 2005
3- D'après la contribution de Felix Sanchez, Fernando Kinas et José Corrêa Leite dans le même numéro d'Inprecor : La faillite du PT et les bases de la reconstruction de la gauche brésilienne.
4- Article publié dans Débat Militant n° 76 : Quelle réponse à la crise du parti des travailleurs ? Le PSTU est une organisation trotskyste indépendante du PT depuis 1992.

5- Conclusion de l'article publié de Luciana Genro traduit dans Avanti ! n°28 : Comprendre le processus de dégénérescence du PT.