Contribution au débat sur un projet de nouveau manifeste anticapitaliste et révolutionnaire |
Article paru dans le n° 111 de Débatmilitant |
Démocratie
et rupture révolutionnaire,
la question de l'Etat, de son renversement
et de son dépérissement
Après l'expérience
brésilienne, la participation du Parti de la Refondation Communiste au
gouvernement Prodi nous rappelle si besoin qu'une discussion sur l'Etat, les
institutions et le gouvernement est toujours d'actualité.
Certes, tout n'est pas équivalent entre ces termes. La question de l'Etat
est une ligne de partage avec les réformistes qui devrait unir spontanément
tous ceux qui se réclament du marxisme révolutionnaire. Alors
que la participation à un gouvernement pourrait sembler aux yeux de certains
relever davantage de préoccupations tactiques dans certaines circonstances.
Pourtant ces préoccupations ne se discutent pas en dehors d'une conception
plus générale sur l'Etat et sur les institutions. Ce n'est pas
une question de " dogmatisme ", mais d'expériences malheureusement
trop souvent répétées et vérifiées dans l'histoire
du mouvement ouvrier.
Ainsi le refus de participer à un gouvernement dans le cadre de l'Etat
bourgeois s'est nourri très tôt de l'expérience de 1848
en France, où pour la première fois des militants du mouvement
ouvrier (le socialiste Louis Blanc et l'ouvrier Albert) ont surtout servi d'otages
dans leur fonction de ministre au lieu de gagner en influence comme ils l'espéraient.
Depuis, le débat n'a jamais cessé de rebondir, avec la participation
de Millerand dans le gouvernement Waldeck-Rousseau en 1898 (un " gouvernement
d'union nationale " censé défendre la République
après l'affaire Dreyfus) jusqu'à nos jours, où le prétexte
de l'antilibéralisme est devenu le nouveau cheval de Troie justifiant
le mythe du " bon gouvernement de gauche " censé
faire le travail que les travailleurs n'auraient pas la force de faire eux-mêmes,
c'est à dire changer la société par les moyens de la lutte
de classe.
La nécessité de détruire l'appareil d'Etat s'est nourrie
de quantité de défaites au cours de l'histoire des luttes ouvrières.
La Commune de paris en 1871 a bien été une expérience extraordinaire,
démontrant qu'il est possible pour les travailleurs de gouverner eux
mêmes, directement, et d'une manière totalement différente,
sans le parasitisme d'une bureaucratie étouffante et coupée de
la population. Mais elle a surtout montré le prix d'une défaite
(30 000 morts !) lorsqu'on hésite à marcher sur Versailles et
détruire ce qu'il reste de l'armée bourgeoise.
Depuis, la classe ouvrière a eu bien d'autres occasions de payer au prix
fort ses illusions, celles qu'entretiennent volontiers les gouvernements de
gauche dès que la lutte de classe se tend un peu, qui voudraient nous
faire croire que l'armée restera fidèle puisque le gouvernement
élu démocratiquement s'en porte garant
De la République
d'Espagne en 1936 au gouvernement d'Allende au Chili en 1973, c'est pourtant
une toute autre chanson qu'ont sifflée les généraux : l'Etat
c'est nous, bien plus en tout cas que sa façade parlementaire et démocratique
! Et c'est vrai naturellement pour sa police et sa justice, liées de
mille façons à la bourgeoisie, bien plus qu'à la classe
ouvrière et aux milieux populaires.
Le débat pourtant n'est jamais définitivement tranché.
Les organisations révolutionnaires ont la particularité d'avoir
accumulé au cours du temps les leçons de toutes ces expériences.
Mais elles sont bien seules. Ce qui est tranché pour nous ne l'est pas
pour des millions de travailleurs, surtout dans un pays comme la France où
l'Etat est bien plus spontanément synonyme de service public et de protection
sociale que de " bandes d'hommes armées ",
et où la seule expérience démocratique depuis des décennies
(en dehors de quelques grèves et de quelques luttes mais à une
échelle restreinte) se confond entièrement avec les élections
dans le cadre des institutions bourgeoises.
C'est une situation forcément différente de celles qu'ont connues
la plupart des générations de militants révolutionnaires,
à d'autres époques ou dans d'autres pays. Les institutions de
la démocratie bourgeoise ont acquis avec le temps une certaine légitimité
(même si elles sont plutôt malmenées actuellement), il faut
bien le prendre en compte, tout en maintenant le cap de nos objectifs et de
nos conceptions révolutionnaires. Une gageure sans doute qui demande
qu'on ne perde pas de vue quelques aspects essentiels de notre compréhension
sur les institutions et sur l'Etat.
Débouché
politique et gouvernement ouvrier
Le premier défi concerne la question de notre participation à
un gouvernement. Sommes-nous prêts à " mettre les
mains dans le cambouis " et donc à gouverner ?
Que l'extrême-gauche gagne un tout petit peu de crédit et d'influence
et cette question vient inévitablement nous percuter. La préoccupation
est légitime. Elle n'est pas seulement le produit d'une illusion dans
le bulletin de vote et dans les institutions. Car la raison d'être d'un
parti politique est effectivement de gouverner. Et son rôle est d'offrir
un débouché politique aux luttes. Sinon, nous ne serions que des
syndicalistes révolutionnaires, au mieux.
L'action politique ne se réduit pas aux seules luttes. Mais sans les
luttes, elle risque également d'être rapidement suspendue en l'air
et nous faire dériver. Nous avons forcément du mal à tenir
les deux bouts, parce que tout ne se fait pas au même rythme. Nous gagnons
du crédit sur fond de discrédit de la gauche -c'est une rupture
majeures dans la période actuelle qui nous offre une opportunité
sans précédant- mais bien plus dans les élections qu'au
travers des luttes que nous dirigeons. Et pourtant il faut répondre.
Nous essayons de répondre en expliquant ce que devrait être un
bon gouvernement. Un gouvernement auquel nous pourrions participer devrait avoir
un bon programme. Cette formulation a au moins le mérite d'apporter dans
le débat un contenu politique, radical et en rupture avec tout ce que
peut défendre la gauche institutionnelle. Mais cela a quand même
l'inconvénient de flirter avec quelques illusions institutionnelles.
Car comment met-on en place un gouvernement, sinon en général
grâce à des élections ?
Dans la tradition communiste à laquelle nous nous référons,
la question d'une participation à un gouvernement dans le cadre des institutions
bourgeoises n'a pas été complètement ignorée (même
si le temps a manqué pour commencer à l'expérimenter avant
que le stalinisme ne triomphe et que les organisations révolutionnaires
ne soient durablement marginalisées). A l'occasion du IV° congrès
de l'Internationale communiste en 1922, les dirigeants de l'époque ont
été obligés en effet de prendre en compte non seulement
la stabilisation en cours du capitalisme mais le fait qu'à la différence
de la Russie, le mouvement ouvrier réformiste, bien plus puissant et
bien mieux installé dans la société, ne s'était
pas effondré même dans une situation aussi exceptionnelle.
C'est l'époque où la tactique de front unique a commencé
à être expérimentée à une large échelle.
Elle avait plusieurs objectifs : elle visait certes à répondre
aux attaques immédiates du patronat et des bandes d'hommes armés
supplétives qu'était le fascisme, mais pas seulement. C'était
une tactique plus ambitieuse, visant à regagner durablement le terrain
perdu sur les réformistes une fois passée la vague révolutionnaire
en 1918-1919, en convergeant dans les luttes tout en continuant librement la
confrontation sur le terrain des perspectives politiques, sans écarter
non plus à priori les chefs réformistes (car les écarter
en faisant le " front unique à la base "
comme l'ont fait ensuite les staliniens revenait de fait à considérer
la question comme résolue avant même de l'avoir posée).
C'est dans ce cadre (devenu de fait un cadre permanent ou en tout cas durable)
que l'Internationale communiste a envisagé l'hypothèse d'une alliance
électorale et parlementaire. C'était même selon elle " une
conséquence inévitable de toute la tactique de front unique "
(IV° congrès de l'IC : Résolution sur la tactique de l'IC).
Cette tactique au niveau gouvernemental a commencé à connaître
un début d'application en 1923 en Saxe en Allemagne avec la Social-démocratie.
Mais cette possibilité était en même temps étroitement
bornée : " Un gouvernement de ce genre n'est possible que
s'il naît dans la lutte des masses mêmes, s'il s'appuie sur des
organes ouvriers aptes au combat et crées par les couches les plus vastes
des masses ouvrières opprimées. Un gouvernement ouvrier résultant
d'une combinaison parlementaire peut aussi fournir l'occasion de ranimer le
mouvement ouvrier révolutionnaire. Mais il va de soi que la naissance
d'un gouvernement véritablement ouvrier et le maintien d'un gouvernement
faisant une politique révolutionnaire doivent mener à la lutte
la plus acharnée et, éventuellement, à la guerre civile
contre la bourgeoisie. " (IV° congrès de l'IC : Résolution
sur la tactique de l'IC).
Un gouvernement ouvrier dans le cadre des institutions bourgeoises non seulement
n'était pas pour Lénine ou Trotsky une hypothèse inadmissible,
mais elle pouvait aider à " ranimer le mouvement ouvrier
révolutionnaire ". En même temps, cette hypothèse
n'avait de sens qu'à condition de s'inscrire dans une situation très
précise. C'est bien la " guerre civile " que
préparait ainsi le parti révolutionnaire, car comme dans toute
situation de double pouvoir, cette anomalie ne peut qu'être tranchée
rapidement, dans le sens du renoncement et de la trahison, ou dans le sens d'une
prise du pouvoir effective de la classe ouvrière qui passe par le renversement
des institutions en place.
Quelle
démocratie pour le prolétariat ?
La Commune avait permis pour la première fois d'imaginer un modèle
spécifiquement prolétarien de la démocratie : un pouvoir
à la fois très concentré (la confusion des pouvoirs législatifs
et exécutifs) ; mais avec une intervention permanente de la population
(élection et droit de révocation des fonctionnaires, liberté
et pluralité, armement, contrôle
) ; et un pouvoir très
décentralisé (une fédération de communes).
La démocratie directe est au cur de ce modèle. Lénine
y insiste également et peut être plus que d'autres : c'est le mode
spécifique d'exercice du pouvoir du prolétariat. Sans démocratie
directe, il n'y aura ni émancipation sociale possible ni la possibilité
d'envisager un dépérissement de l'Etat.
On retrouve sous ces deux aspects (émancipation sociale et dépérissement
de l'Etat) un même raisonnement fondamental chez Marx : en régime
capitaliste, la séparation des producteurs d'avec les moyens de production
va de pair avec la séparation de l'Etat d'avec la société
civile (un Etat qui apparaît comme au-dessus des classes sociales, même
si il est entièrement lié aux classes dominantes). La révolution
doit donc opérer un double renversement, en mettant en cause la séparation
des producteurs d'avec les moyens de production et celle de l'Etat avec la société
civile. La question de l'appropriation sociale et celle du dépérissement
de l'Etat ont donc entièrement partie liée.
Pour Lénine avec les soviets en Russie comme pour Gramsci avec les conseils
d'usine de Turin en 1920 (à un niveau forcément plus élémentaire),
ces formes de pouvoir étaient incontournables justement parce qu'elle
permettaient d'établir un rapport direct entre le contrôle de la
production et le contrôle du nouvel Etat. Seuls l'exercice de la démocratie
directe enracinée dans les lieux de la production permettra de résorber
la coupure entre les masses et l'Etat, entre la classe des producteurs et l'exercice
de la citoyenneté, et faire de la politique un exercice concret, quotidien,
pour l'ensemble des travailleuses et des travailleurs.
C'est cette préoccupation qui doit nous guider lorsque nous discutons
de débouché politique ou d'autogestion.
Le débouché politique n'est évidemment pas à chercher
dans les institutions de la bourgeoisie. Il est dans l'activité pratique
de la classe ouvrière qui s'organise et se donne ses propres outils de
contrôle et de conquête du pouvoir politique. Entre un comité
de grève et un soviet (quelque soit la forme concrète que cela
prendra) il y a évidemment un monde (à conquérir). Mais
il y a un fil conducteur et une continuité qui est la démocratie,
celle que la classe ouvrière exerce directement dans ses luttes et grâce
aux luttes, avant, pendant, et après la révolution.
Cette démocratie par définition ne s'arrêtera pas aux limites
de la seule entreprise. Ce qui est en jeu est bien la fondation d'un nouvel
Etat qui, comme tout Etat, sera un Etat de classe, un Etat en lutte pour la
domination du Travail contre le Capital à l'échelle de toute la
planète.
Si le terme d'autogestion peut nous permettre d'insister sur la richesse et
sur la complexité d'une véritable appropriation des moyens de
production (qui sera bien autre chose qu'une simple étatisation), il
recèle en même temps de réelles ambiguïtés.
Car on peut vite dériver vers un modèle de société
où le monde du travail serait certes maître des entreprises, mais
à ce niveau seulement, tandis que le véritable pouvoir, le seul
légitime et qui serait prétendument celui de " tous "
les citoyens, leur échapperait.
Ce serait reproduire inévitablement tous les défauts de la prétendue
démocratie bourgeoise, car une " démocratie citoyenne "
-même débarrassée de la dictature du Capital- ne ferait
en réalité que perpétuer des formes de délégation
de pouvoir où ce sont toujours les mêmes (celles et ceux qui savent)
qui exercent le pouvoir, les salarié-e-s étant réduits
à être simples arbitres, consulté-e-s épisodiquement
sur les choix à faire (par exemple au travers d'une " seconde
chambre ").
C'est au contraire dans un même mouvement que devront se construire les
formes d'une véritable appropriation sociale et politique par le monde
du travail, où l'exercice de la démocratie se fera à tous
les niveaux, dans tous les domaines, et au quotidien. Ce sera bien le pouvoir
des travailleurs, et non simplement un pouvoir " au service " des
travailleurs.
Vers
une société sans Etat
Dans un passage souvent cité de l'Anti-Dürhing, Engels imaginait
ainsi l'extinction de l'Etat : " Le premier acte dans lequel l'Etat
apparaît réellement comme représentant de toute la société
-la prise de possession des moyens de production au nom de la société-
est en même temps son dernier acte propre en tant qu'Etat. L'intervention
d'un pouvoir d'Etat dans les rapports sociaux devient superflue dans un domaine
après l'autre, et entre spontanément en sommeil. Le gouvernement
des personnes fait place à l'administration des choses et à la
direction des opérations de production. L'Etat n'est pas 'aboli', il
s'éteint. Voilà qui permet de juger la phrase creuse sur 'l'Etat
populaire libre'
".
Le raisonnement pose une série de questions qui font inévitablement
débat (notamment la " mise en sommeil spontanée des
fonctions de l'Etat " et le gouvernement des personnes qui ferait
place à une " administration des choses ").
Mais ce qui est dénoncé avec justesse, c'est le mythe d'un Etat
qui pourrait être autre chose qu'un instrument de domination d'une classe
sur une autre. C'est le mythe de " l'Etat populaire libre "
des lassaliens (ce courant du mouvement ouvrier qui défendait selon Marx
et Engels une sorte de " socialisme d'Etat " en Allemagne),
et celui plus contemporain de " l'Etat des citoyens " (un Etat
prétendument au-dessus des classes et à durée indéterminée
).
Pour Engels, ce qui devient superflu, c'est l'intervention de l'Etat "
dans les rapports sociaux ", pas dans la société en
général mais bien dans les rapports entre les classes sociales.
Ce que nous voulons détruire avec la révolution, c'est l'appareil
spécial de répression (police, justice, armée) qui échappe
entièrement au contrôle de la population et qui a une telle consistance
dans son fonctionnement qu'il est illusoire de le réformer. Et ce que
nous voulons voir s'éteindre ensuite (sur des générations
!), c'est ce que nous aurons mis à la place : des milices certes, des
juges élus et contrôlables par la population certes. Mais tant
que cela sert à asseoir la domination de la classe ouvrière, cela
reste un Etat. Lorsque il n'y a plus besoin, cela devient autre chose, ce que
rappelle également Engels dans une lettre à Bebel (18-28 mars
1875) : " Tant que le prolétariat a encore besoin de l'Etat, ce
n'est point la liberté, mais pour réprimer ses adversaires. Et
le jour où il devient possible de parler de liberté, l'Etat cesse
d'exister comme tel ".
Ce qui disparaîtra c'est bien l'Etat comme tel. Le reste, la direction
de la production, tous les problèmes que rencontre une société
et qui sont d'une extrême variété, demandent bien sûr
une forme de centralisation et surtout l'existence d'un espace public de débat
et donc l'existence d'un pouvoir public. On continuera à faire de la
politique sous le communisme ! En ce sens l'idée d'une " administration
des choses " n'est peut-être pas l'expression la plus appropriée.
Mais le raisonnement général, lui, reste assez cohérent
à partir du moment où on se comprend sur ce qu'est fondamentalement
un Etat et que l'on se retrouve sur une conviction essentielle : oui il est
possible d'imaginer une société où il n'y aura pas besoin
d'un flic derrière chacun-e pour que ça marche !
Quant à la manière dont fonctionnera une société
communiste dans le détail, cela n'a évidemment pas de sens de
vouloir l'imaginer dès maintenant. Il faudra sans doute écrire
un autre manifeste
avec d'autres générations !
Jean-François
CABRAL