Débatmilitant | ||||||||||
Lettre publiée par des militants de la LCR |
n°111
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22
juin 2006
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Sommaire : | ||||||||||
Loi contre l'immigration, les nouvelles lois contre les pauvres | ||||||||||
Discussion autour du Manifeste : Démocratie et rupture révolutionnaire, la question de l'Etat, de son renversement et de son dépérissement. | ||||||||||
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Loi
contre l'immigration,
les nouvelles lois contre les pauvres
Le sénat
vient de voter, après l'Assemblée, le projet de loi Sarkozy sur
l'immigration que le Parlement devrait ratifier avant le 1er juillet. La loi
met fin aux régularisations automatiques de sans papiers après
dix ans de séjour illégal en France, instituées en 1997.
Elle introduit des quotas d'entrée sur le territoire, en fonction des
besoins économiques et durcit les conditions d'obtention de titres de
séjours, comme ceux du regroupement familial et de l'obtention de la
carte de résident par le mariage.
La loi Sarkozy écarte la possibilité de régularisation
et de séjour sur le territoire pour de nombreux sans-papiers, considérés
comme des marchandises sans droits qu'on choisit, qu'on exploite et qu'on jette
en fonction des besoins économiques du patronat. Cette loi qui durcit
les conditions pour tous les demandeurs d'asile, est une véritable loi
contre les pauvres.
De la même façon qu'en Angleterre au XIXème siècle,
face à l'afflux des paysans ruinés, expropriés par la concurrence
capitaliste qui venaient grossir les rangs des pauvres aux portes des villes,
la bourgeoisie anglaise faisait voter des lois contre le vagabondage. Elle s'en
prenait aux pauvres que son propre système génère, en les
condamnant au travail forcé dans les workhouses ou en les pourchassant
par ces lois contre le vagabondage. Les lois Sarkozy, comme celles de Blair
et d'autres gouvernements en Europe et dans le monde impuissants à offrir
un avenir aux millions de paysans privés de leur terre, sans ressource,
prolétarisés par la mondialisation capitaliste, sont une nouvelle
version de ces lois contre les pauvres.
L'ensemble du monde capitaliste est aujourd'hui confronté aux conséquences
de sa propre globalisation qui livre sur le marché mondial du travail
des millions de paysans et d'artisans ruinés par la concurrence des multinationales
et la domination de la finance.
La bourgeoisie des pays riches est confrontée à une nouvelle vague
d'immigration, qui n'est autre que le nouveau prolétariat mondial qui
émerge comme conséquence de la nouvelle phase de la mondialisation
capitaliste. Des millions de nouveaux prolétaires, réservoir de
main d'oeuvre à l'échelle mondiale, cherchent à vendre
leur force de travail dans les régions les plus industrialisées,
les plus riches et affluent dans les pires conditions aux portes de l'Europe
ou des Etats-Unis, venus d'Afrique noire, du Maghreb ou d'Europe de l'Est, d'Asie.
" Nous
sommes au beau milieu d'une nouvelle ère de migrations ",
qui représentent désormais " un phénomène
mondial " a déclaré Kofi Annan le 7 juin à
l'assemblée générale de l'ONU, en présentant un
rapport sur les " migrations internationales et le développement ".
Selon lui, très peu de pays aujourd'hui échappent à ces
migrations.
Les chiffres que vient de publier l'OCDE dans son dernier rapport sur les "
Perspectives des migrations internationales " le confirment : l'Europe
a accueilli plus de 2,6 millions d'immigrants en 2004, en augmentation de 76
% en six ans. Aux Etats-Unis, sur la même période, la hausse est
de 43 %. Et ces chiffres ne tiennent pas compte des étrangers en situation
irrégulière.
La bourgeoisie voudrait tenter de " réguler " en fonction de
ses seuls besoins la vague de prolétarisation que le développement
capitaliste engendre et avec elle les migrations. Car la bourgeoisie n'est prête
à accueillir la " misère du monde " que dans le cadre
des besoins du patronat pour exploiter une main d'uvre corvéable,
à bas prix, qu'elle maintient sous la menace permanente de l'expulsion,
et qui lui sert à faire pression sur les salaires des travailleurs des
pays riches dans sa course permanente pour faire baisser le coût du travail.
C'est la politique des quotas de Sarkozy, et d'autres dirigeants européens,
qui ne voudraient accepter sur le territoire que les travailleurs dont le marché
a besoin tandis que dans les îlots privilégiés que constituent
les pays riches, ils tentent de repousser les travailleurs pauvres en hérissant
leurs frontières de barbelés autour de l'Europe de Schengen ou
à la frontière du Mexique pour arrêter la vague incessante
des pauvres d'Amérique Latine qui viennent frapper aux portes des Etats-Unis.
Ce phénomène migratoire auquel la mondialisation donne une ampleur
inégalée n'a rien d'un phénomène naturel inhérent
au développement de l'humanité ou à la pression de la démographie
dans certains pays pauvres ; c'est un phénomène social. Dans son
éditorial du 12 juin, Les Echos parlait de son " moteur
principal
à l'évidence, économique ".
Le capitalisme en Angleterre, au XIXème siècle, avait ruiné
par la concurrence et plongé dans le dénuement des millions de
paysans condamnés à vendre à l'industrie leur force de
travail. Aujourd'hui c'est à l'échelle du monde que des millions
de paysans des régions pauvres sont ruinés par la concurrence
des multinationales et du marché mondial, rejetés dans les rangs
du prolétariat, et fuient la misère pour tenter de survivre en
vendant leur force de travail là où ils peuvent pour tenter de
survivre. C'est de ce drame permanent, de ces conditions qu'elle réserve
à des hommes et des femmes réduits de façon inhumaine au
rang de marchandise, que la bourgeoisie nourrit, depuis ses origines, sa richesse,
son pouvoir.
La politique des quotas ou autres lois contre les pauvres, la répression,
ne peuvent apporter de réponse aux drames des travailleurs pauvres jetés
sur le marché mondial du travail. Elles ne visent qu'à protéger
la bourgeoisie des puissances impérialistes des menaces que représente
à ses yeux la masse grandissante de ceux qui cherchent à fuir
la misère et le chômage et exigent le droit de vivre.
Mais en transformant la planète entière en un " melting pot
" à travers lequel se brassent les peuples, le capitalisme travaille
à leur unification, à l'émergence d'une nouvelle conscience
internationale du monde du travail. Ou du moins, il en crée les conditions,
c'est-à-dire les conditions de sa contestation mondialisée.
Car il ne peut pas y avoir de politique de l'immigration démocratique
dans le cadre de ce système qui ruine et prolétarise des millions
d'hommes condamnés à migrer pour tenter de survivre.
Une autre politique de l'immigration, " choisie "
par les intéressés eux-mêmes, ne peut reposer que sur des
relations démocratiques entre les peuples, des rapports de coopération
internationale permettant une aide réelle au développement des
pays pillés hier par le colonialisme et aujourd'hui par la domination
économique et financière des pays riches. Elle implique la reconnaissance
du droit de libre circulation des personnes et le droit du sol, la reconnaissance
de leurs droits de citoyen d'un pays à tous ceux qui y vivent et y travaillent.
Elle suppose de lutter contre les privilèges nationaux pour le droit
de tous les travailleurs de la planète à la satisfaction de leurs
besoins dans le cadre de relations démocratiques entre les peuples.
Catherine
Aulnay
Discussion
autour du manifeste :
Démocratie
et rupture révolutionnaire,
la question de l'Etat, de son renversement
et de son dépérissement.
Après l'expérience
brésilienne, la participation du Parti de la Refondation Communiste au
gouvernement Prodi nous rappelle si besoin qu'une discussion sur l'Etat, les
institutions et le gouvernement est toujours d'actualité.
Certes, tout n'est pas équivalent entre ces termes. La question de l'Etat
est une ligne de partage avec les réformistes qui devrait unir spontanément
tous ceux qui se réclament du marxisme révolutionnaire. Alors
que la participation à un gouvernement pourrait sembler aux yeux de certains
relever davantage de préoccupations tactiques dans certaines circonstances.
Pourtant ces préoccupations ne se discutent pas en dehors d'une conception
plus générale sur l'Etat et sur les institutions. Ce n'est pas
une question de " dogmatisme ", mais d'expériences malheureusement
trop souvent répétées et vérifiées dans l'histoire
du mouvement ouvrier.
Ainsi le refus de participer à un gouvernement dans le cadre de l'Etat
bourgeois s'est nourri très tôt de l'expérience de 1848
en France, où pour la première fois des militants du mouvement
ouvrier (le socialiste Louis Blanc et l'ouvrier Albert) ont surtout servi d'otages
dans leur fonction de ministre au lieu de gagner en influence comme ils l'espéraient.
Depuis, le débat n'a jamais cessé de rebondir, avec la participation
de Millerand dans le gouvernement Waldeck-Rousseau en 1898 (un " gouvernement
d'union nationale " censé défendre la République
après l'affaire Dreyfus) jusqu'à nos jours, où le prétexte
de l'antilibéralisme est devenu le nouveau cheval de Troie justifiant
le mythe du " bon gouvernement de gauche " censé
faire le travail que les travailleurs n'auraient pas la force de faire eux-mêmes,
c'est à dire changer la société par les moyens de la lutte
de classe.
La nécessité de détruire l'appareil d'Etat s'est nourrie
de quantité de défaites au cours de l'histoire des luttes ouvrières.
La Commune de paris en 1871 a bien été une expérience extraordinaire,
démontrant qu'il est possible pour les travailleurs de gouverner eux
mêmes, directement, et d'une manière totalement différente,
sans le parasitisme d'une bureaucratie étouffante et coupée de
la population. Mais elle a surtout montré le prix d'une défaite
(30 000 morts !) lorsqu'on hésite à marcher sur Versailles et
détruire ce qu'il reste de l'armée bourgeoise.
Depuis, la classe ouvrière a eu bien d'autres occasions de payer au prix
fort ses illusions, celles qu'entretiennent volontiers les gouvernements de
gauche dès que la lutte de classe se tend un peu, qui voudraient nous
faire croire que l'armée restera fidèle puisque le gouvernement
élu démocratiquement s'en porte garant
De la République
d'Espagne en 1936 au gouvernement d'Allende au Chili en 1973, c'est pourtant
une toute autre chanson qu'ont sifflée les généraux : l'Etat
c'est nous, bien plus en tout cas que sa façade parlementaire et démocratique
! Et c'est vrai naturellement pour sa police et sa justice, liées de
mille façons à la bourgeoisie, bien plus qu'à la classe
ouvrière et aux milieux populaires.
Le débat pourtant n'est jamais définitivement tranché.
Les organisations révolutionnaires ont la particularité d'avoir
accumulé au cours du temps les leçons de toutes ces expériences.
Mais elles sont bien seules. Ce qui est tranché pour nous ne l'est pas
pour des millions de travailleurs, surtout dans un pays comme la France où
l'Etat est bien plus spontanément synonyme de service public et de protection
sociale que de " bandes d'hommes armées ",
et où la seule expérience démocratique depuis des décennies
(en dehors de quelques grèves et de quelques luttes mais à une
échelle restreinte) se confond entièrement avec les élections
dans le cadre des institutions bourgeoises.
C'est une situation forcément différente de celles qu'ont connues
la plupart des générations de militants révolutionnaires,
à d'autres époques ou dans d'autres pays. Les institutions de
la démocratie bourgeoise ont acquis avec le temps une certaine légitimité
(même si elles sont plutôt malmenées actuellement), il faut
bien le prendre en compte, tout en maintenant le cap de nos objectifs et de
nos conceptions révolutionnaires. Une gageure sans doute qui demande
qu'on ne perde pas de vue quelques aspects essentiels de notre compréhension
sur les institutions et sur l'Etat.
Débouché
politique et gouvernement ouvrier
Le premier défi concerne la question de notre participation à
un gouvernement. Sommes-nous prêts à " mettre les
mains dans le cambouis " et donc à gouverner ?
Que l'extrême-gauche gagne un tout petit peu de crédit et d'influence
et cette question vient inévitablement nous percuter. La préoccupation
est légitime. Elle n'est pas seulement le produit d'une illusion dans
le bulletin de vote et dans les institutions. Car la raison d'être d'un
parti politique est effectivement de gouverner. Et son rôle est d'offrir
un débouché politique aux luttes. Sinon, nous ne serions que des
syndicalistes révolutionnaires, au mieux.
L'action politique ne se réduit pas aux seules luttes. Mais sans les
luttes, elle risque également d'être rapidement suspendue en l'air
et nous faire dériver. Nous avons forcément du mal à tenir
les deux bouts, parce que tout ne se fait pas au même rythme. Nous gagnons
du crédit sur fond de discrédit de la gauche -c'est une rupture
majeures dans la période actuelle qui nous offre une opportunité
sans précédant- mais bien plus dans les élections qu'au
travers des luttes que nous dirigeons. Et pourtant il faut répondre.
Nous essayons de répondre en expliquant ce que devrait être un
bon gouvernement. Un gouvernement auquel nous pourrions participer devrait avoir
un bon programme. Cette formulation a au moins le mérite d'apporter dans
le débat un contenu politique, radical et en rupture avec tout ce que
peut défendre la gauche institutionnelle. Mais cela a quand même
l'inconvénient de flirter avec quelques illusions institutionnelles.
Car comment met-on en place un gouvernement, sinon en général
grâce à des élections ?
Dans la tradition communiste à laquelle nous nous référons,
la question d'une participation à un gouvernement dans le cadre des institutions
bourgeoises n'a pas été complètement ignorée (même
si le temps a manqué pour commencer à l'expérimenter avant
que le stalinisme ne triomphe et que les organisations révolutionnaires
ne soient durablement marginalisées). A l'occasion du IV° congrès
de l'Internationale communiste en 1922, les dirigeants de l'époque ont
été obligés en effet de prendre en compte non seulement
la stabilisation en cours du capitalisme mais le fait qu'à la différence
de la Russie, le mouvement ouvrier réformiste, bien plus puissant et
bien mieux installé dans la société, ne s'était
pas effondré même dans une situation aussi exceptionnelle.
C'est l'époque où la tactique de front unique a commencé
à être expérimentée à une large échelle.
Elle avait plusieurs objectifs : elle visait certes à répondre
aux attaques immédiates du patronat et des bandes d'hommes armés
supplétives qu'était le fascisme, mais pas seulement. C'était
une tactique plus ambitieuse, visant à regagner durablement le terrain
perdu sur les réformistes une fois passée la vague révolutionnaire
en 1918-1919, en convergeant dans les luttes tout en continuant librement la
confrontation sur le terrain des perspectives politiques, sans écarter
non plus à priori les chefs réformistes (car les écarter
en faisant le " front unique à la base "
comme l'ont fait ensuite les staliniens revenait de fait à considérer
la question comme résolue avant même de l'avoir posée).
C'est dans ce cadre (devenu de fait un cadre permanent ou en tout cas durable)
que l'Internationale communiste a envisagé l'hypothèse d'une alliance
électorale et parlementaire. C'était même selon elle " une
conséquence inévitable de toute la tactique de front unique "
(IV° congrès de l'IC : Résolution sur la tactique de l'IC).
Cette tactique au niveau gouvernemental a commencé à connaître
un début d'application en 1923 en Saxe en Allemagne avec la Social-démocratie.
Mais cette possibilité était en même temps étroitement
bornée : " Un gouvernement de ce genre n'est possible que
s'il naît dans la lutte des masses mêmes, s'il s'appuie sur des
organes ouvriers aptes au combat et crées par les couches les plus vastes
des masses ouvrières opprimées. Un gouvernement ouvrier résultant
d'une combinaison parlementaire peut aussi fournir l'occasion de ranimer le
mouvement ouvrier révolutionnaire. Mais il va de soi que la naissance
d'un gouvernement véritablement ouvrier et le maintien d'un gouvernement
faisant une politique révolutionnaire doivent mener à la lutte
la plus acharnée et, éventuellement, à la guerre civile
contre la bourgeoisie. " (IV° congrès de l'IC : Résolution
sur la tactique de l'IC).
Un gouvernement ouvrier dans le cadre des institutions bourgeoises non seulement
n'était pas pour Lénine ou Trotsky une hypothèse inadmissible,
mais elle pouvait aider à " ranimer le mouvement ouvrier
révolutionnaire ". En même temps, cette hypothèse
n'avait de sens qu'à condition de s'inscrire dans une situation très
précise. C'est bien la " guerre civile " que
préparait ainsi le parti révolutionnaire, car comme dans toute
situation de double pouvoir, cette anomalie ne peut qu'être tranchée
rapidement, dans le sens du renoncement et de la trahison, ou dans le sens d'une
prise du pouvoir effective de la classe ouvrière qui passe par le renversement
des institutions en place.
Quelle
démocratie pour le prolétariat ?
La Commune avait permis pour la première fois d'imaginer un modèle
spécifiquement prolétarien de la démocratie : un pouvoir
à la fois très concentré (la confusion des pouvoirs législatifs
et exécutifs) ; mais avec une intervention permanente de la population
(élection et droit de révocation des fonctionnaires, liberté
et pluralité, armement, contrôle
) ; et un pouvoir très
décentralisé (une fédération de communes).
La démocratie directe est au cur de ce modèle. Lénine
y insiste également et peut être plus que d'autres : c'est le mode
spécifique d'exercice du pouvoir du prolétariat. Sans démocratie
directe, il n'y aura ni émancipation sociale possible ni la possibilité
d'envisager un dépérissement de l'Etat.
On retrouve sous ces deux aspects (émancipation sociale et dépérissement
de l'Etat) un même raisonnement fondamental chez Marx : en régime
capitaliste, la séparation des producteurs d'avec les moyens de production
va de pair avec la séparation de l'Etat d'avec la société
civile (un Etat qui apparaît comme au-dessus des classes sociales, même
si il est entièrement lié aux classes dominantes). La révolution
doit donc opérer un double renversement, en mettant en cause la séparation
des producteurs d'avec les moyens de production et celle de l'Etat avec la société
civile. La question de l'appropriation sociale et celle du dépérissement
de l'Etat ont donc entièrement partie liée.
Pour Lénine avec les soviets en Russie comme pour Gramsci avec les conseils
d'usine de Turin en 1920 (à un niveau forcément plus élémentaire),
ces formes de pouvoir étaient incontournables justement parce qu'elle
permettaient d'établir un rapport direct entre le contrôle de la
production et le contrôle du nouvel Etat. Seuls l'exercice de la démocratie
directe enracinée dans les lieux de la production permettra de résorber
la coupure entre les masses et l'Etat, entre la classe des producteurs et l'exercice
de la citoyenneté, et faire de la politique un exercice concret, quotidien,
pour l'ensemble des travailleuses et des travailleurs.
C'est cette préoccupation qui doit nous guider lorsque nous discutons
de débouché politique ou d'autogestion.
Le débouché politique n'est évidemment pas à chercher
dans les institutions de la bourgeoisie. Il est dans l'activité pratique
de la classe ouvrière qui s'organise et se donne ses propres outils de
contrôle et de conquête du pouvoir politique. Entre un comité
de grève et un soviet (quelque soit la forme concrète que cela
prendra) il y a évidemment un monde (à conquérir). Mais
il y a un fil conducteur et une continuité qui est la démocratie,
celle que la classe ouvrière exerce directement dans ses luttes et grâce
aux luttes, avant, pendant, et après la révolution.
Cette démocratie par définition ne s'arrêtera pas aux limites
de la seule entreprise. Ce qui est en jeu est bien la fondation d'un nouvel
Etat qui, comme tout Etat, sera un Etat de classe, un Etat en lutte pour la
domination du Travail contre le Capital à l'échelle de toute la
planète.
Si le terme d'autogestion peut nous permettre d'insister sur la richesse et
sur la complexité d'une véritable appropriation des moyens de
production (qui sera bien autre chose qu'une simple étatisation), il
recèle en même temps de réelles ambiguïtés.
Car on peut vite dériver vers un modèle de société
où le monde du travail serait certes maître des entreprises, mais
à ce niveau seulement, tandis que le véritable pouvoir, le seul
légitime et qui serait prétendument celui de " tous "
les citoyens, leur échapperait.
Ce serait reproduire inévitablement tous les défauts de la prétendue
démocratie bourgeoise, car une " démocratie citoyenne "
-même débarrassée de la dictature du Capital- ne ferait
en réalité que perpétuer des formes de délégation
de pouvoir où ce sont toujours les mêmes (celles et ceux qui savent)
qui exercent le pouvoir, les salarié-e-s étant réduits
à être simples arbitres, consulté-e-s épisodiquement
sur les choix à faire (par exemple au travers d'une " seconde
chambre ").
C'est au contraire dans un même mouvement que devront se construire les
formes d'une véritable appropriation sociale et politique par le monde
du travail, où l'exercice de la démocratie se fera à tous
les niveaux, dans tous les domaines, et au quotidien. Ce sera bien le pouvoir
des travailleurs, et non simplement un pouvoir " au service " des
travailleurs.
Vers
une société sans Etat
Dans un passage souvent cité de l'Anti-Dürhing, Engels imaginait
ainsi l'extinction de l'Etat : " Le premier acte dans lequel l'Etat
apparaît réellement comme représentant de toute la société
-la prise de possession des moyens de production au nom de la société-
est en même temps son dernier acte propre en tant qu'Etat. L'intervention
d'un pouvoir d'Etat dans les rapports sociaux devient superflue dans un domaine
après l'autre, et entre spontanément en sommeil. Le gouvernement
des personnes fait place à l'administration des choses et à la
direction des opérations de production. L'Etat n'est pas 'aboli', il
s'éteint. Voilà qui permet de juger la phrase creuse sur 'l'Etat
populaire libre'
".
Le raisonnement pose une série de questions qui font inévitablement
débat (notamment la " mise en sommeil spontanée des
fonctions de l'Etat " et le gouvernement des personnes qui ferait
place à une " administration des choses ").
Mais ce qui est dénoncé avec justesse, c'est le mythe d'un Etat
qui pourrait être autre chose qu'un instrument de domination d'une classe
sur une autre. C'est le mythe de " l'Etat populaire libre "
des lassaliens (ce courant du mouvement ouvrier qui défendait selon Marx
et Engels une sorte de " socialisme d'Etat " en Allemagne),
et celui plus contemporain de " l'Etat des citoyens " (un Etat
prétendument au-dessus des classes et à durée indéterminée
).
Pour Engels, ce qui devient superflu, c'est l'intervention de l'Etat "
dans les rapports sociaux ", pas dans la société en
général mais bien dans les rapports entre les classes sociales.
Ce que nous voulons détruire avec la révolution, c'est l'appareil
spécial de répression (police, justice, armée) qui échappe
entièrement au contrôle de la population et qui a une telle consistance
dans son fonctionnement qu'il est illusoire de le réformer. Et ce que
nous voulons voir s'éteindre ensuite (sur des générations
!), c'est ce que nous aurons mis à la place : des milices certes, des
juges élus et contrôlables par la population certes. Mais tant
que cela sert à asseoir la domination de la classe ouvrière, cela
reste un Etat. Lorsque il n'y a plus besoin, cela devient autre chose, ce que
rappelle également Engels dans une lettre à Bebel (18-28 mars
1875) : " Tant que le prolétariat a encore besoin de l'Etat, ce
n'est point la liberté, mais pour réprimer ses adversaires. Et
le jour où il devient possible de parler de liberté, l'Etat cesse
d'exister comme tel ".
Ce qui disparaîtra c'est bien l'Etat comme tel. Le reste, la direction
de la production, tous les problèmes que rencontre une société
et qui sont d'une extrême variété, demandent bien sûr
une forme de centralisation et surtout l'existence d'un espace public de débat
et donc l'existence d'un pouvoir public. On continuera à faire de la
politique sous le communisme ! En ce sens l'idée d'une " administration
des choses " n'est peut-être pas l'expression la plus appropriée.
Mais le raisonnement général, lui, reste assez cohérent
à partir du moment où on se comprend sur ce qu'est fondamentalement
un Etat et que l'on se retrouve sur une conviction essentielle : oui il est
possible d'imaginer une société où il n'y aura pas besoin
d'un flic derrière chacun-e pour que ça marche !
Quant à la manière dont fonctionnera une société
communiste dans le détail, cela n'a évidemment pas de sens de
vouloir l'imaginer dès maintenant. Il faudra sans doute écrire
un autre manifeste
avec d'autres générations !
Jean-François
CABRAL