Débatmilitant
Lettre publiée par des militants de la LCR
n°171
11 octobre 2007

Sommaire :
Le Che ou les contradictions tragiques d'un révolutionnaire


Le Che ou les contradictions tragiques d'un révolutionnaire

 

Il y a 40 ans, le 9 octobre 1967 était assassiné le révolutionnaire argentin surnommé par ses proches le Che, victime d'une embuscade de l'armée de la dictature bolivienne en place. Depuis, l'image de cet homme jeune et rebelle, de ce militant qui voulait exporter la révolution cubaine dans le monde et refusait le bureaucratisme, traqué et tragiquement assassiné, fascine les jeunes et rappelle à de plus anciens les " années de braise " des soulèvements anti-colonialistes qui bouleversèrent le monde de l'après-guerre…
Ce que la plupart en retiennent, par delà l'utilisation commerciale de son image ou son statut de héros officiel du régime castriste, c'est la beauté de l'engagement pour la liberté et pour changer le monde, un humanisme révolutionnaire en rupture avec le capitalisme et le stalinisme. C'est une image fulgurante, symbole tragique des contradictions et de l'échec d'un combat qui se voulait révolutionnaire et internationaliste, mais resta prisonnier d'un anti-impérialisme nationaliste et radical, condamné à s'allier avec la dictature bureaucratique de l'ex-URSS.
Pour nous, il ne s'agit ni de juger, ni de faire un éloge inconditionnel du mythe, mais de comprendre l'histoire réelle d'un combat et de son échec.
A l'hostilité voire la haine de tous les partisans de l'ordre, il ne sert à rien d'opposer une apologie qui ne permet pas de comprendre. Loin de nous l'idée d'opposer à l'icône du Che celle de Trotsky, comme on nous le prête souvent. Nous ne nous posons pas le problème de cette manière. Ni disciples ni fils spirituels de Trotsky, révolutionnaire militant pour l'émancipation humaine, nous cherchons dans les combats passés quelles idées nous sont utiles pour les combats d'aujourd'hui, pour agir.
Le Che symbolise de façon tragique le drame de toute une génération de militants révolutionnaires qui n'a ni pu ni su trouver le chemin vers la classe ouvrière, le mouvement ouvrier étant sous l'emprise du stalinisme. La vague des luttes de libération nationale qui a suivi la deuxième guerre mondiale n'a pu être dirigée par la classe ouvrière qui, elle seule, aurait pu être en mesure de sortir ces luttes de l'impasse du nationalisme en leur offrant une perspective internationaliste pour en finir non seulement avec l'oppression impérialiste mais avec le capitalisme. La bureaucratie contre-révolutionnaire stalinienne craignait la révolution tout autant que la bourgeoisie et n'avait d'autre ambition que de défendre son propre pouvoir. Confrontée au soulèvement des peuples, elle fit tout pour les contenir dans le cadre du nationalisme, quand elle ne s'y opposa pas directement. Le marxisme n'était plus pour elle qu'une idéologie d'Etat totalitaire, sinistre caricature de la pensée libératrice, émancipatrice, révolutionnaire de Marx, une idéologie servant à justifier une politique contraire aux intérêts des travailleurs et des peuples. Le Che exprime la tentative désespérée de donner à ces luttes de libération nationale, au cœur même de ces luttes, une dimension internationaliste, échappant au carcan de Moscou. Vaine tentative si cet objectif n'est pas lié à l'intervention indépendante de la classe ouvrière…
Au moment de construire un nouveau parti, dans une période nouvelle, aboutissement à la fois de l'effondrement du stalinisme, de l'intégration des pays nés des luttes de libération nationale au marché du capitalisme mondial, de l'offensive libérale et impérialiste, un retour critique sur cette période, ses échecs, ses illusions, ses mythes nous est indispensable pour répondre au défi de la nouvelle période.

A l'heure de l'anti-impérialisme dominé par le stalinisme et le nationalisme
Le monde dans lequel a agi le Che est façonné par les rapports de forces internationaux issus de la deuxième guerre mondiale, la "guerre froide". Deux grandes puissances s'affrontaient, les USA, impérialisme dominant le monde, et l'URSS post-stalinienne qui, tout en échappant à leur tutelle, contrôlait d'une main de fer sa population et celle de son glacis des pays de l'Est. Tout en étant rivales, les deux puissances maintenaient un statu quo décidé à Yalta dès 1945, basé sur une commune volonté d'empêcher, chacun dans sa chasse gardée, tout mouvement populaire pouvant remettre en cause l'équilibre armé décidé par les grandes puissances sur le dos des peuples.
Le mouvement ouvrier se trouvait de fait, en particulier, dans les pays du Tiers monde et d'Amérique latine, dévoyé par le réformisme intégré à la politique de l'impérialisme ou le stalinisme. En Amérique latine, la tutelle des USA était particulièrement forte. L'impérialisme féroce de l'United Fruit ou d'autres multinationales US privait tous ces peuples de leurs richesses, mais aussi des progrès obtenus pour les besoins du capitalisme lui-même, en matière de santé, de démographie, d'industrialisation. La paysannerie, en particulier, y vivait toujours dans une grande détresse. Elle se souleva comme en Chine, au Vietnam, en une vague de révoltes anti-coloniales. Les luttes anti-impérialistes prenaient de fait un caractère international en contradiction tant avec la politique de la bureaucratie de Moscou qu'avec leurs directions nationalistes même si cela renforçait chacune d'entre elles en affaiblissant leur adversaire commun.
Dans ce contexte, tout mouvement de contestation, vite classé comme "communiste" ou même "terroriste" était stigmatisé et réprimé par les USA et leurs alliés, les puissances impérialistes de second plan comme la France, et considéré comme manipulé par l'URSS ou la Chine…
Ernesto Guevara de la Serna était de ces jeunes intellectuels qui avaient la haine de l'impérialisme chevillée au corps. Il se forma au contact de nationalistes radicaux d'Amérique latine, staliniens ou non, qui avaient choisi la voie de la lutte armée. C'était la seule qui leur semblait alors possible pour renverser des régimes honnis aux ordres des USA comme à Cuba, le régime de Batista. Le Che rejoignit les hommes de Castro en 1954 au Mexique.
A Cuba, un réel mouvement ouvrier, avec des dirigeants dont certains étaient trotskistes, y avait été défait lorsque, suite à une montée des luttes dans les années 30, le Parti communiste cubain complètement stalinisé et en conséquence aligné sur la politique d'alliance de Staline avec l'impérialisme après l'arrivée d'Hitler au pouvoir, avait bradé le mouvement contre de futurs postes de ministres dans un gouvernement du même Batista. En Argentine, c'était le populiste Perón qui avait la mainmise sur la classe ouvrière.
Alors que les paysans se soulevaient en défiant de puissants impérialismes, le Che et ses camarades ne virent pas dans la classe ouvrière, embrigadée derrière des populistes ou des réformistes, la force capable de diriger la lutte. Ils y voyaient tout au plus une force d'appoint. La révolution devait être menée par une guérilla dont la direction était composée d'une élite d'intellectuels, d'hommes des villes, et l'essentiel des troupes d'origine paysanne. Le Che se revendiquait du marxisme, mais la révolution qu'il préconisait était plus proche de la révolution chinoise maoïste que d'une révolution ouvrière ; elle devait être le produit de l'alliance des intellectuels, des ouvriers et des paysans, et parmi ceux-ci, les petits propriétaires ou les sans terre plutôt que les ouvriers des plantations des grandes plaines, car " ces paysans étaient sur des terres appartenant à l'Etat ou à quelque gros propriétaire, cherchant à acquérir un lopin de terre, un peu de bien être. Ils devaient continuellement combattre les exactions des soldats, toujours alliés avec les latifundistes -leur horizon ne dépassait pas la possession d'un titre de propriété. Les soldats qui constituèrent notre première armée de guérilla de paysans venaient de la portion de cette classe sociale qui montre presque agressivement son désir de possession de la terre qui exprime le mieux l'esprit catalogué comme " petit-bourgeois " ; le paysan se bat parce qu'il veut la terre pour lui-même, pour ses enfants ; il veut la diriger, le vendre, et devenir riche par son travail ".
C'est cette condition qui en faisait des troupes acharnées au combat, mais c'était aussi leur limite. Le but d'une telle révolution, son programme tel que Castro le définit en créant le mouvement du 26 juillet, n'était pas la fin de toute propriété, mais la réforme agraire, la démocratie, la fin des exactions et de la corruption du pouvoir et de l'armée à la solde des USA. Le petit groupe de Castro, une vingtaine de jeunes au départ, mit en place une guérilla qui, en 3 ans, de 1956 à 1959, réussit à affaiblir une armée bien supérieure numériquement, techniquement, aidée par les USA, puis à contrôler des régions entières comme un mini Etat. Fin 1958, elle provoqua la fuite du dictateur, lâché même par les Etats-Unis. Une puissante grève générale accueillit l'arrivée triomphale des troupes de ce qui allait être la future armée de Cuba à La Havane, le 1er janvier 1959.
Les guérilleros, les barbudos avaient en effet créé des liens d'estime et de confiance avec les paysans par l'organisation de leur résistance clandestine dans les montagnes les plus inhospitalières, celles de la Sierra, par leur présence militaire mais attentionnée, proche des plus démunis. Le Che était très attaché à l'instruction de ses combattants, à la santé des populations, ce qui avait entraîné en retour leur silence, leur complicité, voire l'engagement de plus en plus de jeunes recrues paysannes dans l'armée de guérilla, pourtant dirigée par des " blancs " issus dans leur grande majorité de la petite bourgeoisie citadine.
La structure même de cette armée de guérilla nécessitait non seulement la plus grande confiance politique et la plus forte discipline, mais aussi une organisation pyramidale dont le chef incontesté était Castro. Il en fut de même dans le Parti qu'ils construisirent après la prise du pouvoir. Le Che écrit ainsi en 1966 : " A la tête de l'immense colonne -nous n'avons pas honte de le dire- marche Fidel, derrière lui vont les meilleurs cadres du Parti et, immédiatement après, si près que l'on sent sa force énorme, vient l'ensemble du peuple qui marche fermement vers le but commun ". Ce but, le renversement de Batista, avait fini par entraîner le ralliement d'une partie de la bourgeoisie radicale, lasse des exactions du dictateur, voulant sa part du gâteau de l'économie nationale bradée aux USA. Le Che l'explique en disant dans un autre article en 1961 : " Il est compréhensible que la bourgeoisie nationale, ruinée par l'impérialisme et la tyrannie, ait vu avec une certaine sympathie ces jeunes gens des montagnes punir l'armée mercenaire, instrument au service de l'impérialisme. Cette force, non révolutionnaire pourtant, aida en fait la révolution à s'emparer du pouvoir ". Du coup, le mouvement de Castro qui ne se revendiquait pas du communisme, appelé Mouvement du 26 Juillet en souvenir de l'attaque de la caserne de la Moncada en 1953, avait des revendications avant tout démocratiques libérales, le Che définissant Castro dans une lettre à un dirigeant du Mouvement du 26 Juillet en 1958 : " J'ai toujours considéré Fidel comme un véritable leader de la bourgeoisie de gauche, mais sa figure est rehaussée par des qualités personnelles extrêmement brillantes qui le placent bien au-dessus de sa classe. C'est avec cet esprit que j'ai engagé le combat : en toute honnêteté, sans espoir d'aller au-delà de la libération du pays, disposé à partir lorsque les conditions postérieures de la lutte l'orienteront vers la droite (vers ce que vous représentez) ".
C'est seulement lorsque la bourgeoisie " patriote " décida de soutenir la guérilla que celle-ci sortit de son isolement dans la montagne, trouva des fonds et des liaisons avec y compris une partie du mouvement syndical urbain, même bureaucratisé. C'était un milieu dont le Che se méfiait, lui préférant les hommes de la guérilla trempés à la lutte armée, animés d'une haine qui n'avait d'équivalent chez les militants urbains que leur sectarisme (en ce qui concerne le PC) ou leurs compromissions très récentes avec le régime (pour les plus proches de la bourgeoisie).
Parvenus au pouvoir, le Che et Castro laissèrent d'ailleurs dans un premier temps la présidence et les principaux postes de responsabilité à des bourgeois comme Urrutia ou le Docteur Dorticós, tout en conservant le commandement militaire, mais en demandant expressément aux ouvriers et paysans de déposer les armes et de s'enrôler dans la nouvelle armée cubaine.
Ces gestes n'ont cependant pas empêché l'intransigeance des USA, dans ce contexte de guerre froide où il ne fallait aucune contestation de leur mainmise dans leur pré carré. Le drapeau soulevé par les masses cubaines et la guérilla était un défi à 190 kilomètres de leurs côtes. Pire, c'était un affront, au moment où d'autres masses paysannes se soulevaient à travers le monde.
Alors, bien que les dirigeants cubains aient cherché d'abord le compromis, Castro se rendant même aux USA, le gouvernement américain s'est aussitôt opposé au nouveau régime, et a instauré l'embargo inique encore en place aujourd'hui.
Le régime cubain s'est alors radicalisé en s'appuyant sur l'adhésion des masses, surtout suite à la tentative d'invasion de l'île à la Baie des Cochons, en avril 1961. Acculé à commercer avec l'autre géant de l'époque, l'URSS, et sanctionné pour cela, le régime cubain s'est proclamé socialiste en mai 1961 et a intensifié les nationalisations de biens américains, le commerce avec l'URSS et ses satellites ainsi que la réforme agraire.
Le Che se retrouve alors Président de la Banque de Cuba puis Ministre de l'industrie d'un pays pauvre enserré dans l'embargo. Il deviendra le défenseur de la production dans ces conditions extrêmement difficiles (sous le régime du rationnement, de l'interdiction du droit de grève), préférant les " incitations morales " (médailles, prix…) aux avantages pécuniaires mis en avant par les partisans d'un stakhanovisme stalinien.
Il combattait, en défendant " l'homme nouveau " au milieu de toutes ces épreuves, la bureaucratisation naissante au sommet du régime, lui opposant un modèle humain très volontariste et élitiste, mû par la seule émulation socialiste. C'est ce qu'il définit dans une lettre en 1966 : " Le groupe d'avant-garde est idéologiquement plus avancé que la masse ; celle-ci connaît les nouvelles valeurs, mais insuffisamment. Alors que chez les premiers, il se produit un changement qualitatif qui leur permet de se sacrifier dans leur fonction d'avant-garde, les seconds sont moins conscients et doivent être soumis à des pressions d'une certaine intensité ; c'est la dictature du prolétariat s'exerçant non seulement sur la classe vaincue, mais aussi, individuellement, sur la classe victorieuse. Ce qui implique, pour que le succès soit total, la nécessité d'une série de mécanismes : les institutions révolutionnaires -ensemble harmonieux de canaux, d'échelons, engrenage bien huilé- qui seules permettront la sélection naturelle de ceux qui sont destinés à marcher à l'avant-garde et la répartition des récompenses et des châtiments selon les mérites de chacun ".
Là où des camarades ont cru voir à Cuba " un exemple de la confirmation pratique de la théorie de la révolution permanente ", Castro et le Che défendaient une économie de survie nationale, entièrement dépendante de l'URSS, ce qui les entraînait à ne pas dénoncer -voire à l'approuver- la politique de celle-ci et de ses alliés.
Les réquisitions, les nationalisations de biens américains ne constituaient pas le socialisme. Elles se sont faites avec l'accord de la partie la moins réactionnaire de la faible bourgeoisie cubaine, celle qui n'a pas fui à Miami. Elles ont été imposées par en haut, sans contrôle ni auto organisation de la population, enrôlée dans des milices et des comités de défense de la révolution entièrement contrôlés par le régime.
Insatisfait de la bureaucratisation du régime acculé à de graves difficultés économiques, la seule émulation ne suffisant pas à faire redémarrer l'économie, l'absentéisme et le chômage se développant à cause des bas salaires voire de l'absence de salaire, le Che décida d'aller chercher du soutien politique et économique chez d'autres nations du Tiers monde récemment indépendantes auprès desquelles il défendit la révolution cubaine.
Créer deux, trois, de nombreux Vietnam ", des foyers révolutionnaires partout dans le monde contre l'impérialisme américain, tel était son mot d'ordre. Mais à l'heure où des alliés du peuple cubain et des autres masses insurgées existaient y compris au sein du monstre américain, comme le mouvement noir aux Etats-Unis, Cuba n'eut aucun geste à leur égard, respectant ses alliances avec la bourgeoisie cubaine et l'URSS.
C'est suite au Discours dit d'Alger en 1965, où le Che se permit de critiquer les pays de l'Est " complices dans une certaine mesure de l'exploitation impérialiste ", qu'il fut écarté par Castro. Persona non grata en URSS, il quitte alors le gouvernement cubain, sans rompre politiquement avec Castro. Dans sa lettre d'adieu, le Che lui écrit : " Je me sens fier de t'avoir suivi sans hésiter, de m'être identifié à ta façon de penser et de voir… D'autres terres en ce monde réclament le concours de mes modestes efforts. Je peux faire, moi, ce que tes responsabilités à la tête de Cuba ne te permettent pas, et l'heure est venue de nous séparer ".
Le Che part alors clandestinement avec un petit groupe de cubains noirs encadrer une guérilla au Congo. Il renoue avec la lutte armée, se raccrochant à l'espoir d'ouvrir de nouveaux foyers anti-américains par l'unique force des fusils et de l'exemple.
Suite à l'échec complet de cette tentative, la guérilla ressemblant plus à de la soldatesque qu'à une armée de libération (avec à sa tête celui qui allait devenir le dictateur Kabila), début 1967, le Che part en Bolivie, persuadé que les Andes seront " la Sierra Maestra de l'Amérique latine ". Mais c'est dans la précipitation, avec très peu de lien avec les villes dont les ouvriers sont sous l'emprise du PC stalinien. Le dirigeant du PC bolivien, Monje, se rend même au camp de la guérilla pour persuader des militants qui ont rejoint le Che de revenir auprès de lui. Ce qu'ils ne feront pas. Castro et le PC cubain gardent un silence total, même lorsqu'on apprend que le dernier lien de la guérilla avec la ville a été brisé par la dictature bolivienne. Des mineurs seront réprimés pour s'être solidarisés avec la guérilla malgré leurs directions staliniennes, en juin 1967.
Au bout de quelques mois, la petite vingtaine d'hommes de la guérilla bolivienne du Che, affamés et malades, victimes de désertions et de dénonciations, tomberont le 8 octobre 1967. Le gouvernement alertera la CIA, dont un des agents ordonnera la mise à mort du Che le lendemain. On enverra ses mains coupées dans du formol aux USA pour authentification… Mais il faudra attendre 1997 pour que les militaires dévoilent enfin sa sépulture ; ils craignaient trop qu'elle ne se transforme en un lieu de culte ! L'image de la révolte des peuples qu'il incarnait les obsédait à juste titre.

La fin du stalinisme et l'impasse des luttes de libération
L'immense révolte des peuples, encadrée au mieux par des nationalistes radicaux, a abouti, non au reversement du système, mais à des régimes, certes indépendants, mais dominant et étouffant leur peuple. Le Che a voulu rompre le piège qui se refermait sur la révolution cubaine et ses acteurs au nom d'un idéal internationaliste qu'il décrit ainsi dans son article " Créer deux, trois Vietnam " : " Résumons nos aspirations à la victoire : destruction de l'impérialisme par l'élimination de son bastion le plus fort : la domination impérialiste des Etats-Unis d'Amérique du Nord. Adopter pour mission tactique la libération graduelle des peuples, un par un ou par groupes, en obligeant l'ennemi à soutenir une lutte difficile sur un terrain qui n'est pas le sien, en liquidant ses bases de subsistance que sont ses territoires dépendants ".
L'impasse tragique de cette politique est aujourd'hui un fait politique. Les dictatures qui sévissent dans les pays devenus indépendants le montrent amplement. La mouture stalinienne du marxisme transformé en idéologie d'Etats totalitaires, dont le Che n'a pu qu'effleurer, ébaucher la critique, est ensevelie avec les dictatures d'URSS et des pays de l'Est, avec la Chine reconvertie au capitalisme sauvage, la Tchécoslovaquie déchirée en deux Etats réactionnaires…
Mais le marxisme vivant, et non sa caricature stalinienne, demeure un outil d'analyse pour l'action. Il ne peut pas y avoir de socialisme sans participation massive, consciente, démocratiquement organisée des masses opprimées, sous la direction de la classe qui peut déposséder la bourgeoisie internationale, la classe des salariés.
Il ne peut y avoir que des " caricatures de socialisme ", selon l'expression du Che, en fait des régimes nationalistes radicaux, si les moyens de production restent entre les mains de la bourgeoisie, aussi faible soit-elle.
Et le socialisme est impossible dans un seul pays qui plus est sous-développé, même si les masses adhèrent à un projet alternatif au capitalisme sans en être les moteurs, même au prix d'énormes sacrifices.
La lutte contre l'impérialisme est plus que jamais une lutte large, nécessitant une organisation démocratique des opprimés y compris dans des pays de dictature, même quand elle est clandestine.
La classe des opprimés est, par la fonction que lui attribue l'impérialisme, organisée dans des structures socialisées, des usines, des quartiers où le travail ou l'absence de celui-ci sont vécus collectivement.
La classe ouvrière est aujourd'hui la classe de loin la classe la plus nombreuse dans le monde, produisant l'ensemble des richesses. Elle est venue gonfler les bidonvilles, comme en Bolivie. La population des grandes agglomérations y a augmenté de 446 % en 45 ans. Ce sont autant de paysans, souvent indigènes, arrachés à la terre qui se retrouvent ouvriers, employés, précaires ou chômeurs dans les villes.
Avec la fin de l'URSS, la chute du mur de Berlin, une nouvelle période politique s'est ouverte. Avec la mondialisation accélérée par des années de reculs sociaux et politiques du monde du travail, le réformisme social-démocrate a cédé la place au social-libéralisme gestionnaire de l'impérialisme libéral mondialisé.
L'ensemble de ces facteurs a ouvert la voie à une nouvelle conscience anticapitaliste à l'échelle de la planète, perceptible dans la montée des luttes en Amérique latine portant des populistes ou des hommes et femmes politiques de gauche au pouvoir, la montée des mécontentements, reflétée dans le mouvement altermondialiste, dans le développement d'organisations politiques ou syndicales à gauche de la gauche.
Ce qui pose le problème de la construction d'un parti pour l'organisation démocratique des opprimés autour de la classe des salariés, la seule à même de contrôler et faire fonctionner les moyens de production socialisés pour le compte de la majorité de la population.
Ses militants sont des héros de tous les jours, des travailleurs du rang ayant créé des liens de discussion, de confiance dans la lutte, appris collectivement les responsabilités sans autre émulation que celle du combat collectif quotidien.
L'internationalisme est plus que jamais, non un " devoir ", mais une nécessité. " La Patrie ou la mort ", slogan du Che, est encore plus qu'au lendemain de la deuxième guerre mondiale un slogan dépassé, à l'heure où la socialisation des moyens de production sous contrôle des travailleurs à grande échelle est bien plus à l'ordre du jour.
Ce sont des marxistes qui ont dévoilé ces contradictions du capitalisme. Trotsky a poursuivi la lutte en continuité avec les idées du socialisme et du communisme révolutionnaire, contre la dégénérescence stalinienne de la révolution ouvrière en Russie, la perversion du marxisme en idéologie nationaliste servant à justifier le parasitisme bureaucratique. C'est en ce sens que nous nous voulons ses héritiers.
Ce n'est pas regarder vers le passé que d'affirmer cet héritage. C'est s'en servir pour tirer, avec tous les militants, quelle que soit leur histoire, leur filiation, les leçons du passé parfois dramatique du mouvement ouvrier mais aussi d'une immense richesse comme celle d'octobre 17 en Russie, l'expérience d'une révolution ouvrière victorieuse.

Pas de modèle du socialisme, mais la lutte de classe jusqu'au bout…
Car nous ne partons pas de rien. Une page de l'histoire du mouvement ouvrier est tournée qui n'est pas vierge. Loin de condamner ou encenser, nous avons besoin de définir, à la lumière de ces expériences, dans le débat d'aujourd'hui, nos perspectives révolutionnaires.
Dans les années 68, le mouvement international de contestation du capitalisme s'est, pour l'essentiel de ses forces, tourné vers les mouvements révolutionnaires du Tiers monde, en faisant l'apologie de la lutte de guérilla, voyant dans ces mouvements la force qui briserait le carcan stalinien sans voir que cela ne pouvait se faire dans une perspective démocratique et progressiste que par l'intervention indépendante de la classe ouvrière.
Ces illusions qui ont porté toute une génération sont aujourd'hui sans contenu, elles cèdent la place à une nouvelle conscience révolutionnaire. Le Che a contribué, par son engagement entier dans la lutte, sans compromis, sans crainte des conséquences de ses idées, de ses choix, à maintenir en vie la perspective d'une transformation révolutionnaire de la société pour l'émancipation humaine par delà les limites d'une période dramatique de l'histoire du mouvement ouvrier.
C'est, quant au fond, de là que vient l'éclat de sa personnalité, son rayonnement qui jette une vive lumière sur l'actualité du combat révolutionnaire, démocratique.

Sophie Candela