Débatmilitant
Lettre publiée par des militants de la LCR
n°122
12 octobre 2006

Sommaire :
Brésil : élections et perspectives pour la classe ouvrière


Brésil : élections et perspectives
pour la classe ouvrière

Avec 48,6 % des voix, Lula n'a pas réussi à se faire réélire dès le premier tour, dimanche 1er octobre, aux élections présidentielles. Son rival de droite Geraldo Alkmin a réalisé un score inattendu, obtenant 41,6 % des voix.
Malgré une campagne médiatique totalement polarisée par les rivaux de la politique libérale, la bonne nouvelle est quand même venue de l'extrême gauche. Soutenue par plus de 6,5 millions d'électeurs (6,85 % des voix), Héloisa Héléna et les nombreux candidats du Front de gauche qui se sont présentés à l'élection des députés fédéraux et des députés d'Etat ont réussi à faire entendre une voix différente.
Dans un contexte particulièrement difficile, marqué à droite, le Front de gauche qui a rassemblé dans les élections le PSOL, le PSTU et le PCB (1) représente un espoir : celui de reconstruire une opposition ouvrière indépendante, après la complète intégration du Parti des travailleurs dans les institutions bourgeoises.
Le PSOL a clairement indiqué son refus de prendre partie pour l'une ou l'autre des deux options de la bourgeoisie lors du 2ème tour des présidentielles : " Nous avons obtenu plus de 6 millions de voix de Brésiliens qui ont fait confiance à nos propositions et à notre programme de gouvernement pour répondre aux revendications de la classe ouvrière et du peuple pauvre. C'est au nom de cette fraction d'électeurs que nous ne pouvons avoir d'autre positionnement que de dénoncer les candidatures d'Alckmin et de Lula en tant que défenseurs d'un modèle politique, économique et social injuste qui se double d'une corruption généralisée, modèle qui maintiendra des millions de Brésiliens dans la misère et la dépendance d'aumônes gouvernementales, sans dignité ni perspectives d'emploi et de meilleurs salaires (…) Nous sommes à la base, aux côtés des travailleurs et du peuple pauvre dans le combat pour la défense des droits des travailleurs, nous sommes dans le champ de bataille, en faisant ce que nous avons l'obligation de faire, en disant que ces 2 candidats représentent un même projet néo-libéral " (déclaration de l'Exécutif national du PSOL du 3 Octobre).

Lula, un bilan sans appel
Sur le véritable caractère du gouvernement Lula, le principal intéressé (lors d'une interview donnée le 18 septembre au Folha de Saô Paulo) l'a résumé sans faux semblants : " Les riches, les entreprises et les banques ont gagné davantage d'argent que personne d'autre ". Le même journal rappelait d'ailleurs que " les profits des cinq plus grandes banques brésiliennes ont atteint le volume record de 18,4 milliards de real en 2005 [7 milliards d'euros], le meilleur résultat historique de l'histoire du système bancaire brésilien ".
Dans l'une des sociétés les plus inégalitaires du monde, les riches ont été gâtés et les salariés sacrifiés dans bien des domaines (salaires, retraites, sécurité sociale, hôpitaux, enseignement…). Il s'est pourtant trouvé des journalistes en France pour défendre un bilan paraît-il " social " (notamment dans la " presse de gauche " : Libération et Le Monde).
Le gouvernement Lula a en effet distribué aux plus pauvres l'équivalent de 2 milliards d'euros par an dans le cadre de son programme " Bourse famille ", qui a pris le relais du plan " Faim zéro ", vite abandonné dans sa forme initiale et déjà bien éloigné des promesses de son programme électoral. Il a même doublé le salaire minimum. Mais ces sommes sont à comparer avec les autres dépenses de l'Etat : 190 milliards d'euros versés en quatre ans pour le seul paiement des intérêts de la dette, au bénéfice des capitalistes brésiliens ou étrangers !
Cette redistribution aux plus pauvres (environ 30 euros par mois) a suffi pour que Lula conserve une base sociale importante, même si elle est différente de la période antérieure. Le PT a perdu énormément de voix dans les bastions ouvriers du Sud du pays (qui est aussi la partie la plus développée) et parmi les salariés qualifiés ou travaillant dans la fonction publique. Mais il en a gagné dans les régions les plus misérables, notamment le Nord-Est où les politiciens les plus conservateurs se font traditionnellement élire en distribuant quelques subsides. Le clientélisme d'Etat, aux dépends de celui des notables traditionnels, a été la seule " avancée " du lulisme, mais c'est une justification bien maigre…

La campagne du Front de gauche
Malgré les obstacles administratifs, financiers et médiatiques, difficiles à surmonter, le PSOL a pu défendre un projet alternatif face aux reniements du PT, dans un contexte où l'arrivée au pouvoir de Lula s'est conjuguée avec un climat peu favorable aux luttes et à une radicalisation politique.
Le programme du Front de gauche (dont de larges extraits ont été publiés dans Rouge n°2173, daté du 21/09/2006), s'en est pris aux aspects majeurs de la politique de Lula : la corruption ; les interventions au service de l'impérialisme (en particulier à Haïti et en Bolivie) ; et l'ensemble des mesures antisociales, en proposant notamment de revenir sur toutes les privatisations antérieures et d'engager une " vaste réforme agraire sous le contrôle des travailleurs de la campagne ".
Il faut cependant dire que ce programme a été aussi un compromis entre plusieurs préoccupations contradictoires : celle qui consistait à essayer de rallier des électeurs déçus par le PT -prisonniers de tous les raisonnements institutionnels et réformistes sur lesquels s'est appuyé ce parti depuis bien longtemps et qu'il a lui même propagés- et la nécessité de défendre une orientation en rupture avec le capitalisme, la seule crédible si on veut rompre avec les régressions sociales programmées par les capitalistes brésiliens et par le FMI.
Il reprenait notamment à son compte de nombreuses illusions sur une " démocratisation radicale " des institutions de l'Etat, faisant à nouveau l'apologie de la " démocratie participative " censée être une réponse à la corruption et au fait que les élites politiques se rangent systématiquement du côté des possédants, comme si l'Etat bourgeois pouvait changer de nature et de fonction par des mesures de cette sorte. Il a aussi proposé bien peu de perspectives sur le terrain des luttes, contre les licenciements notamment (préférant défendre l'idée d'un plan de travaux publics pour créer des emplois), refusant même d'abroger les dispositions légales qui interdisent l'expropriation des grands propriétaires dont les terres sont occupées, alors que c'est l'une des revendications majeures des sans-terres.
Cette ambiguïté a été accentuée par les difficultés au sein même du PSOL à définir une orientation clairement anticapitaliste. Les préoccupations électorales, le souci de faire avant tout une percée sur ce terrain -sous la pression notamment des élus du PT qui ont rejoint tardivement ce nouveau parti- l'ont amené un moment à envisager des alliances électorales sans principe avec une formation comme le PDT, un parti qui n'a rien à voir avec le mouvement ouvrier. Quant à l'alliance avec le PSTU, elle a été concrétisée à minima, dans la campagne comme dans le choix de Cesar Benjamin comme vice-candidat de Heloisa Helena à la présidence, plutôt que Ze Maria, candidat ouvrier qui avait représenté le PSTU lors des précédents scrutins.
Le choix de Cesar Benjamin a pesé à droite lors de la campagne, ce dernier ayant quelque peu tendance à édulcorer le programme du Front de gauche, notamment dans ses interventions sur la dette, le salaire minimum, les privatisations, ou à l'occasion d'appels en direction d'une prétendue bourgeoisie "productive" distincte et opposée aux banquiers et aux spéculateurs…
Il n'en demeure pas moins que la campagne du Front de gauche a été une campagne utile et qu'elle a tenu le cap sur le plan politique, comme en témoigne l'appel sans ambiguïté du PSOL à l'issue du premier tour à ne voter pour aucun des candidats de la bourgeoisie.

Et maintenant ?
Quelque soit le candidat élu deuxième tour, de nouvelles attaques se préparent, en particulier la réforme du travail (remise en cause du treizième mois, de l'indemnisation pour les licenciements, des mécanisme d'embauche…) et la réforme syndicale qui l'accompagne (destinée à donner les pleins pouvoirs aux bureaucraties centrales au détriment des syndicats de base).
Les travailleurs vont devoir riposter dans une situation d'autant plus difficile que l'essentiel de la " gauche " du PT a accompagné la majorité de ce parti dans sa banqueroute, et qu'avec Lula, l'Etat a fait des progrès décisifs pour se subordonner les principales organisations ouvrières et paysannes, que ce soit la CUT (Centrale unique des travailleurs) ou dans une moindre mesure le MST (Mouvement des sans-terres).
Reconstruire des organisations indépendantes du monde du travail, et jeter les bases d'un parti qui défendre réellement les intérêts politiques de la classe ouvrière, des exploités et des opprimés au Brésil est évidemment une nécessité. Dans ce processus, la réussite de la campagne menée par le Front de gauche est une bonne nouvelle.
Elle montre que des organisations venues d'horizons divers, avec des traditions différentes, peuvent surmonter les préjugés et les sectarismes.
La question désormais est posée de savoir si il y aura une suite. Trop souvent dans l'extrême gauche, les alliances restent électorales et circonstancielles, un comble pour des organisations qui jurent la main sur le cœur qu'il n'y a rien de plus important que la lutte de classes et surtout pas les élections !
La réponse est évidemment à donner sur le terrain des luttes, mais également en terme de projet politique et de construction du parti. Tout est lié, et l'on peut difficilement avancer sur un terrain sans avoir la volonté d'avancer sur les autres.
Au Brésil, comme en Italie, l'expérience a montré que construire des partis larges, non délimités entre réforme et révolution, mène à des échecs. Il reste à démontrer aujourd'hui que sur des bases politiques beaucoup plus claires, il est possible pour des révolutionnaires de faire preuve de responsabilité et de patience, au moins autant qu'ils en manifestent à l'égard des réformistes lorsqu'ils estiment que le jeu en vaut la chandelle.

Jean-François CABRAL

1- Le PSOL est né en 2004 après l'exclusion de plusieurs parlementaires du PT, dont Héloisa Helena (membre de la tendance Démocratie socialiste liée à la IV° Internationale). Le PSTU est une organisation trotskyste née en 1992 après avoir milité au sein du PT. Le PCB est le parti communiste crée dans les années 1920, aujourd'hui dans l'opposition au gouvernement de Lula. Sur les choix stratégiques du PSOL et du PSTU, on peut consulter les articles publiés dans Débat militant en octobre et novembre 2005 (numéros 76 et 81). On peut aussi consulter directement le site du PSOL (www.psol.org.br) et celui du regroupement auquel est affilié le PSTU, avec des articles en français (www.litci.org). retour au texte